Yvonne Sterk en Arabie : la guérilla via la poésie (Lucas Catherine)

Le parcours d’ Yvonne Sterk, la première femme fédayine européenne, décrit par Lucas Catherine Vereertbrugghen dans le livre “Verre kusten van verlangen” (“Lointains rivages du désir”). 

Yvonne Sterk a débuté sa carrière comme auteure. Elle est née en 1920 et a grandi dans la Campine du Maasland. Son père travaillait à l’administration du charbonnage d’Eisden. Yvonne y allait à l’école, encore en français, à l’époque. Elle n’aimait rien tant que d’être éloignée de chez elle et d’errer dans les bois et les bruyères.

Par frustration, elle s’était mise à écrire, surtout des poèmes sur la nature. En 1944, elle épousait le fils d’un boulanger, pour ensuite déménager à Bruxelles. Il s’avéra que son mari était un propre à rien. La poésie était devenue sa consolation.

À Bruxelles, elle fréquentait les salons littéraires, est devenue membre du Pen Club et a publié ses premiers recueils : Les chemins de l’absence (1953), Le bouleau noir et Pour un même réveil, des poèmes ancrés dans le paysage de la Campine, mais également inspirés par le cosmopolitisme de la région minière.

Opgrimbie en Campine

La nuit parfois est espagnole.
Elle promne ses guitares
dans le mauve pays d’automne.
L’oeil Andalou de pleine lune
se lève ici tout comme autrefois.
Federico Garcia Lorca,
comme l’amour en ce temps là…

La nuit glisse une rose rouge,
du même rouge que ton chant,
dans les cheveux sombres du vent.
Le terreau profond se réveille
au nom qui vibre sous ses doigts.
Jusqu’en ses oiseaux l’arbre bouge
quand la nuit se souvient de toi…

La nature campinoise allait continuer à transparaître, même si, plus tard, ses thèmes allaient être plus arabes. Yvonne bénéficia d’une reconnaissance littéraire et participa à la Biennale internationale de poésie, à Knokke.

Par hasard, dans un journal, elle lut quelque chose sur un poète des plus remarquables, l’émir de Charjah, une principauté sur le golfe Persique. Le cheikh Saqr bin Sultan al Qasimi répondit que, peu de temps auparavant, il avait été en Belgique, pour l’exposition universelle de 1958.

Il l’avait bel et bien visitée. Mais, n’empêche qu’elle était la bienvenue dans son pays « dont on dirait qu’il vient à peine d’être créé par Dieu ». Yvonne répondit que ses bois et bruyères du Limbourg étaient également pareils et elle accepta de bon cœur l’invitation. Sa grande aventure arabe débutait.

Depuis l’avion qui la transportait à Charjah, elle vit surgir la vaste étendue de sable et la côte du Golfe semblait parsemée d’étoiles. À l’atterrissage, toutes ces étoiles se muèrent en palmiers. L’émir n’était pas chez lui. En toute hâte, il était parti pour Beyrouth avec sa femme pour une opération chirurgicale urgente. L’émir Saqr prit toutefois les frais d’avion d’Yvonne à sa charge. Leur rencontre allait avoir d’importantes conséquences poétiques pour elle. Ses répercussions se traduisirent par son recueil Sabil al Ayun, Les désirs de fontaine.

Oasis

Le Prince du silence a dans les yeux des oliviers,
–   O l’été debut dans les fleurs !
Je ne reconnais plus la couleur des pays
où me serrait le coeur
aux pentes des collines

Son sourire out le jour est la fraîcheur de nos vignes.
Dîtes-moi, les graviers tintants
dans les sables blessés se sont-ils endormis
quand s’est éteint le chant
jadis, de mes sandales ?

Maintenant je marche pieds nus dans le parfum des fruits.
Tout enfin me reste à donner.
–   Les désirs de fontaine sont les grands chemins.
Nos rêves sont des oliviers
côte à côte dans le soleil.

Mon prince, le silence et un vin d’île et de vent.
Il reste la première soif
par les pluies à regret défaites de leur ciel.
–   O mon royaume retrouvé !
Je règne dans ses mains.

Debout
              sur la ville de corail
il commande au soleil de replier ses nattes.
Son regard est un pont sur la mer.
             Ouvrez la porte au jour.
Le voici qui vient, brillant et calme,
portant l’espoir comme un jeune faucon.
D’or pur sonne son chant
            sur les rives de santal.
L’amour et la crainte
           fleurissent son nom.
Il est l’EMIR.

Charja

Sur un air lent, un chant arabe,
une rouge libellule danse.
Elle écrit peut-être mon nom
comme on le prononce à Doha.
Peut-être est-ce “n’y va pas,
tout est perles à Sharja,
tout est larmes et recommence”.

Pythonisse libellule,
efface et refais tes écrits
sur cet air lent, ce chant arabe,
danse celle que je suis
du regret et de l’espoir.
Ecris mon nom d’un jour, de sable
et, rouge et bref, mon temps de vie.

Charjah était un tout petit État, qui fait partie aujourd’hui des Émirats arabes unis, un port guère plus grand qu’Ostende.

Sharja se trouve à droite au-dessus, à côté de Dubai

Charja se trouve à droite au-dessus, à côté de Dubai

Dans le temps n’y vivaient que des pêcheurs de perles et des pirates maritimes. La région était alors connue sous le nom de côte des Pirates.

De tout temps, Charjah et ses environs avaient été gouvernés par les Qawasim. Ces pirates s’étaient également établis dans quelques petites îles du Golfe et il y contrôlaient la navigation.

En 1829, sous la pression de leurs canonnières, les Anglais obligèrent les Qawasim à signer un accord définitif de collaboration. Aujourd’hui, en politique, « définitif » ne signifie pas éternel et, en 1965, les Britanniques mirent sous pression l’émir Saqr, précisément celui de rafiqa Yvonne, afin qu’il reconduise le traité.

Il refusa, car les Britanniques voulaient en même temps établir de nouvelles frontières et le priver de sa souveraineté sur les petites îles du Golfe appelées Grande Tunb, Petite Tunb et Abu Moussa.

La navigation à travers le Golfe est d’une importance mondiale, tous les pétroliers en route vers l’Europe y passent.

Tant les Britanniques que les Américains estimaient qu’il valait mieux qu’une telle route maritime stratégique ne soit pas sous l’autorité d’un poète et ancien pirate, mais qu’elle soit plutôt contrôlée par leur allié, le shah d’Iran.

L’émir refusa de céder du territoire à l’Iran, après quoi les Britanniques le destituèrent promptement et l’exilèrent à Bahreïn.

Gamal Nasser, à l’époque figure de proue du nationalisme arabe, lui offrit l’asile. Tout Arabe qui s’opposait à l’impérialisme occidental était plus que bienvenu au Caire. C’est là qu’Yonne le retrouva, en 1966, au cours d’une rencontre internationale d’écrivains.

Petite chanson pour Mouna

Oui ! Oui ! C’est le bonheur
qui part sur sa felouque
son rire est une fleur
et d’ambre est sa chibouque.

Où s’en va-t-il ainsi
quand j’attends qu’il m’embarque
au mitan de midi ?

Où va-t-il ce monarque,
cet Emir en aba,
qui me fit la promesse
de partir avec moi ?
Il s’éloigne et se presse.

Oui, oui c’est le bonheur
qui s’en va sans m’attendre,
mon Sheikh, mon beau Seigneur
au front de coriandre.

Au début des années 1970, le cheikh Saqr en eut assez. Il rassembla une petite armée et débarqua à Charjah dans l’intention de reconquérir son trône et les îles.

Il fut battu par les forces armées des Émirats et emprisonné à Abu Dhabi. On sait peu de chose sur ce qu’il advint de lui par la suite. Chercher sur Internet fournit toutefois une surprise. Sa fille, Cheikha Hind bin Saqr al Qasimi est elle aussi une poétesse et, à l’occasion de la parution de son recueil Wahj al Lahib (L’éclat de la flamme), elle raconta dans une interview que son père lui avait appris à faire de la poésie. C’était un grand poète. C’était.

C’est avec Sabil al Ayun, Les désirs de fontaine, qu’Yvonne Sterk se fit connaître dans le monde arabe.

Et ainsi, en janvier 1967, elle fut invitée par l’université de Bagdad. À l’époque, Bagdad était, après le Caire, la capitale littéraire des Arabes.

Les étudiants l’interrogèrent non seulement sur la littérature, mais aussi sur la politique. Que pensait-elle de la cause palestinienne ? Yvonne dut admettre qu’en fait, elle n’en savait rien. Les choses allaient changer.

En avril 1967, à Beyrouth, elle participa à une conférence internationale de solidarité concernant la Palestine et elle y rencontra des écrivains palestiniens connus comme Ghassan Kanafani et la poétesse Fadwa Tuqan. Le congrès en soi ne lui disait pas grand-chose. Trop officiel et surtout très ennuyeux.

Elle prit le bus de Saïda, au Sud-Liban. Dans cette région, trois cent mille Palestiniens s’entassaient dans des camps de réfugiés. Elle tomba sur un petit groupe d’étudiants palestiniens qui étudiaient dans l’ombre des ruines d’un château des croisés. Les étudiants l’emmenèrent au camp de Nabatiya et, raconte Yvonne,

« c’est là que, pour la première fois, la question palestinienne m’apparut très clairement. L’un des garçons raconta comment, en 1948, ses parents – qui n’étaient pas mariés – avaient acheté une maison à Acre (Akka, ou Akko, en Israël). Tout autour, ils avaient aménagé une roseraie mais, expliquait l’étudiant, mes parents n’ont jamais pu profiter du parfum de ces roses. Avant que les arbustres aient pu fleurir une première fois, ils avaient été chassés. »

Saida

Je t’apporte un tambour de terre.
Des mains pauvres de potier
l’ont tourné à Saida.
Doucement, fais le résonner.
La peau fine de l’agneau
dira l’exil
et le filial espoir
de ces enfants chassés,
qui font, près de la mer,
lever les blés futurs
sur les ruines d’un château croisé…
De Rachaya à Tripoli,
les orangers de la mémoire
parfument
les feux des camps.
Et l’on se parle de la terre
où sont couchés les vieux parents
dans la mémoire millénaire,
comme les cèdres du Liban.
Prends le petit tambour,
délivre sa voix sur la ville,
qui secoue sa poussière
dans l’absence des questions.

En juin 1967 éclata la guerre de Six-Jours et Israël conquit le reste de la Palestine : Gaza et la Cisjordanie. Yvonne rapporta les événements à partir de l’Égypte pour l’agence de presse de l’époque, Opera Mundi.

En mars 1968, elle se rendit en Israël comme journaliste free-lance pour une agence de presse japonaise et elle visita Jérusalem, qui venait d’être conquise. Les Israéliens détruisirent le quartier arabe de Maghrebi et, en lieu et place, y aménagèrent une vaste place ouverte face au mur des Lamentations.

Les cloches sont naïves,
fiancées de la lumière
elles dansent quand, déjà,
ce n’est plus dimanche.

Les piocheurs travaillent
sous la branche de l’olivier
d’un jardin dynamité.
Pierre à pierre tobment les siècles
pour la pierre introuvable de Lévi.

Sous son châle, sous son chapeau,
tu chantes faux, Jérusalem,
mais tu ne peux fausser
la balance du temps.
Les innocents tués
pèsent le même poids
et l’arme des tueurs
est d’un même arsenal.
Un grand espace nu
devant le Mur-des-pleurs
et des danseurs sourds et aveugles
qui ne protège pas l’antique bouclier.

De retour en Belgique, Yvonne Sterk devint membre d’un Comité Palestine : Paix et Justice au Moyen-Orient, en compagnie de Marcel Liebman, Luc Sommerhausen et Isabelle Blum. Des socialistes de gauche et des communistes qui, durant la Seconde Guerre mondiale, se trouvaient dans la résistance et qui, ensuite, soutinrent le FLN algérien dans la guerre anticoloniale contre les Français.

Quand, en France, la répression contre la direction du FLN devint trop sévère, celle-ci se réfugia en Belgique et c’est grâce à ces personnes que ses membres purent se cacher à Bruxelles. Les Algériens leur en seraient éternellement reconnaissants. Chaque année, l’ambassadeur d’Algérie invite les survivants de ce réseau belge dans un restaurant bruxellois, le Tizi Ouzou.

L’Algérie et la Palestine étaient les deux dernières colonies du monde arabe. Elles se soutenaient mutuellement de façon intense. Aussi est-ce à Alger que les membres de Justice et Paix au Moyen-Orient rencontrèrent Yasser Arafat pour la première fois, en décembre 1969.

Mais, au sein du comité, il y avait des signes de mécontentement. Isabelle Blum voulait imposer la ligne du Parti communiste et la majorité des membres estimait qu’elle suivait de trop près la ligne politique étrangère de Moscou. L’Union soviétique ne critiquait pas fondamentalement l’État d’Israël, alors que la plupart des membres du comité le faisaient.

Sous la direction de Luc Sommerhausen, ils fondèrent par conséquent le Comité national Palestine, qui s’appuyait sur le programme politique du Front démocratique pour la libération de la Palestine. C’était une organisation marxiste, créée au début 1969, qui prônait des points de vue intéressants sur une Palestine future.

Il ne fallait pas chercher la clarté dans la plus grande association palestinienne, al Fatah de Yasser Arafat. À la mi-1969, quand je menai toute une série d’entretiens avec d’éminents membres du Fatah, je me heurtai à un fourre-tout très bigarré.

À droite, je parlai avec l’ancien grand propriétaire terrien Nashashibi. Pour lui, la « libération » de la Palestine consistait plutôt en la récupération de ses avoirs fonciers. À l’extrême gauche, je rencontrai Anis Sayigh, qui faisait une analyse maoïste de la situation. Avec un tel éventail d’opinions, on pouvait difficilement s’attendre à beaucoup de clarté de la part du Fatah.

Le Front démocratique différait sur deux points essentiels du reste des treize partis palestiniens qui constituaient l’OLP à l’époque : il voulait une Palestine socialiste et proposait aux Israéliens de langue hébraïque une alternative claire à l’État colonial d’Israël. De ce fait, le FD était attrayant pour de très nombreux progressistes en Europe. Il proposait un État binational, avec l’arabe et l’hébreu comme langues nationales et avec des droits nationaux et culturels complets pour les Palestiniens arabes aussi bien que pour la communauté juive hébraïque. (*)

Aujourd’hui, en 2005, il s’avère que c’est toujours la seule solution réaliste car, entre-temps, les deux peuples se sont encore plus étroitement mélangés : un cinquième des Israéliens sont arabes et quelques centaines de milliers de colons juifs vivent dans les « territoires palestiniens ».

Ce point de programme du FD est en contraste flagrant avec ce que le reste de la résistance palestinienne proposait aux Juifs israéliens : un statut ottoman actualisé, avec des droits religieux et liés aux individus dans un État arabe de Palestine.

Pour montrer clairement que ce ne seraient pas les anciens grands propriétaires fonciers qui allaient déterminer l’avenir de la Palestine, le FD organisait dans ses bases en Jordanie des coopératives où on investissait en commun dans l’agriculture et les équipements sociaux. Les réfugiés palestiniens aussi bien que les paysans jordaniens autochtones pouvaient devenir membres de ces coopératives.

Aussi, en 1970, quand Yvonne Sterk voulut aller passer plus de temps parmi les Palestiniens, est-ce le FD qu’elle rejoignit.

Elle y travailla comme journaliste free-lance, photographe et fedayin.

Yvonne Sterk

Quand les chaînes de TV anglo-saxonnes l’interviewèrent dans une base du FD, elle défraya mondialement la chronique comme « première femme fedayin européenne ».

La télévision belge elle aussi reprit l’interview et cela parut à la une des journaux. Cela ne la fit pas directement aimer de l’establishment qui, à l’époque, se tenait à 100 pour 100 derrière Israël.

Dans son interview, elle parlait des bombardements criminels israéliens au phosphore et aux bombes à fragmentation contre les camps de civils palestiniens. Le même ton se retrouve dans ses poèmes :

Ils étaient tous en moi
et pesaient dans mes os
quand je parlais du vent,
des bleuets, d’un ailleurs…
Mais je n’avançais pas
trébuchant sur l’oubli,
tombant en mon sommeil
comme s’ils étaient tombés
se figeant dans leurs cris.

Il faut, avant la nuit
qui vient à ma rencontre,
que je lave leurs plaies
que je ferme leurs yeux,
les roule dans un drap
le plus frais, le plus blanc,
pour qu’ils puissent dormir
bercés sur mes genoux.

Depuis Amman, Yvonne fit des rapports pour la Ligue arabe et sporadiquement aussi pour un journal ou une revue de Belgique et, pour le Front démocratique, elle y travailla surtout comme photographe.

Sa photo la plus connue deviendra la photo emblématique du Front : une manifestation de paysans palestiniens et jordaniens, en compagnie de jeunes fedayin, dans les rues d’Amman.

Au premier plan, un vieillard qui a apporté ses propres marteau et faucille et qui les brandit triomphalement au-dessus de la tête. À l’époque, le slogan était : “Tariq al yasaar…tariq al nasr”, ou « la voie de gauche est la voie vers la victoire ».

