Martin Luther King, Ahmad Sa’adat et les prisonniers politiques
Au cours de la semaine annuelle d’action (du 14 au 24 janvier) pour la libération d’Ahmad Sa’adat, il incombe à tous les activistes de la solidarité de tenir compte de ses propos ainsi que de ceux, non épurés, de Martin Luther King.
Benay Blend, 10 janvier 2023
En août 1963, Martin Luther King Jr. rédigea une lettre de réponse à une déclaration publique dans laquelle huit dirigeants religieux blancs du Sud des États-Unis faisaient état de leur inquiétude et de leur prudence. Le 16 janvier 2023 marque l’anniversaire de la naissance de King, et il est célébré chaque année comme un jour férié fédéral dans tous les États-Unis. En réponse à l’accusation de ce que les problèmes dans le Sud étaient provoqués par « l’agitation extérieure », King répondit par sa phrase bien connue : « L’injustice en tout lieu est une menace à la justice en tout lieu », et ce, autant à Birmingham qu’à Atlanta où il vivait.
« Nous sommes pris dans un réseau de réciprocité dont on ne peut s’échapper », poursuivait King,
« liés tous ensemble dans le seul et unique vêtement de la destinée. (…) Toute personne qui vit à l’intérieur des États-Unis ne peut jamais être considérée comme quelqu’un du dehors. »
En 2022, l’axiome de King devrait s’étendre et inclure l’oppression partout dans le monde et en particulier dans la Palestine contemporaine.
L’an dernier, les forces d’occupation israéliennes ont arrêté approximativement 7 000 Palestiniens, ce qui en a fait les 12 mois les plus meurtriers depuis 2005 pour ceux qui vivent sous l’occupation. En Palestine, la détention est censée briser l’esprit de la résistance.
Selon James Patrick Jordan, Eduardo Garcia et Natalia Burdyńska-Schuurman, l’emprisonnement politique aux États-Unis sert également d’« outil de répression raciste » qui cible en dehors de toutes proportions les gens de couleur ainsi que les autres participants de la lutte antiraciste. En décembre 2022, l’Alliance for Global Justice (Alliance pour la justice mondiale) compilait une liste de prisonniers politiques (aux EU, ndlr) qui illustre la façon dont l’histoire américaine, comme celle de l’État sioniste, a été « fondée et a progressé » sur le dos des institutions racistes.
Parmi les détenus à long terme dans les prisons israéliennes, le secrétaire général du front populaire pour la libération de la Palestine, le dirigeant révolutionnaire Ahmad Sa’adat, ou « Abou Ghassan », a attiré l’attention en raison de son extraordinaire sumud (détermination) et de sa résistance de principe.
Après son arrestation, Sa’adat avait écrit :
« Le Quartette (les EU, l’UE, la Russie et l’ONU) fournit une couverture à l’occupation. Ce qui s’est passé à la prison de Jéricho a fait des gouvernements britannique et américain une partie intégrante du conflit et a enterré à jamais toute illusion de leur neutralité ».
Il faisait allusion ici aux gardes américains et britanniques qui avaient abandonné leurs postes, permettant ainsi aux forces israéliennes d’envahir la prison, d’enlever Sa’adat et quelques autres, de tuer deux détenus et d’en blesser 23 autres.
À l’occasion du 1er mai 2017, Sa’adat envisagea le mouvement comme une lutte contre l’exploitation de classe, l’impérialisme et le fascisme où qu’ils puissent exister.
« Notre message aujourd’hui s’adresse à toutes les forces révolutionnaires en Amérique latine et en Afrique, aux Philippines, en Turquie et en Grèce »,
écrivait-il,
« dans tous les foyers de misère et villes en lutte de partout : Le Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP) est à vos côtés le 1er mai. »
Sa’adat concluait en appelant à
« l’alliance de gauche la plus large possible afin d’affronter le camp de l’exploitation et le capital et de construire l’alternative, une société socialiste. »
De même, dans une lettre datée de décembre 1967, le Dr King étendait le mouvement des droits civiques en y incluant non seulement « les dépossédés de cette nation – les pauvres, tant blancs que noirs », mais aussi tous les opprimés du monde entier. De la même façon que Sa’adat percevait le camp palestinien comme l’incubateur de la révolution et de l’intifada populaire, le Dr King croyait que le « noir américain » allait servir d’
« avant-garde d’un combat prolongé qui pourrait changer l’aspect du monde, si des milliards de déshérités ébranlaient et transformaient la terre dans leur quête de vie, de liberté et de justice ».
Il y a des similitudes entre le mouvement des droits civiques de King et l’appel de Sa’adat, depuis sa cellule de prison, en faveur d’un mouvement anticolonial mondial. Selon le professeur Rabab Abdulhadi, la justice est « indivisible », ce qui veut dire que, d’une part, chaque lutte est unique et mérite de ce fait qu’on la considère en propre, alors que, d’autre part, l’injustice est partout un danger pour tous ceux qui sont impliqués dans le combat pour la justice sociale.
Par conséquent, alors que la lutte anticoloniale est universelle, chaque mouvement a sa propre histoire, variant selon les différences dans le développement historique, les stratégies préférées, ainsi que son opposition. Le Dr King ne s’est jamais écarté de sa stratégie de prédilection : la désobéissance civile.
« La protestation non violente doit désormais mûrir à un nouveau niveau afin de correspondre à l’impatience accrue des noirs et à la résistance renforcée des blancs »,
écrivait-il en 1967.
« Le niveau supérieur est la désobéissance civile massive »
et il espérait qu’à un certain point elle allait interrompre le fonctionnement de la société.
On peut se demander s’il aurait changé d’avis s’il lui avait été permis de voir le pays devenir bien moins désireux d’assister aux manifestations avec un regard bienveillant. Comme le fait remarquer Alexis Madrigal, King était un maître dans l’utilisation des médias à son propre avantage mais les réseaux avaient leur propre « vision étriquée » de ce qu’allait devoir réaliser le mouvement des droits civiques.
La souffrance des noirs, explique Madrigal, servait de message acceptable aussi longtemps que c’étaient les blancs qui choisissaient de conférer aux noirs un minimum de liberté.
« Ce qui n’était pas acceptable »,
conclut-il,
« c’était que les noirs revendiquent le pouvoir par tous les moyens nécessaires. »
La stratégie de King le servit très bien jusqu’en avril 1967, quand il commença à s’exprimer contre la guerre au Vietnam, qui ôtait des fonds à la guerre contre la pauvreté aux États-Unis mêmes.
« Je savais que je n’aurais plus jamais pu élever ma voix contre la violence des opprimés dans les ghettos sans être m’adresser clairement tout d’abord au plus grand pourvoyeur de violence aujourd’hui dans le monde : mon propre gouvernement »,
réprimandait King en des termes qui devraient faire partie aujourd’hui de toute parole en son honneur.
« Pour que fonctionne la non-violence », disait feu Kwame Ture (Stokely Carmichael),
« vos opposants doivent avoir une conscience. »
Après avoir passé toute sa vie sous une occupation brutale, Sa’adat comprenait très bien que l’occupant n’avait pas de conscience dans sa poursuite du nettoyage ethnique. Dans une lettre de 2015 depuis la prison de Nafha, il appelait toutes les forces populaires à
« soutenir et approfondir l’intifada croissante et à appuyer sa continuation dans la vie quotidienne, en modifiant la nature des relations entre l’occupation et le peuple palestinien ».
De plus, il insistait pour qu’il soit mis
« un point final définitif à la voie d’Oslo, y compris à toutes les relations avec l’occupation ».
La trajectoire de Sa’adat, en ce sens qu’elle est concentrée sur une révolution plutôt que sur des négociations, s’oppose à celle de King, qui favorisait l’intégration afin d’obtenir des droits civiques au sein même du système. Pour les Palestiniens, ce serait impossible, étant donné la nature de l’occupation.
