« Autodétermination » juive ou suprématie juive ?

Le fait qu’Israël invoque de plus en plus fréquemment le droit à « l’autodétermination des juifs » comme ayant toujours été un fondement du mouvement sioniste est réfuté par l’Histoire.

Des enfants palestiniens sur le toit d'un immeuble à Jérusalem-Est. (Photo Anne Paq, Activestills). Ces dernières décennies, le gouvernement israélien a été obsédé par le nombre en baisse des Juifs israéliens et ceux en hausse des Palestiniens. C’est à la lumière de ces réalités que les propagandistes sionistes et israéliens se sont mis à parler de plus en plus d’« autodétermination juive ».

Des enfants palestiniens sur le toit d’un immeuble à Jérusalem-Est. (Photo Anne Paq, Activestills). Ces dernières décennies, le gouvernement israélien a été obsédé par le nombre en baisse des Juifs israéliens et ceux en hausse des Palestiniens. C’est à la lumière de ces réalités que les propagandistes sionistes et israéliens se sont mis à parler de plus en plus d’« autodétermination juive ».

 

Joseph Massad, 22 novembre 2022

Le mois dernier, la Ligue anti-diffamation (ADL), l’une des organisations pro-israéliennes les plus tonitruantes des États-Unis, sortait un rapport répétant la définition relativement récente du sionisme en tant que « mouvement pour l’autodétermination et le statut d’État du peuple juif dans sa patrie ancestrale, la terre d’Israël ».

Prétendant que « l’antisionisme rejette Israël en tant que membre légitime de la communauté des nations et réfute le droit des juifs à l’autodétermination et à l’établissement d’un État sur la terre d’Israël », l’ADL conclut que « l’antisionisme est antisémite dans l’intention ou dans les faits ».

Sans vouloir en démordre, la directrice de l’Institut sur les Droits humains et l’Holocauste, la professeure Anne Bayefsky, est même allée plus loin encore la semaine dernière dans sa condamnation du récent rapport publié par la Commission d’enquête internationale indépendante de l’ONU sur les Territoires palestiniens occupés et Israël.

Assimilant les Nations unies à l’Inquisition, Mme Bayefsky a insisté en disant que « les inquisiteurs (…) ont décidé que l’assassinat de six millions de juifs qui n’avaient pas l’autodétermination et la protection d’un État juif était sans rapport » avec l’enquête de l’ONU sur les violations israéliennes des droits humains palestiniens.

Il semble que le fait de n’avoir pas accordé plus tôt « l’autodétermination juive » aux colons juifs en Palestine avait été la toute première cause de l’Holocauste.

En effet, comme semble le suggérer la logique de Mme Bayefsky, l’Holocauste peut expliquer, sinon justifier, les actuelles violations par Israël des droits humains palestiniens. C’est probablement la raison pour laquelle elle reproche à la Commission de l’ONU d’ignorer la chose dans son rapport.

Mme Bayefsky conclut que « cette ‘enquête’ de l’ONU … [ainsi que] ses créateurs, facilitateurs et détenteurs de mandats sont enclins à la diabolisation et à la délégitimation d’Israël et de l’autodétermination du peuple juif – [autrement dit, présentent] le visage de l’antisémitisme moderne ».

Il n’y a guère là de nouvelles lignes d’argumentation, mais elles acquièrent une importance spéciale dans le sillage de la Loi fondamentale israélienne de 2018, la fameuse loi de l’État-nation, qui stipule que « la terre d’Israël est la patrie historique du peuple juif, là où l’État d’Israël a été établi », et que « l’État d’Israël est le foyer national du peuple juif, là où il remplit son droit naturel, culturel, religieux et historique à l’autodétermination » et, finalement, que « le droit d’exercer l’autodétermination nationale dans l’État d’Israël est unique au peuple juif ».

Mais il n’y a pas qu’Israël, ou ses organisations israéliennes et américaines de lobbying qui avancent le terme d’« autodétermination » ; d’autres le font aussi, tel l’intellectuel américain Michael Walzer, qui prétend assez bizarrement, pour ne pas dire de façon anachronique, que le résultat de l’établissement sioniste d’une colonie de peuplement juive signifie que, « aujourd’hui, l’autodétermination juive, impossible pendant près de deux mille ans, est un fait de tous les jours ».

L’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (AIMH ou IHRA), dont le siège est en Europe et dont la définition de l’antisémitisme a été adoptée par les EU et l’Union européenne, insiste également en disant que « refuser au peuple juif son droit à l’autodétermination, p. ex. en prétendant que l’existence d’un État d’Israël est une entreprise raciste », est une forme d’antisémitisme.


Pas de trace historique

Le fait qu’Israël invoque de plus en plus fréquemment le droit à « l’autodétermination des juifs » comme ayant toujours été un fondement du mouvement sioniste et du colonialisme de peuplement juif en Palestine, et une base pour refuser l’autodétermination aux Palestiniens, est toutefois réfuté par l’Histoire, qui ne fournit aucune preuve de son recours dans le passé.

Comment, dans ce cas, le concept de « l’autodétermination juive » en tant que principal argument déployé ces dernières années par Israël, ses lois et ses alliés américains et autres spécialistes académiques du marketing, s’est-il développé et en est-il venu à supplanter le droit des Palestiniens autochtones à l’autodétermination ?

Depuis le début de leur guerre contre le peuple palestinien, les idéologues sionistes n’ont pas plaidé pour l’autodétermination juive mais plutôt cherché à délégitimer le droit des Palestiniens autochtones à la leur. Dans la tradition de toutes les puissances coloniales qui niaient que les colonisés fussent une nation, les sionistes se sont mis à nier le statut de nation des Palestiniens.

Lors de la Conférence de la Paix, à Paris, à la fin de la Première Guerre mondiale, l’Organisation sioniste (OS), n’avait pas invoqué le moindre droit « juif » à l’autodétermination, même si celle-ci avait fait fureur durant toute la conférence, avec des peuples colonisés du monde entier qui affirmaient ce droit à se libérer eux-mêmes du joug colonial.

Au lieu de cela, l’OS avait prétendu que la Palestine était « le foyer historique des juifs (…) et, à travers les époques, ils n’ont jamais cessé de chérir le désir et l’espoir d’un retour ».

Les présomptions sur lesquelles l’OS avait bâti son argumentation comprenaient les allégations antisémites imaginaires de ce que, tout au long de l’histoire, les juifs ont formé une seule race et partagé un seul sang, ce qui en faisait un seul peuple et une seule nationalité, et qu’ils n’étaient pas des Européens, mais des étrangers descendant des anciens Hébreux palestiniens.

Au contraire des sionistes, les Palestiniens ont toujours invoqué leur droit à la terre comme base de leur revendication anticoloniale contre le sionisme. Ce fut le cas depuis le début de la menace sioniste, particulièrement après la Déclaration Balfour, quand les Palestiniens invoquèrent leur droit à l’autodétermination dans leurs appels à la Conférence de Paris.

Il importe au plus haut point de faire remarquer que, contrairement à l’emploi le plus récent et sans cesse accru par les sionistes de la notion d’autodétermination juive, ni le premier Congrès sioniste de 1897, ni la Déclaration Balfour de 1917, ni le Mandat palestinien de 1922 n’utilisaient le langage des « droits », et surtout pas du droit à l’autodétermination.

Le Programme sioniste de Biltmore, en 1942, parlait du droit des juifs à « l’immigration et installation en Palestine », mais pas à l’autodétermination. La déclaration sioniste de 1948 de l’établissement de l’État d’Israël, à l’instar du Programme de Biltmore, défendait le droit juif à la Palestine, mais ne mentionnait en aucun cas une quelconque autodétermination juive.


Le rejet des droits palestiniens

Contrairement à son absence remarquée dans les documents sionistes et prosionistes, le droit à l’autodétermination a été une revendication clé des Palestiniens et de leurs partisans internationaux – un fait connu et cité par les sionistes. En 1924, David Ben-Gourion y a fait explicitement référence :

« La communauté arabe dans le pays a le droit à l’autodétermination, ou autogouvernance (…) L’autonomie nationale que nous revendiquons pour nous-mêmes, nous la réclamons aussi pour les Arabes. Mais nous n’admettons pas leur droit de gouverner sur le pays au point que le pays ne soit pas bâti par eux et qu’il attende toujours les gens qui le travailleront. Ils n’ont aucun droit ou prétention à interdire ou contrôler la construction du pays, la restauration de ses ruines, la productivisation de ses ressources, l’expansion de sa zone cultivée, le développement de sa culture, la croissance de sa communauté agricole. »

En mars 1930, Chaim Weizmann, le chef de l’Organisation sioniste, a exprimé son opposition à l’autodétermination palestinienne, en affirmant que les

« droits que le peuple juif s’était adjugés en Palestine [par le Mandat britannique] ne dépendaient pas du consentement, et ne pouvaient être soumis à la volonté, de la majorité de ses habitants présents ».

Weizmann était clair en affirmant que lorsque les Britanniques promettaient aux sionistes un foyer national en Palestine, « l’accord des Arabes palestiniens n’était pas requis ». La raison pour laquelle le consentement palestinien n’avait aucune importance, ajoutait-il, était à porter au compte de la nature « unique » de la « connexion » juive à la Palestine.

Il a prétendu ensuite que les Palestiniens eux-mêmes ne pouvaient « être considérés comme possédant le pays dans le sens où les habitants de l’Irak ou de l’Égypte possèdent leurs pays respectifs ». Leur accorder l’autodétermination ou l’autogouvernance ou une « Assemblée législative » (…) reviendrait à assigner le pays à ses habitants actuels », et à annuler « de façon sournoise », l’engagement de la Déclaration Balfour envers un foyer national juif en Palestine.

Après l’établissement d’Israël comme colonie de peuplement à une époque d’anticolonialisme, les apologistes sionistes se sont mis de plus en plus à prétendre que le sionisme était en fait le « mouvement national de libération » du peuple juif – une nouvelle ligne de propagande popularisée par le sioniste tunisien antipalestinien Albert Memmi au milieu des années 1960.

Légende photo : Les forces sécuritaires israéliennes contrôlent les colons juifs en route pour aller visiter la tombe d’Othniel ben Kenaz dans la zone contrôlée par les autorités palestiniennes à Hébron, le 19 novembre 2022. (Photo : AFP)

Plus récemment, ils se sont mis à invoquer le droit de « l’autodétermination juive » pour affirmer leurs prétentions coloniales à la terre des Palestiniens.

C’est important puisque la déclaration de l’ADL insiste pour dire que ce n’est pas le droit de l’autodétermination juive, que les antisionistes dénient, mais plutôt son exercice sur la terre des Palestiniens, que l’ADL appelle « la terre d’Israël », et pas même « l’État d’Israël ».

C’est également important pour l’allégation de Walzer affirmant que les juifs, en tant qu’héritiers des anciens Hébreux, se sont vu refuser l’autodétermination juive durant pas moins de 2000 ans.

Dans les années 1970, quand l’OLP a renouvelé l’appel au peuple palestinien à concrétiser son droit à l’autodétermination, que les Palestiniens réclamaient depuis 1919, Israël s’y était opposé en faisant valoir une prétendue « autodétermination israélienne [lisez : juive] ».

La chose allait être exprimée en septembre 1972 par le ministre israélien des Affaires étrangères, le Sud-Africain Abba Eban (né Aubrey Solomon), qui déclarait que

« l’autodétermination israélienne devrait prendre la priorité morale et historique sur l’autodétermination palestinienne, bien qu’elle ne la domine pas entièrement ».

La reconnaissance d’Eban revient aux affirmations et déclarations de Ben-Gourion et Weizmann depuis les années 1920, qui avait conféré au droit juif de conquête de la Palestine la supériorité sur le droit palestinien à l’autodétermination.


L’altération de la démographie

Ces dernières décennies, le gouvernement israélien a été obsédé par le nombre en baisse des Juifs israéliens et ceux en hausse des Palestiniens. Sa stratégie d’altération de ces caractéristiques démographiques s’est avérée un échec total. C’est à la lumière de ces réalités que les propagandistes sionistes et israéliens se sont mis à parler de plus en plus d’« autodétermination juive ».

Si, pour les dirigeants sionistes, le droit juif de conquête et de colonisation de la Palestine a pris la priorité sur l’autodétermination palestinienne entre les années 1920 et 1970, ce qui explique pourquoi les sionistes ne permettraient jamais aux Palestiniens de l’exercer, aujourd’hui, les Palestiniens, comme l’a déclaré la Knesset en 2018, n’ont pas du tout ce droit.

Rien de ce qui est stipulé dans la Loi fondamentale de 2018, toutefois, n’est nouveau idéologiquement ou dans les termes de quelqu’une des politiques poursuivies par Israël et le mouvement sioniste depuis les années 1920. La référence de la loi à la « terre d’Israël » plutôt qu’à l’État d’Israël comme « patrie du peuple juif », à laquelle la récente réaffirmation de l’ADL est identique, anticipe et signale le contrôle éternel de la minorité coloniale juive israélienne sur l’ensemble de la Palestine historique.

L’ADL, c’est-à-dire les spécialistes académiques américains du marketing d’Israël, et les responsables israéliens parlent du prétendu droit juif à l’autodétermination comme supérieur au l’autodétermination palestinienne afin de sauvegarder le projet colonial sioniste et la suprématie juive en Israël.

L’hypocrisie, toutefois, se situe chez les libéraux juifs et chrétiens américains et européens, quels que soient leurs homologues juifs israéliens, qui feignent d’être choqués à propos de la loi sur l’État- nation et des dernières élections de la semaine, qui ont ramené Benjamin Netanyahou et ses alliés religieux sionistes au pouvoir et que les libéraux occidentaux considèrent, quoi qu’il en soit, comme davantage suprémacistes juifs que Ben-Gourion, Weizmann, Eban ou tout autre dirigeant d’Israël.

La semaine dernière, Dahlia Scheindlin, une politologue américaine, a publié dans The New York Times un article mettant en exergue les échecs de la « démocratie » israélienne. Elle est davantage ennuyée à propos de l’illibéralisme récent d’Israël qui, d’après elle, a débuté en 2009 quand Benjamin Netanyahou est venu au pouvoir :

« L’apex (le sommet, NdT) de cette frénésie législative illibérale a été la ‘loi sur l’État-nation’ de 2018, une nouvelle Loi fondamentale qui élevait les juifs à un statut supérieur à celui de tous les autres citoyens. »

Mais les juifs avaient déjà un statut supérieur, consacré par l’auto-déclaration d’Israël en tant qu’« État juif » en 1948, et débutant juridiquement par la Loi du Retour (1950), la Loi sur les Propriétés des Absents (1950), la Loi sur les Propriétés de l’État (1951), la Loi sur la Citoyenneté (1952), la Loi sur l’Administration de la Terre d’Israël (1960), la Loi sur la Planification et la Construction (1965), entre autres, sans parler de l’appel à la priorité des droits coloniaux sur les droits autochtones palestiniens telles qu’elle fut exprimée par Ben- Gourion, Weizmann et Eban.

L’invocation de « l’autodétermination juive » sur la terre des Palestiniens depuis les années 1970 a été le principal camouflage utilisé pour embellir le régime en place de la suprématie juive en Israël. Toutefois, ni la Loi de l’État-nation ni le nouveau gouvernement suprémaciste juif d’Israël ne signalent un changement, majeur ou mineur, dans le statut actuel des Juifs ou des Palestiniens en Israël et dans les territoires qu’il occupe.

Le seul changement réside dans le caractère explicite de l’engagement israélien en cours envers la suprématie juive. La panique que cela a créée chez les libéraux israéliens et chez les libéraux américains et européens pro-israéliens tient à leur compréhension de ce qu’aucune touche de répétition de la notion d’« autodétermination juive » et d’appel à cette notion ne pourra plus détricoter cet engagement explicite envers la suprématie juive.

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Joseph Massad est professeur de politique arabe moderne et d’histoire intellectuelle à l’université Columbia de New York. Il est l’auteur de nombreux livres et articles universitaires et journalistiques. Parmi ses livres figurent Colonial Effects : The Making of National Identity in Jordan, Desiring Arabs, The Persistence of the Palestinian Question : Essais sur le sionisme et les Palestiniens, et plus récemment Islam in Liberalism. Citons, comme traduction en français, le livre La Persistance de la question palestinienne, La Fabrique, 2009.

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Publié le 22 novembre 2022 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

 

 

 

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