De temps en temps, la nostalgie remonte dans ses poèmes et elle écrit sur sa région natale, sur la bruyère campinoise :

Pourquoi ce crépuscule
qui flambe sur Damas
vole-t-il sa splendeur
au pays du genêt ?

En 1971, Yvonne Sterk est retournée en Belgique.

La situation au Moyen-Orient avait nettement empiré. Au cours du mois de Septembre noir, les troupes de Bédouins du roi Hussein avaient éliminé en grande partie les fedayin en Jordanie. Ceux qui le pouvaient encore s’enfuyaient au Liban.

En Belgique, Yvonne milita au sein du Comité national Palestine et elle s’identifia à la cause palestinienne. Elle y donnait des conférences, allant même jusqu’en Suisse. Elle prit sous sa tutelle un jeune Palestinien, aujourd’hui ingénieur en Espagne.

Le fils

Le fils qui ne m’est pas venu,
Fatima l’avait mis au monde
sur la plage des mimosas.

C’était en l’an cinquante-trois ;
Il fut déposé par cette autre
dans une crèche à Gaza.

A vingt ans je l’ai reconnu ;
il arrivait à ma rencontre
pour se réfugier dans mes bras.

Tant je l’avais porté en moi,
qu’il était à ma ressemblance :
sous le soleil brûlant de froid.

Il partit aussitôt venu,
faisant de moi comme au Calvaire,
une mater-dolorosa.

Yvonne reprit ses activités à la biennale de poésie de Knokke et fit en sorte que quelques grands auteurs arabes y soient invités : Ghassan Kanafani, Fadwa Tuqan et le prince de la poésie arabe moderne, Adonis. Kanafani n’arriverait jamais à Knokke. Les services secrets israéliens l’assassinèrent en 1972, devant son domicile à Beyrouth.

En 1972, Yvonne collabora à un documentaire sur les cours d’eau du Sud-Liban et sur leur importance stratégique dans l’approvisionnement en eau de la région.

C’est ainsi qu’elle entra en contact avec le dirigeant des Druzes libanais Kamal Joumblatt, qui était en même temps président du Parti socialiste et porte-parole de la gauche libanaise.

Elle devint sa secrétaire privée et sa partenaire de discussion à propos des religions. Les Druzes sont une secte ésotérique. Leur foi est née au onzième siècle en tant que scission de l’islam chiite.

Le nombre de Druzes est fixé à jamais. Il n’en vient pas de nouveaux et il n’en disparaît pas. Leur nombre est constant. Chaque mort est directement réincarné en un nouveau Druze. L’utime réincarnation consiste en une unification avec l’Intellect universel.

De par sa foi druze, Kamal Joumblatt était très intéressé par l’hindouïsme. En compagnie de Joumblatt et de son amie française, Yvonne se rendit à plusieurs reprises en Inde pour y étudier l’hindouïsme. Les gourous étaient alors très recherchés.

En tant que secrétaire privée, Yvonne vécut quelques années au palais de la famille Joumblatt, à Mukhtara.

Depuis des générations, les Joumblatt sont les dirigeants religieux et politiques des Druzes libanais. Le palais de Mukhtara a été construit en 1811 par l’émir Bashir Joumblatt. Les voyageurs le décrivaient à l’époque comme une succession de grandes salles, de cours intérieures, de fontaines, de bains, de jardins suspendus et de vastes chambres fraîches.

Kamal y naquit en 1916. À l’âge de cinq ans, il perdit son père et il était trop jeune pour lui succéder. Sa mère Sitt Nazira assuma la direction de la communauté et s’opposa à la colonisation du Liban par les Français. Kamal lui succéda en 1943.

La religion druze est moins misogyne que d’autres religions du Moyen-Orient. Pourtant, le séjour d’Yvonne à Mukhtara fit sensation. Les Druzes autour de Kamal la surnommèrent la seconde Lady Hester.

Lady Hester

Il faudrait mourir à Palmyre
quand on est reine du vent.
Mais rien n’est de ce qu’on désire,
On l’a mise en terre au Liban.

Parfois revient-elle à Palmyre
par la piste des revenants ?
A minuit la lune conspire
à mêler hier et avant.

Est-ce la soie de son turban
Qui miroite ainsi sur la mer ?
Et n’est-ce pas son cafetan
Qu’agitent les remous de l’air ?

Je m’imagine, lorsque je rêve
à Palmyre en me souvenant,
que la rouge fleur de ses lèvres
fut la rose du Soristan

Lady Hester Stanhope (1776-1839) était une dame de la noblesse britannique nourrissant des idées religieuses passablement bizarres. Elle pensait qu’elle était prédestinée à devenir l’épouse d’un nouveau Messie et elle s’établit au Moyen-Orient, où elle s’habilla et se comporta comme un homme.

En tant que femme, elle traversa seule le désert pour se rendre dans la ville en ruine de Palmyre. Cela fit assez impression sur les cheikhs bédouins locaux qui, au lieu de piller sa caravane selon leur vieille habitude, la surnommèrent « malika Hester », la reine Hester.

Plus tard, elle alla vivre parmi les Druzes au Liban et s’y lia d’amitié avec l’émir Bashir II. Elle mourut dans la solitude, entourée d’au moins trente serviteurs, en son château de Djoun, dans les montagnes qui entourent Saïda.

En 1970, quand la résistance palestinienne fut chassée de Jordanie, elle installa son quartier général au Liban.

La bourgeoisie libanaise chrétienne de droite ne vit pas débarquer ces musulmans et révolutionnaires d’un bon œil. La gauche libanaise si. Il se forma un important front national-progressiste de soutien à la révolution palestinienne.

Kamal Joumblatt se posa en dirigeant de ce front. Il le resta d’ailleurs après le déclenchement de la guerre civile. Cela lui valut toute une série d’ennemis, même en dehors du Liban. Le 16 mars 1977, il fut assassiné.

Le 16 mars 1977
 

Le piège était tendu :
au tournant de la route
les vignes arbitraient
les tueurs à l’affût.

Mais ils ne savaient pas
qu’il s’était levé tôt,
avait réglé ses comptes
avec l’heure, le lieu
et avec ses valets.

Ils ne pouvaient pas savoir
que l’on ne peut tuer
un homme qui déjà
était mort à lui-même.

Celui qui gisait là
n’était plus qu’une image
offerte en souvenir
d’un Lazare inconnu.

Cela signifia la fin du séjour d’Yvonne au Liban et son retour en Belgique.

Yvonne est retournée vivre dans une petite maison de la cité minière d’Eisden, de nouveau parmi les genêts et le sable de la bruyère.

Bibliographie

Les chemins de l’absence, poèmes, Éditions Debresse, Paris, 1954
Le bouleau noir, poèmes,
Éditions Le Coup de Lune, Bruxelles, 1955
Choix de poèmes,
Éditions L’anthologie de l’audiothèque, Bruxelles, 1961
Les désirs de fontaine,
poèmes, Éditions Unimuse, Tournai, 1965
Pour un même réveil,
poèmes, Éditions André De Rache, Bruxelles, 1965
Le rempart de sable,
Amay : L’Arbre à Paroles, 2002. Préface de Jean Dumortier.


Extrait du livre de Lucas Catherine Vereertbrugghen “Verre kusten van verlangen” (“Lointains rivages du désir”), EPO, 2005

Traduction :  Jean-Marie Flémal.
Publication avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Yvonne Sterk est décédée le 27 juillet 2012, à l’âge de 92 ans, dans une maison de repos.

(*) NDLR : Une critique sévère est faite à propos de l’évolution du Front Démocratique dans l’article : Après Wadie Haddad : La «guerre contre la terreur» et la résistance

Le Front démocratique pour la libération de la Palestine figurait initialement sur la « liste des terroristes » en tant qu’opposant au processus d’Oslo ; il a été retiré en 1999, suite à des garanties prétendument reçues par les États-Unis par l’entremise du président de l’AP Arafat, dans le cadre des pourparlers en cours, garanties selon lesquelles le FDLP était désormais disposé à revoir son approche politique d’Oslo, de l’Autorité palestinienne et de l’État israélien.

Lucas Catherine

Lucas Catherine

Lucas Catherine est un auteur bruxellois spécialiste du monde arabe, de la colonisation, des relations entre civilisation occidentale et autres cultures. Il a vécu à Khartoum, Rabat et Dar es Salam.

Parmi ses nombreux livres : « L’Islam à l’usage des incroyants » (EPO, 1998), « Palestine, la dernière colonie ? » (EPO 2003), « Gaza » (EPO, 2009), « Promenade au Congo : petit guide anticolonial de Belgique » (CADTM, 2010), « Le lobby israélien » (EPO, 2011).

Trouvez ici d’autres articles de Lucas Catherine, publiés sur ce site.

Trouvez ici d’autres textes, poèmes d’Yvonne Sterk ou articles la concernant, également publiés sur ce site

 

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