Le 25 décembre 2022, Samidoun, le réseau international de solidarité avec les prisonniers palestiniens, réimprimait un appel palestinien à participer à une campagne internationale marquant le 21e anniversaire de l’enlèvement de Sa’adat. Démarrant le 15 janvier 2023 et se déroulant jusqu’au 24 janvier, cette semaine honorera aussi les martyrs de l’opération « Plomb durci » (2008), l’offensive particulièrement violente des sionistes contre Gaza, laquelle avait été lancée le lendemain du procès du camarade Sa’adat.
Samidoun disait :
« Ahmad Sa’adat et le mouvement des prisonniers résistent sur les lignes de front de la lutte et ils méritent nos efforts, notre travail et notre initiative via toutes formes de solidarité et de soutien. »
L’appel vient à un moment crucial, puisqu’Itamar Ben-Gvir va devenir incessamment « ministre de la Sécurité intérieure » du projet sioniste et que, parmi ses attributions, figurent les dossiers des prisonniers. En effet, inquiet de ce qu’une haute cour pourrait être favorable à de meilleures conditions de détention, Ben-Gvir a récemment visité la prison de Nafha pour s’assurer que ces conditions n’avaient pas été améliorées pour les prisonniers palestiniens.
En 2010, Charlotte Kates, activiste de la solidarité avec la Palestine et coordinatrice internationale de Samidoun, écrivait ce qui suit :
« Il appartient à ceux d’entre nous qui se dresseraient en solidarité avec les prisonniers palestiniens de reconnaître que la détention administrative est un élément d’un système tout entier qui existe pour étayer l’occupation et miner l’existence, la résistance et l’organisation des Palestiniens. Afin de construire la solidarité, nous devons refuser d’accepter comme normale ou légitime la criminalisation par l’occupation israélienne de la résistance et de la politique palestiniennes. »
Aujourd’hui plus que jamais, la solidarité est importante au vu de ce que va contrôler le gouvernement « voyou » nouvellement élu (comme dit Ilan Pappé). Tout en reconnaissant qu’aucune entité précédente n’a jamais respecté les droits palestiniens, Pappé prévient que ce nouveau gouvernement a l’intention d’accomplir le but du projet sioniste, qui est
« d’avoir la plus grande surface possible de la Palestine historique avec le moins de Palestiniens possible ».
En 2018, Sa’adat écrivait dans l’introduction d’une réédition du Suicide révolutionnaire de Huey Newton :
« Qu’ils s’appellent Mumia Abu-Jamal, Walid Daqqa ou Georges Ibrahim Abdallah, les prisonniers politiques derrière les barreaux peuvent et doivent être une priorité pour nos mouvements. (…) Les prisonniers politiques ne sont pas simplement des individus : ils sont les dirigeants de la lutte et du travail d’organisation entre les murs de la prison, qui contribuent à rompre et démanteler les barreaux, les murs, les chaînes qui agissent en vue de nous séparer de nos peuples et comités en lutte. Ils font face à l’isolement répété, au confinement solitaire, aux tortures cruelles de l’occupant et du geôlier qui cherchent à briser la volonté du prisonnier et sa profonde connexion avec son peuple. »
Au cours de la semaine annuelle d’action (du 14 au 24 janvier) pour la libération d’Ahmad Sa’adat, il incombe à tous les activistes de la solidarité de tenir compte de ses propos ainsi que de ceux, non épurés, de Martin Luther King.
*****
Benay Blend a décroché son doctorat en Études américaines à l’Université du Nouveau-Mexique. Ses travaux universitaires portent sur : Douglas Vakoch et Sam Mickey, Éditeurs (2017), « Neither Homeland Nor Exile are Words : Situated Knowledge in the Works of Palestinian and Native American Writers » (Ni patrie ni exil ne sont des mots : Connaissance située dans les œuvres d’auteurs palestiniens et américains autochtones).
*****
Publié le 21 novembre 2021 sur The Palestine Chronicle
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine