Les hommes dans les tunnels (2)
Les 76 années écoulées de l’histoire palestinienne ont été une succession ininterrompue d’atrocités et de crimes de guerre de la part des Israéliens. Pourquoi le Hamas a-t-il lancé une action aussi monumentale en ce moment spécifique ? Les gens qui peuvent apporter la meilleure réponse à la question de savoir ce que le Hamas pensait le 7 octobre sont les hommes dans les tunnels, qui étaient traqués par les forces israéliennes à Gaza. Il est largement admis que ce sont Yahya Sinwar, le dirigeant du Hamas sur le terrain, et Mohammed Deif, commandant des Brigades Al-Qassam, qui ont décidé comment et quand le cours de l’histoire allait être modifié.
Dans les médias israéliens et américains, Sinwar est généralement décrit comme un méchant de caricature qui se cache dans le tunnel qui lui sert de repaire et qui rêve des multiples façons d’assassiner et de terroriser d’innocents Israéliens dans le cadre d’une interprétation pervertie façon ISIS de l’Islam. Le département d’État américain en a fait un terroriste depuis 2015.
« Les États-Unis doivent avoir leur croque-mitaine, un personnage à la Saddam Hussein, à la Hitler »,
a dit Walid Khalidi.
« Je pense qu’ils ont choisi Sinwar. »
Malgré ces portraits sinistres, les écrits de Sinwar et ses interviews par les médias indiquent qu’il s’agit d’un penseur complexe, aux objectifs politiques clairement définis, qui croit en la lutte armée comme moyen d’atteindre un objectif. Il donne l’impression d’être un militant politique bien formé, et non un dirigeant religieux dans une croisade de suicide de masse.
« Ce n’est pas cette image sombre de Sinwar en tant qu’homme avec deux cornes qui vit dans les tunnels »,
a déclaré Ghazi Hamad (1), le responsable du Hamas qui a travaillé directement avec lui pendant trois ans.
« Mais, en ces temps de guerre, il est très fort. Cet homme est très fort. S’il entend se battre, il le fera avec sérieux. »
En 1988, quelques mois à peine après la fondation du Hamas, Sinwar était arrêté par les forces israéliennes et condamné à quatre fois la perpétuité après avoir été accusé d’avoir personnellement assassiné des collaborateurs palestiniens. Au cours des 22 années qu’il a passées dans les prisons israéliennes, il a fini par parler couramment l’hébreu et il a étudié l’histoire de l’État israélien, sa culture politique, son système de renseignements et son appareil militaire. Il a traduit à la main les mémoires de plusieurs anciens chefs de l’agence de renseignement israélienne, le Shin Bet.
« Quand je suis entré [en prison], c’était en 1988, la guerre froide se poursuivait toujours. Et, ici [en Palestine], l’Intifada. Pour diffuser les dernières nouvelles, nous imprimions des flyers, puis je suis sorti et j’ai découvert internet »,
a expliqué Sinwar à un journaliste italien en 2018.
« Mais, disons-le honnêtement, je ne suis jamais sorti de prison – je n’ai fait qu’en changer. Et, malgré tout, l’ancienne était bien mieux que celle-ci. J’avais des tas de livres. Gaza, c’est bien plus dur. »
Dans d’anciennes interviews destinées aux médias, Sinwar a présenté le Hamas comme un mouvement social nanti d’une aile militaire et il a défini ses objectifs politiques dans le cadre de la lutte historique pour rétablir un État de Palestine unifié.
« Je suis le dirigeant du Hamas à Gaza, de quelque chose de bien plus complexe qu’une milice – d’un mouvement de libération nationale. Et mon principal devoir est d’agir dans l’intérêt de mon peuple : de le défendre lui et son droit à la liberté et à l’indépendance »,
disait-il.
« Tous ceux qui nous perçoivent encore comme une organisation armée et rien de plus n’ont aucune idée de ce à quoi le Hamas ressemble… Ils se concentrent sur la résistance, sur le moyen plutôt que sur le but – qui est un État basé sur la démocratie, le pluralisme, la coopération. Un État qui protège les droits et la liberté, où les différences sont abordées via des mots et non via des armes. Le Hamas est bien davantage que ses opérations militaires. »
Au contraire des dirigeants d’Al-Qaïda ou d’ISIS, Sinwar a régulièrement invoqué les lois internationales et les résolutions de l’ONU, en faisant preuve d’une compréhension nuancée de l’histoire des négociations avec Israël sous la médiation des EU et d’autres nations.
« Soyons clairs : avoir une résistance armée est notre droit, selon les lois internationales. Mais nous n’avons pas que des roquettes. Nous avons utilisé toute une variété de moyens de résistance »,
avait-il dit dans son interview de 2018.
« Nous ne faisons les gros titres qu’avec du sang. Et pas seulement ici. Pas de sang, pas d’infos. Mais le problème n’est pas notre résistance, c’est leur occupation. Sans occupation, nous n’aurions pas de roquettes. Nous n’aurions pas de pierres, pas de cocktails Molotov, rien. Nous mènerions tous une vie normale. »
Dans les années 2018 et 2019, Sinwar a soutenu les protestations non violentes à grande échelle le long des murailles et des clôtures entourant Gaza : la Grande Marche du Retour.
« Nous croyons que si nous disposions d’un moyen de résoudre potentiellement le conflit sans destruction, nous serions certainement partants pour cela »,
avait déclaré Sinwar lors d’une de ses conférences d’information, en 2018.
« Nous préférerions gagner nos droits par la douceur et par des moyens pacifiques. Mais nous comprenons parfaitement que si l’on ne nous donne pas ces droits, nous sommes habilités à les conquérir par la résistance. »
Israël a répondu aux protestations en recourant régulièrement à la violence meurtrière, tuant 223 personnes et en blessant plus de 8 000 autres. Les tireurs embusqués israéliens se sont vantés plus tard d’avoir abattu des dizaines de manifestants d’une balle dans le genou, lors des manifestations hebdomadaires du vendredi. Pour bien des Palestiniens, ces événements ont renforcé la certitude que la politique israélienne ne pouvait en aucun cas être modifiée par des échanges verbaux
En mai 2021, à la suite d’une série d’attaques israéliennes contre des fidèles palestiniens à la mosquée Al-Aqsa – ainsi qu’après des menaces d’expulsion forcée de Palestiniens du quartier de Sheikh Jarrah, à Jérusalem-Est occupée – le Hamas et le Djihad islamique palestinien avaient lancé un barrage de roquettes vers des villes israéliennes, tuant 12 civils. Avec le soutien américain, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou avait commandé de lourdes attaques contre Gaza. Plus de 250 Palestiniens avaient été tués et des milliers d’autres blessés.
Après la fin des 11 jours de la campagne israélienne de bombardement contre Gaza, Sinwar s’était adressé à VICE News et avait tenté de situer la lutte des Palestiniens dans un contexte américain, utilisant des cas récents de violence policière mortelle contre des Afro-Américains.
« Le même type de racisme qui a tué George Floyd est utilisé par Israël contre les Palestiniens à Jérusalem, dans le quartier de Sheikh Jarrah, et en Cisjordanie. Et par l’assassinat par le feu de nos enfants. Et contre la bande de Gaza au moyen du siège, de l’assassinat et de la famine. »
Les attaques israéliennes ont pris fin quand le président Biden est intervenu et a dit à Netanyahou d’en rester là.
« Hé, mon vieux, nous sommes à bout de course, ici »,
a dit Biden à Netanyahou par téléphone le 19 mai.
« C’est fini. »
Deux jours plus tard, Israël acceptait un cessez-le-feu.
« Notre combat contre l’occupation qui a profané notre terre, déplacé notre peuple et qui est toujours occupée à assassiner et à déplacer des Palestiniens – confisquant des terres et attaquant des lieux sacrés – est une bataille ouverte »,
a déclaré Sinwar. Quand on l’a interrogé sur l’assassinat de civils israéliens par les roquettes du Hamas, Sinwar s’est animé.
« Vous ne pouvez comparer cela à ceux qui résistent et se défendent avec des armes qui ont l’air d’être primitives, en comparaison. Si nous avions les capacités de lancer des missiles de précision ciblant des objectifs militaires, nous n’aurions pas utilisé les roquettes dont nous nous sommes servis »,
a-t-il riposté.
« Le monde attend-il de nous que nous soyons des victimes bien éduquées alors qu’on nous tue ? Que nous nous laissions massacrer sans le moindre bruit ? C’est impossible. »
Deux ans et demi plus tard, Sinwar autorisait le lancement de l’opération Déluge d’Al-Aqsa, la seule attaque et la plus meurtrière de l’histoire à l’intérieur même d’Israël.
Les responsables du Hamas m’ont dit que, pour des raisons stratégiques, ils avaient minuté les attaques de façon à les faire coïncider avec Shemini Atzeret, la journée finale du Sukkot, les congés de Thanksgiving, mais, en gros, dans le but d’exploiter les dissensions croissantes au sein de la société israélienne et l’impopularité de plus en plus grande de Netanyahou en Israël même. Sur un plan tactique, ils s’engageaient dans une surveillance extensive des sites militaires israéliens le long de ce que l’on appelle communément « l’enveloppe de Gaza », et ils identifiaient les faiblesses des systèmes de surveillance et des défenses périmétriques.
Durant les deux années qui ont précédé les attaques du 7 octobre, m’ont dit les responsables du Hamas, ils ont adressé à Israël des avertissements afin qu’il mette un terme à ses activités dans les colonies illégales et il renonce à ses annexions en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Le Hamas protestait également contre les attaques et provocations israéliennes de plus en plus nombreuses sur les terrains de la mosquée Al-Aqsa, le site islamique le plus sacré de la Palestine, et il demandait que les EU et les autres nations freinent Israël.
« Nous avons parlé aux médiateurs, en particulier à ceux des Nations unies, aux Égyptiens et aux Qataris : ‘Dites à Israël d’arrêter ça. Nous ne serons pas en mesure de le tolérer très longtemps »,
a expliqué Hamad, un homme qui parle l’hébreu et qui a un long passé de négociations avec les responsables israéliens.
« Ils ne nous ont pas écoutés. Ils ont cru que le Hamas était faible. Pour l’instant, le Hamas cherche simplement de l’aide humanitaire et certains sites dans la bande de Gaza. Mais, en même temps, nous nous préparions. »
« Nous nous préparions parce que nous sommes sous occupation »,
dit Hamad.
« Nous pensons que la Cisjordanie et Gaza constituent une unité. C’est notre peuple qui est sous oppression et soumis à des assassinats et à des massacres. Nous devons le sauver. Et Israël se rend bien compte qu’il est au-dessus des lois. Il peut tout faire. Personne ne peut l’arrêter. »
« Nous l’avons dit avant le 7 octobre, que le tremblement de terre se préparait. Et les répercussions de ce tremblement iront bien au-delà des frontières de la Palestine »,
a dit Naim. (2)
Alors que le Hamas délivrait des messages par le biais des médiateurs internationaux, il tenait simultanément des réunions secrètes régulières à Gaza, où ses dirigeants planchaient sur des façons potentielles d’affronter Israël.
« Nous avions des réunions au bureau politique du Hamas à Gaza et nous discutions sans arrêt de la situation. Ce qui était mis sur la table, c’était une évaluation d’Israël en Cisjordanie et à la mosquée Al-Aqsa »,
dit Hamad.
« Le Hamas décidait de faire quelque chose afin de créer une sorte d’effet dissuasif du côté d’Israël. »
Ils voulaient également adresser un message aux masses palestiniennes :
« Nous ne sommes pas faibles, comme l’est l’Autorité palestinienne ! »
Hamad dit que les discussions se concentraient sur des actions qui forceraient le monde à accorder de l’attention à la situation critique des Palestiniens, mais elles adressaient également un message à Israël.
« Nous allons leur montrer que nous pouvons faire quelque chose afin de leur nuire et de les blesser »,
dit-il.
« Quelle est l’autre alternative ? Soit que nous, en tant que Palestiniens, attendons, attendons et attendons pendant de nombreuses années encore que certains pays, la communauté internationale, fassent quelque chose pour sauver les Palestiniens, soit nous pouvons emprunter la voie de la violence afin de créer une sorte de choc, dans le but d’attirer l’attention du monde. »
Naim dit que le Hamas avait conclu que la politique israélienne ne pouvait être modifiée que par la résistance violente.
« Je dois dire que nous lisons très bien l’histoire aussi. Nous avons tiré des leçons de l’histoire au Vietnam, en Somalie, en Afrique du Sud, en Algérie »,
dit-il.
« Finalement, ils [les Israéliens] n’ont rien d’ONG pacifistes qui viendraient et diraient : « Désolées, nous vous avons embêté pendant des années et, maintenant, nous nous en allons et, s’il vous plaît, pardonnez-nous. » Ils sont si brutaux et si sanglants qu’ils ne s’en iront pas, sauf à l’aide des mêmes outils que ceux qu’eux-mêmes utilisent. »
Hamad et d’autres responsables politiques du Hamas ont dit qu’alors qu’ils participaient aux réunions sur la stratégie à Gaza qui allaient aboutir aux attaques, la plupart d’entre eux n’étaient pas au courant des détails opérationnels ou du timing des opérations.
« Il y a un groupe spécial dirigé par Sinwar, qui a pris la décision, pour le 7 octobre. Un cercle très étroit »,
a-t-il dit.
« Nous ne savions rien de tout ceci. Nous avons été surpris par le 7 octobre. »
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(1) Ghazi Hamad est l’ancien vice-ministre des Affaires étrangères du Hamas et membre de longue date de son bureau politique.
(2) Le Dr Basem Naim est un membre important du bureau politique du Hamas et ancien ministre du gouvernement de Gaza.
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Deuxième partie de l’article publié le 9 juillet 2024 sur Drop News Site :
Première partie : Rencontre avec le Hamas (1)
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine