Les munitions non explosées de Masafer Yatta : des bombes à retardement
Muhammad Tibneh n’oubliera jamais l’incident qui a changé sa vie alors qu’il faisait paître ses moutons dans les pâturages de Masafer Yatta, au sud d’Hébron, en Cisjordanie occupée.
Fayha’ Shalas, 24 août 2023
Il y a quelques années, le berger, aujourd’hui âgé de 53 ans, s’était rendu dans des champs proches de son village, Umm al-Daraj, où il avait découvert un étrange objet en métal déposé sur le sol. Un peu plus tôt, l’armée israélienne avait terminé des exercices d’entraînement, en cet endroit.
« J’ai essayé de l’écarter afin de ne pas mettre les animaux en danger. Je ne savais pas ce que c’était. Quand je l’ai touché, il a explosé dans ma main »,
explique-t-il à The Electronic Intifada.
L’explosion avait provoqué une hémorragie sévère et Muhammad Tibneh avait fini par être amputé de trois doigts à la main gauche.
Cet incident n’est ni le premier ni le dernier qui verra des Palestiniens encourir des blessures suite à d’intenses exercices militaires israéliens en territoire occupé, des exercices pour lesquels l’armée israélienne confisque des terres palestiniennes en vue de s’en servir en tant que prétendues zones militaires.
En 1981, Israël avait annoncé sa décision de convertir plusieurs villages et communautés palestiniens à Masafer Yatta en zones militaires de ce genre, malgré la présence d’une importante population locale. En effet, le ministre de l’agriculture de l’époque, Ariel Sharon, avait été très explicite quant à son désir d’éloigner les résidents locaux afin d’empêcher la
« prolifération de villageois arabes sur le flanc de montagne orienté vers le désert »
– c’est-à-dire procéder à une expulsion forcée – tout en gardant la zone dans des mains israéliennes.
Masafer Yatta et ses environs sont constitués de 19 hameaux, dans lesquels vivent environ 2 500 personnes.
En 1999, une partie du plan de Sharon avait été menée à bien et 700 villageois avaient été forcés de quitter leurs foyers. Un an plus tard, la cour suprême d’Israël y allait d’une injonction d’interruption de la poursuite de ce plan.
Mais, en 2022, le même tribunal rejetait un appel des résidents contre l’expulsion de plus de 1 000 Palestiniens de Masafer Yatta en raison des « zones de tir » de l’armée en ces lieux.
Cette décision déclenchait des protestations des Nations unies, disant que le transfert forcé d’une population occupée constituait un crime de guerre, selon les lois internationales.
Les protestations restaient ignorées, ce qui est habituellement le cas lorsque l’ONU condamne les actions d’Israël.
Tout cela fait que les habitants de Masafer Yatta mènent une existence marquée par la précarité, coincés qu’ils sont entre les exigences périodiques de l’armée israélienne et la menace constante d’un déplacement forcé.
Muhammad Tibneh a déclaré que les exercices militaires perturbaient complètement la vie des habitants de Masafer Yatta. Les gens sont régulièrement obligés de quitter leurs foyers sous les ordres de l’armée et de dormir dans des grottes pendant des journées entières en attendant la fin des exercices.
« Ce sont des jours difficiles. Nous nous en allons avec nos familles, nous emmenons notre bétail et nos moutons dans des zones que nous ne connaissons pas, puis attendons dans des grottes jusqu’à ce que les exercices de l’armée soient terminés, afin de pouvoir enfin regagner nos foyers. »
Les choses ne s’arrêtent toutefois pas là, une fois que les familles sont rentrées chez elles. Souvent, l’armée laisse derrière elle des équipements qu’elle a utilisés, dont des munitions non explosées, par exemple, et les villageois mettent leurs enfants en garde afin qu’ils n’y touchent en aucun cas.
Contrôle et expansion
Saber Abu Obeid, 45 ans, vit à Tabban, l’un des hameaux de Masafer Yatta occasionnellement utilisés comme zone militaire. On n’oblige pas les habitants de quitter leurs foyers lors des entraînements à munitions réelles, mais leurs nuits sont risquées.
« Quand on nous informe des exercices, nous nous préparons à une longue nuit chargée de munitions réelles, de chars et d’avions »,
a expliqué Saber Abu Obeid à The Electronic Intifada.
« Nos enfants se mettent à hurler de peur. Nous sommes tous terrifiés. »
D’importants dégâts ont été infligés aux maisons des villageois, principalement construites en tôle ondulée, dans ces régions, alors que des munitions non explosées laissées derrière elle par l’armée israélienne ont tué pas moins de 10 bergers et blessé plus de 30 personnes, dont 15 ont eu des membres amputés, et ce, depuis 1967, selon le Conseil villageois de Masafer Yatta.
« Parfois, des soldats font irruption dans nos maisons, y perquisitionnent, nous interrogent et confisquent nos cartes d’identité. Ils terrorisent les enfants et les femmes, le tout au nom de leur entraînement »,
ajoute Saber Abu Obeid.
Les habitants sont tous d’accord pour dire que les prétendues zones militaires israéliennes sont tout simplement un prétexte pour revendiquer des terres occupées et contribuer à l’expansion des colonies.
En juin, il est apparu qu’Israël a autorisé l’installation dans la région de six avant-postes de colonies, sous la forme de fermes d’ovins.
Ils ont été installés à proximité de trois avant-postes déjà existants, tous illégaux, même selon les lois israéliennes, bien que l’actuel gouvernement israélien de coalition cherche à modifier cet état des choses.
Deux des avant-postes ont été créés avant que le tribunal n’approuve l’expulsion de plus de 1 000 personnes en mai 2022, alors qu’au moins trois autres avant-postes ont été installés après la décision de la cour.
L’activiste anti-peuplement colonial local, Ibrahim al-Hathlin, a dit qu’il était devenu pour ainsi dire impossible pour les Palestiniens vivant à Masafer Yatta de se rendre librement où que ce soit, au point que toute personne se trouvant en dehors de son propre village, ne serait-ce qu’à quelques mètres, risque de se faire arrêter sous le prétexte qu’elle se trouve dans une zone militaire fermée.
« Les exercices d’entraînement sont terrifiants, les bruits des explosions sont assourdissants et les munitions non explosées peuvent être mortelles. La chose la plus dangereuse, c’est que l’endroit est devenu une zone fermée, il est difficile d’y entrer ou d’en sortir, en dépit de l’importante présence palestinienne »,
explique Ibrahim al-Hathlin à The Electronic Intifada.
Et le harcèlement est chose fréquente, que ce soit par l’armée ou par les colons vivant à proximité.
Au début du mois d’août, des soldats israéliens ont déversé du béton sur le terrain qu’un résident local utilisait pour construire une chambre supplémentaire pour sa famille.
Cette semaine, précisément, affirme Saber Abu Obeid, l’armée a confisqué son véhicule à son domicile même, à Tabban.
Israël a désigné quelque 18 pour 100 du territoire de la Cisjordanie comme zones militaires fermées dans lesquelles personne n’a le droit de mettre les pieds sans permission de l’armée. Toutes ces zones, à l’instar de Masafer Yatta, sont en Zone C, ainsi dénommées par les accords d’Oslo pour désigner les plus de 60 pour 100 de la Cisjordanie occupée qui restent sous le plein contrôle israélien, tant militaire que civil.
Ceci ne laisse aux villageois que peu de recours en justice en dehors du système judiciaire israélien et pour ainsi dire aucune option, explique Ibrahim al-Hathlin.
« Les résidents locaux ont deux options : soit s’en aller, soit être patients »,
ajoute-t-il.
« Nous sommes très patients. »
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Fayha’ Shalas est journaliste et vit à Ramallah.
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Publié le 24 août sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine