Abu Obaida et Hassan Nasrallah : Le temps, la mortalité et la tâche de laisser derrière soi un avenir
Des personnalités comme Hassan Nasrallah et Abu Obaida revêtent une importance qui dépasse de loin la politique. Ils suscitent en nous une profondeur de sentiment que la seule politique ne pourra jamais atteindre. Pas de simple admiration. Pas même le respect. Quelque chose de bien plus intime, de presque indicible – une forme d’amour logé dans la poitrine comme un second souffle.

Je n’entends pas par là le langage des fans ni celui de la loyauté politique, mais l’amour qui porte la gravité émotionnelle ou la foi – le même amour qui fait que les gens chuchotent dans la nuit « Jésus m’aime et cela, je le sais », ou confessent avec une voix qui se brise « J’aime tellement Jésus que j’en pleure ». C’est l’amour qui vient quand l’âme n’a rien d’autre vers quoi se tourner.
C’est l’amour que l’on ressent pour quelque chose qui nous a gardé tout entier quand rien d’autre ne le pouvait. Il ne s’agit jamais de la seule personne ; il s’agit de ce que sa présence déclenche en vous – un espace où le désespoir avait à un certain moment pris racine et qui, désormais, est rempli au contraire d’une possibilité de défi.
Tel est l’amour que j’ai vu et ressenti autour de Nasrallah et d’Abu Obaida – un amour qui naît de l’expérience d’être protégé de la chute : du désespoir, de l’oblitération, du sentiment que sa souffrance n’a pas de sens ou qu’elle est dénuée de repères historiques.
Leurs mots, leur persistance, leur refus de laisser l’avenir disparaître donnent aux gens quelque chose que ne peut offrir aucun programme politique : le sentiment que la vie a toujours un sens, comme si un très vieil olivier avait repris racine dans une terre depuis longtemps considérée comme stérile, offrant de l’ombre et de l’huile là où le désespoir avait menacé de tout dessécher.
C’est ce que les empires sont constamment incapables de comprendre – et ce qui les condamne à réitérer le même étonnement. Ils calculent des intérêts, des capacités, des ressources, des effets de levier. Ils n’ont pas d’instrument pour mesurer un amour de ce genre. Et c’est ainsi qu’ils restent perpétuellement perplexes quand la balle entre dans le corps – et pourtant, la chose qu’elle portait – la flamme obstinée – refuse de s’éteindre et ne fait que se propager.
À un certain âge – et j’y suis – on commence à penser avec une nouvelle clarté, quasi impitoyable, aux dénouements, non seulement au sien même, mais à ceux qui font partie des mondes dont nous avons hérité et que nous craignons de ne pas pouvoir transmettre. Non seulement à notre propre mort, mais à la terreur silencieuse de ce que les choses qui ont donné un sens à ma vie pourraient ne pas survivre dans la mémoire de mes enfants, de mes petits-enfants. Continueront-ils de porter non seulement mon nom, mais les convictions, les luttes, les arguments inachevés qui donnaient un sens à mon existence – ou bien ces fils se déferont-ils entre leurs mains ?
L’approche d’une nouvelle année affûte cette conscience. Nous nous tenons, durant un bref instant, au bord de l’avenir proche tout en étant toujours vivants – regardant devant nous même si le temps s’éloigne déjà derrière nous. C’est un moment où se rejoignent la mortalité personnelle et la continuité historique.
Il est impossible, en de tels moment, de ne pas penser à des personnalités comme Hassan Nasrallah et Abu Obaida — non pas comme des icônes politiques distantes, mais comme des vies humaines dont la fin abrupte a forcé des millions d’entre nous à affronter la même question à une échelle collective. Le chagrin et la douleur qu’ont produits leur exécution n’ont pas uniquement concerné ce qui avait été perdu. Ils ont concerné le vide soudain dans la ligne du temps – le sentiment qu’un fil reliant le passé au futur avait été brutalement rompu.
Pourtant, ce chagrin ne dégénère en désespoir que si l’on croit que la vie s’achève avec le corps. Non pas dans le sens théologique – quoique les deux hommes aient été profondément religieux et absolument certains de leur place aux côtés de Dieu – mais dans le sens historique. Si l’on ne croit pas en une forme d’après-vie sur cette terre, alors l’exécution se mue en oblitération. Mais si on comprend l’après-vie comme la présence continue de la vie à l’intérieur de la mémoire, du mouvement, du langage et de l’action future, dans ce cas, l’exécution devient quelque chose d’absolument différent – une forme d’après-vie qui requiert des soignants plutôt que des croyants.
Ces deux personnalités habitent désormais le futur. Nous avons été investis de ce qu’un penseur a jadis appelé un faible pouvoir messianique – pas fragile dans son impact, mais fragile dans sa dépendance des vivants : une revendication que nous adresse le passé afin que nous préservions les vaincus de l’oubli final. Leurs voix, leur refus, leur fin abrupte – tout cela se propage désormais à travers ceux qui se souviennent, qui portent, qui persistent.
Hassan Nasrallah est entré dans le champ temporel de notre futur, exprimant la possibilité en tant que discipline plutôt qu’en tant qu’émotion Il a parlé comme si le temps lui-même attendait son commandement. Il a raconté l’histoire tout en la recadrant.
Quand Nasrallah a dit « À la fin, nous faisons partie de cette région et nous sommes affectés par ses développements. Ce que nous pouvons ou ne pouvons pas faire à l’avenir dépend de la nature de ce qui se passe ici dans la région », il agençait le futur dans l’action collective, en refusant la résignation qui va de pair avec ce qui est inévitable. Sa rhétorique a toujours lié la possibilité à l’action et refusé la séduction du fatalisme sur lequel s’appuie l’empire – l’espoir non pas en tant qu’aspiration passive mais en tant que volonté stratégique.
Dans une autre expression révélatrice, il a affirmé : « Israël est notre ennemi (…) Sa destinée se manifeste dans notre devise : ‘Mort à Israël’. » Ici, Nasrallah refuse non seulement l’occupation mais l’oblitération du destin. Le destin est un mot qui a trait au futur ; c’est là où le sens et le temps se rejoignent. Il n’y a pas de neutralité, pas de résignation aveugle – uniquement un futur qui doit être défendu par l’action collective.
L’autorité d’Abu Obaida était d’un ordre différent – moins une présence singulière qu’un vecteur pour une grammaire collective de la persévérance. Il n’était pas la présence visible d’un chef charismatique, mais la voix calme, persistance de la continuité structurelle. Son langage ne cherchait jamais à annoncer un avenir ; il cherchait à y intégrer son peuple.
Dans l’un de ses discours commémorant l’anniversaire de la lutte de résistance plus large, il invoquait la résilience et la continuité, lorsqu’il disait : « Notre terre nourrit les combattants de la résistance comme elle nourrit les olives » — une métaphore qui abolit la géographie, la lignée et la lutte et les fusionne en un continuum unique. La résistance n’est pas épisodique ; elle est organique (biologique) et vivace. La résistance n’est pas quelque chose qui s’arrête avec la mort ; elle croît là où la vie se poursuit.
Dans une autre déclaration enregistrée, il affirmait la nature intacte de la résistance, même sous les pressions les plus dures, rappelant aux gens qui l’écoutaient que « l’incapacité de l’ennemi à affronter la résistance et à briser notre peuple est évidente (…) malgré la guerre et les atrocités ». Une telle formulation refuse à la fois la défaite et présente la continuité comme un fait structurel de la vie politique qu’il représentait.
La voix masquée d’Abu Obaida n’a jamais proclamé « Je suis ici ».
Elle a proclamé, calmement, incessamment, nous persistons – c’était la voix de tout un peuple qui s’exprimait via un visage caché, comme si la terre elle-même avait appris à parler.
Et quand l’annonce est finalement tombée – le 29 décembre 2025, quatre mois après la frappe — avec son nom réel, Hudhayfah Samir Abdullah al-Kahlout (ou Huthayfa Samir Abdallah al-Kahlout), révélé pour la première fois, et son visage dévoilé sur des photographies, son martyre a été déploré par une voix nouvelle qui portait le même titre – ce n’était pas une fin, mais la déclaration la plus claire qui soit : je persiste. Pas l’homme seul, mais la structure intacte elle-même. Le masque soulevé ne montrait pas la fragilité ; il montrait des racines profondes. Il révélait que l’anonymat n’avait jamais été de la dissimulation, mais une méthode de distribution de soi parmi tout un peuple. Ce qui était censé confirmer l’oblitération devenait la preuve silencieuse de l’arbre : il avait poussé pendant tout ce temps, tirant sa subsistance du sol même que l’ennemi cherchait à brûler. Le nouvel Abu Obaida, masqué une fois de plus, exprime à nouveau la vérité des anciens : la voix n’est pas le visage. La voix est la terre, le peuple, le refus qui survit aux deux, envoyant de nouvelles pousses à partir du même ancien tronc.
Le langage de Nasrallah a rendu le futur défendable – fondé sur l’action, la stratégie et la volonté collective.
Le langage d’Abu Obaida a rendu le futur inévitable – fondé sur la continuité, la croissance et la persévérance structurelle.
Quand je me suis rendue récemment à Beyrouth, j’ai senti partout la présence de Nasrallah – une réminiscence de ce que le futur ne s’était pas effondré avec l’homme – non seulement sur les grands panneaux publicitaires le long de la route de l’aéroport ou dans tout al-Dahiya, mais aussi dans les endroits les plus exigus, les plus intimes : le miroir d’un taxi, un autocollant sur la vitre d’une boutique, une photo scotchée au-dessus d’une caisse enregistreuse, un visage qui veillait sur la ville comme si le temps lui-même avait choisi de se souvenir de lui.
Ce n’est pas le spectacle, qui m’a émue le plus, mais la densité même de cette présence – la façon dont une vie s’était infiltrée dans la texture quotidienne des autres : Il n’était pas commémoré, il était porté – en avant, respiration après respiration, vers l’avenir qu’il avait contribué à rendre possible.
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Rima Najjar est une Palestinienne dont la branche paternelle de la famille provient du village dépeuplé de force de Lifta, dans la périphérie occidentale de Jérusalem et dont la branche maternelle de la famille est originaire d’Ijzim, au sud de Haïfa. C’est une activiste, une chercheuse et une professeure retraitée de littérature anglaise, à l’Université Al-Quds, en Cisjordanie occupée.
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Publié le 30 décembre 2025 sur le blog de Rima Najjar
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine




