En quoi Israël est-il antisémite et pourquoi attaque-t-il les juifs ?
La chasse aux sorcières en faveur d’Israël sur les campus des universités occidentales a un but principal ; effacer toute distinction entre le judaïsme, le peuple juif, le sionisme et le gouvernement israélien.
Joseph Massad, 27 décembre 2024
L’histoire des fondements antisémites du sionisme a été maintes fois racontée et je l’ai d’ailleurs reproduite à de multiples reprises dans cette publication.
Elle comprend l’affinité idéologique des idées sionistes fondamentales avec l’antisémitisme : une croyance partagée de ce que les Juifs européens ne sont pas du tout européens mais constituent en fait un peuple oriental à part.
Tous deux prétendent également que les juifs ne devraient pas vivre au milieu des chrétiens européens, qu’ils constituent effectivement une race séparée et une nation séparée, ou, pour reprendre les termes du fondamentaliste antisémite et protestant que fut Arthur Balfour, le ministre sioniste des Affaires étrangères de Grande-Bretagne, « un peuple à part ».
Les alliances contractées dès sa naissance par le mouvement sioniste avec les hommes politiques et régimes antisémites européens en vue de faire progresser ses revendications forment un chapitre inséparable de l’histoire du mouvement.
Cet héritage du mouvement sioniste, toutefois, n’a pas pris fin avec la création d’Israël en 1948.
Au contraire, la nouvelle colonie de peuplement sioniste a institutionnalisé la base antisémite du mouvement et a mis l’accent sur le fait que ceux qui s’opposent au sionisme et à l’antisémitisme israélien, qu’il s’agisse de juifs ou de gentils, sont les véritables antisémites – quelque chose qu’il eût été plus malaisé de faire avant 1948, quand la majorité des juifs de l’époque étaient antisionistes ou non sionistes.
Un État « juif »
Premièrement, les sionistes ont décidé d’appeler leur nouvelle colonie de peuplement « Israël ».
Puisque, dans la tradition biblique et judaïque, « Israël » fait référence aux descendants de Jacob, c’est-à-dire le peuple juif, le fait d’appeler le pays « Israël » cherchait à regrouper tous les juifs avec l’État d’Israël.
Ce faisant, toute personne qui daignait critiquer Israël allait être accusée d’attaquer et de critiquer tous les juifs, dans leur totalité, et pas seulement le gouvernement israélien et ses institutions racistes.
Secundo, le refus d’Israël de proclamer officiellement une « Déclaration d’indépendance » en 1948, même si ses propagandistes allaient en référer avec désinvolture à sa très officielle « Déclaration d’établissement de l’État d’Israël » comme étant sa « Déclaration d’indépendance », constituait aussi une autre indication.
La « Déclaration d’établissement de l’État d’Israël » fut désignée en ces termes après que des propositions en vue de l’appeler « Déclaration d’indépendance » avaient été rejetées par les dirigeants sionistes.
Le délégué du Parti communiste sioniste de Palestine, Meir Vilner, proposa que l’État soit déclaré « souverain et indépendant », mais son amendement fut refusé.
Ces déclarations furent donc carrément rejetées en faveur de la déclaration d’un État « juif » et rien de plus.
Ce rejet violent avait tout à voir avec le but principal du sionisme, à savoir que l’État recherché représenterait le « peuple juif » du monde entier et pas seulement les colons juifs de Palestine.
Déclarer l’État « indépendant » aurait impliqué qu’il était indépendant du judaïsme mondial et, partant, qu’il s’agissait d’un État « israélien » plutôt que « juif ».
Du fait que les dirigeants d’Israël insistaient pour que le mouvement sioniste poursuive ses activités coloniales de peuplement même après l’établissement d’Israël, du fait que la majorité des juifs continuaient de vivre en dehors d’Israël comme c’est toujours le cas aujourd’hui, déclarer l’« indépendance » du pays aurait pu l’empêcher de le faire.
Ces raisons allaient être expliquées de façon plus détaillée dans les débats ultérieurs concernant le refus de qualifier officiellement l’État d’« indépendant ».
Tertio, Israël insistait dans la Déclaration et par la suite en disant que son établissement même de l’État ne se faisait pas au nom du mouvement sioniste, auquel de grands nombres de juifs s’étaient toujours opposés, mais plutôt que la création d’un État juif
« était le droit naturel du peuple juif d’être maître de son propre sort, comme toutes les nations, dans son État souverain ».
Ici, une fois encore, Israël implique tous les juifs qu’il ne représente pas dans l’établissement de sa colonie de peuplement sur la terre des Palestiniens. Par conséquent, si on devait s’opposer à ce prétendu « droit naturel du peuple juif », le faire ne serait rien moins que de faire preuve d’un antisémitisme virulent.
De la sorte, Israël s’est arrogé le droit de représenter le judaïsme mondial qui ne lui avait en aucun cas accordé ce mandat.
Toutes les puissances européennes et les EU, qui avaient refusé de permettre aux juifs fuyant les nazis de se réfugier chez eux, ont reconnu la nouvelle revendication de l’État israélien de représenter tous les juifs. Cette démarche les absolvait de la responsabilité d’accueillir les centaines de milliers de réfugiés juifs au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Les juifs de la diaspora
La prétention de parler au nom de tous les juifs et de les représenter offusquait les juifs non sionistes et antisionistes et même certains juifs prosionistes en Europe et aux EU, qui insistaient sur le fait que le mouvement juif et Israël donnaient des munitions aux antisémites qui, à la suite de cette affirmation israélienne, accusaient les juifs d’une loyauté duale.
Les dirigeants juifs américains étaient très embarrassés, précisément à propos de cette dangereuse affirmation antisémite de la part d’Israël.
En 1950, Jacob Blaustein, le président du Comité juif américain, signait un accord avec le Premier ministre d’Israël, David Ben-Gourion, afin de clarifier la nature des relations entre Israël et les Juifs américains.
Dans l’accord, Blaustein déclarait que les EU n’étaient pas une terre d’« exil », mais plutôt de « diaspora » et il insistait en disant que l’État d’Israël ne représentait pas officiellement les juifs de la diaspora aux yeux du reste du monde.
Blaustein ajoutait qu’Israël ne pourrait jamais être un refuge pour les Juifs américains. Il mettait l’accent sur le fait que même si les EU devaient cesser d’être démocratiques et si les Juifs américains devaient « vivre dans un monde dans lequel il serait possible d’être forcé d’aller par la persécution venant d’Amérique », un tel monde, contrairement aux affirmations israéliennes, insistait-il toujours, « ne serait pas un endroit sûr pour Israël non plus ».
De son côté, Ben-Gourion, sous la pression des dirigeants juifs américains, déclara que les Juifs américains étaient des citoyens à part entière des EU et qu’ils devaient ne se montrer loyaux qu’envers ces mêmes EU : « Ils ne sont tenus à aucune allégeance politique envers Israël ».
L’accord entre Israël et le Comité juif américain stipulait :
« Israël, de son côté, reconnaît l’allégeance des Juifs américains envers les États-Unis. Israël non plus ne s’immiscera pas dans les affaires internes des juifs de la diaspora. Les individus qui choisiront de faire leur aliyah sont nécessaires et seront chaleureusement accueillis, mais ceux qui resteront en Amérique ne seront pas décriés en tant qu »exilés’. Ni les Juifs américains ni les Juifs israéliens ne parleront les uns au nom des autres. »
Des accusations d’« auto-détestation »
Les Israéliens n’allaient pas s’en tenir longtemps à la position de Ben-Gourion.
Après la guerre de juin 1967 et la conquête et l’occupation par Israël de territoires appartenant à trois pays arabes voisins, Israël s’est mis à exiger que tous les juifs du monde entier soutiennent sa politique et le fassent sans la moindre critique.
S’ils n’ont pas suivi ses propres instructions, c’est qu’ils n’étaient pas de vrais juifs – une position qui a été exprimée on ne peut plus clairement par le célèbre ministre israélien des Affaires étrangères, né en Afrique du Sud, Abba Eban.
En 1972, lors d’une conférence annuelle sponsorisée par le Congrès juif américain, Eban avait exposé la nouvelle stratégie :
« Qu’il n’y ait pas d’erreur : La Nouvelle Gauche est la mère et la progénitrice du nouvel antisémitisme (…) la distinction entre l’antisémitisme et l’antisionisme n’est pas une distinction du tout. L’antisionisme est tout simplement le nouvel antisémitisme. »
Il allait falloir quelques décennies avant que cette formule fabriquée par Eban ne devienne la politique officielle, non seulement en Israël, mais aussi dans le monde occidental.
Si les critiques des gentils étaient fustigées en tant qu’antisémites, lors de la conférence de 1972, Eban décrivit deux Juifs américains critiques à l’égard d’Israël, à savoir Noam Chomsky et IF Stone, comme souffrant d’un complexe de « culpabilité à propos de la survie des juifs ».
Leurs valeurs et leur idéologie, par lesquelles il entendait leur anticolonialisme et leur antiracisme, « sont en conflit et en collision avec votre propre univers des valeurs juives ».
L’identification de la politique coloniale et raciste d’Israël à la tradition et aux valeurs juives faisait partie intégrante de l’implication sioniste de tous les juifs dans les actions et idéaux d’Israël.
Mais même l’horrible excommunication par Eban de Chomsky et de Stone de la tradition juive semble très modérée aujourd’hui comparée au tour agressif qu’a pris le caractère officiel agressif d’Israël et ses partisans en Occident depuis lors en cataloguant les juifs critiquant Israël, et plus encore les juifs antisionistes ou non sionistes, de « juifs qui s’auto-détestent » ou d’antisémites.
Un exemple remarquable, ces deux dernières décennies, sur les campus des collèges, est le ciblage des étudiants et enseignants juifs par les partisans d’Israël, juifs et non juifs, en vue de les ridiculiser et de les exclure, en les présentant comme des « juifs s’auto-détestant » ou « encourageant les antisémites », parce qu’ils ont été critiques envers Israël ou qu’ils ont soutenu les droits palestiniens.
Les affirmations en faveur d’Israël
Sans relâche, les partisans d’Israël ont attaqué les professeurs juifs qui critiquaient Israël en les accusant d’« auto-détestation ».
Certains constatent avec consternation qu’il y a « une quantité même plus importante de juifs qui se haïssent » parmi ceux qu’ils accusent d’antisémitisme parce qu’ils soutiennent le mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS).
Les rabbins sionistes critiques à l’égard de la politique israélienne n’ont pas été à l’abri non plus et ont été taxés eux aussi d’« auto-détestation », comme l’ont été d’importants assistants de la Maison-Blanche qui sont de fervents partisans d’Israël mais que le Premier ministre d’Israël même à taxés d’« auto-détestation » quand ils ont invité Israël à « geler » l’installation de colonies de peuplement dans les territoires occupés.
Pourtant, les partisans d’Israël, comme l’intellectuel américain Daniel J Elazar, prétendent qu’Israël « a été fondé pour s’appuyer sur les valeurs juives », une affirmation qui assimile les principes coloniaux de l’État d’Israël au judaïsme et à l’identité juive – ce qui constitue une équation carrément antisémite.
L’identification des valeurs et de la politique d’Israël en tant que « juives », ou la croyance en ce que sa politique est promulguée en défense du peuple juif, s’étend au-delà de ses partisans juifs américains. Nombre de fondamentalistes chrétiens américains soutiennent Israël précisément parce qu’il est « juif ».
De nos jours, ces affirmations israéliennes et pro-israéliennes ont été totalement adoptées par l’establishment politique américain comme des vérités absolues, ce qui a permis au président américain Donald Trump, en 2018, de dire aux Juifs américains lors d’une fête de Hanoucca (fête juive de l’Édification, NdT) à la Maison-Blanche que son vice-président nourrissait une affection profonde pour « leur pays ».
Israël n’avait pas émis d’objection, et son gouvernement non plus, quand, en avril 2019, Trump avait dit à un autre groupe de Juifs américains que Netanyahou était « leur Premier ministre ».
Trump n’est pas le seul.
La stratégie du président Joe Biden pour combattre l’antisémitisme inclut
« l’engagement américain indéfectible envers le droit à l’existence de l’État d’Israël, sa légitimité et sa sécurité. En outre, nous reconnaissons et célébrons les profonds liens historiques, religieux et autres entre de nombreux Américains, juifs et non juifs, et Israël ».
Des déclarations de ce genre font une généralisation autour de tous les Juifs américains en ignorant ceux qui ne possèdent pas de liens, « profonds » ou même vagues, avec Israël – ou ceux que ces liens forcent à ne pas soutenir les allégations d’Israël à propos des juifs ou de sa politique à l’égard des Palestiniens.
Plutôt que de combattre l’antisémitisme, ce genre d’accouplement des Juifs américains et d’Israël réitère les points de vue sionistes, israéliens et chrétiens et évangéliques américains des juifs, auxquels s’opposent de nombreux Juifs américains.
Les allégations prétendant que tous les Juifs américains soutiennent Israël sans critique et que ce soutien est inhérent à l’identité juive ne sont rien moins que des généralisations antisémites de base.
L’identité juive, comme toutes les identités, est plurale et varie sur le plan tant religieux qu’ethnique, et à plus forte raison sur les plan géographique, culturel et économique.
La formule antisémite
Aujourd’hui, de plus en plus de Juifs américains se distancient carrément d’Israël, de son régime suprémaciste juif et de ses crimes coloniaux.
Leurs positions politiques leur valent d’être ciblés par les lobbys pro-israéliens et d’être calomniés en tant que juifs animés d’« auto-détestation ».
Ce ne sont pas les juifs ou les gentils critiques envers Israël, toutefois, qui sont incapables de faire la distinction entre le judaïsme et le sionisme. Au contraire, ils insistent avec vigueur sur cette séparation.
En effet, les personnes qui mènent la campagne pro-israélienne de droite sur les campus américains et européens se sont fixé un but principal, partagé par le gouvernement israélien, à leur chasse aux sorcières permanente : éliminer toute distinction entre le judaïsme, le peuple juif, le sionisme et le gouvernement israélien.
C’est exactement le même but sur lequel insistaient les fondateurs d’Israël et qu’ils prévoyaient quand ils avaient baptisé leur colonie de peuplement du nom d‘« Israël ».
Le mouvement historique issu de la reconnaissance forcée de Ben-Gourion en 1950 de ce que les Juifs américains n’étaient redevables à Israël d’aucune loyauté envers le consensus israélien officiel d’après 1967 et envers l’insistance antisémite du régime de Netanyahou sur le fait que « l’antisionisme est de l’antisémitisme », s’est aujourd’hui finalisé.
Cette formule antisémite a été adoptée depuis par les EU (y compris par le Congrès et par Trump), ainsi que par les responsables britanniques et européens. Le but actuel consiste à forcer les universités, le mouvement étudiant, les institutions culturelles et les médias, tout le monde, en somme, à souscrire à cette formule antisémite – et rien d’autre.
Les esprits critiques juifs et gentils ne l’entendront pas de cette oreille.
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Publié le 27 décembre 2024 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine