Edward Saïd : « Se souvenir de Deir Yassin, 9 avril 1948 »
« Se souvenir de Deir Yassin, ce n’est pas ressasser les désastres passés, c’est comprendre qui nous sommes, refuser la répétition et savoir où nous allons. »
J’ai quitté la Palestine avec mes parents et mes sœurs en décembre 1947. Nous sommes partis pour le Caire, où mon père dirigeait l’antenne égyptienne de la société palestinienne. Dont il était l’un des associés. Nous nous trouvions donc là en terrain plutôt familier, avec une maison, une école, des amis. Le reste de ma famille n’a pas eu cette chance : au printemps 1948 ils se sont tous retrouvés à l’état de réfugiés, dispersés aux quatre coins du monde arabe, en Jordanie, au Liban, en Egypte. J’avais douze ans à l’époque mais je me souviens qu’on ne me disait pas grand’chose et que je ne comprenais pas la vraie nature de la catastrophe qui nous était arrivé. Je ne suis même pas sûr d’avoir eu conscience d’appartenir à un peuple précis.
C’est au cours de l’année 1948 que j’ai commencé à prendre la mesure du malheur qui s’était abattu sur la Palestine arabe. Mon oncle et sa fille étaient à quatre kilomètres de Deir Yassin au moment du massacre (le 9 avril 1948). Ils avaient entendu les récits horrifiés de ce qui c’était passé, 250 hommes, femmes et enfants assassinés de sang froid par « les Juifs », comme tout le monde disait alors. Dans ma mémoire, plus que tout autre évènement de cette période sombre, c’est Deir Yassin qui émerge, les viols, les enfants égorgés, les femmes éventrées, toute cette horreur faite pour frapper l’imagination, cette horreur gratuite infligée à des Palestiniens dont le seul crime avait été de se trouver là. Mais il me fallut du temps pour comprendre le contexte et la vraie signification de Deir Yassin.
On pensait généralement que le massacre avait certes été délibéré, mais qu’il s’agissait d’une action terroriste du groupe extrémiste de Menahem Begin, l’Irgoun. Or aujourd’hui, grâce aux recherches de l’historien israélien Benny Morris, nous savons que non seulement les forces régulières de la Haganah ont participé à l’opération, mais aussi que Deir Yassin faisait partie d’un plan d’ensemble destiné à vider la Palestine de sa population arabe. Dans The Birth of the Palestinian Refugee Problem 1947-1949, Benny Morris explique que Deir Yassin a été
«l’événement qui a eu le plus d’effet, au cours de la guerre, pour précipiter la fuite des villageois arabes hors de Palestine ».
Ce n’était pas seulement les « villageois arabes » qui fuyaient pour cette raison et d’autres semblables, c’étaient 800 000 personnes, les deux tiers de la population palestinienne. Nur Masalha, chercheur palestinien-israélien a montré dans deux ouvrages que la notion d’un « transfert » destiné à débarrasser la terre promise de ses habitants est une constante dans la pensée sioniste. Le premier, intitulé Expulsion of the Palestinians, traite de l’idéologie sioniste de 1882 à 1948. Dans le second, A Land without a People, Israël, Transfer and the Palestinians, 1949-1996, les documents qui proviennent presque tous de sources sionistes, montrent avec quelle suite dans les idées, quelle détermination les politiciens israéliens, les militaires et les intellectuels ont sans cesse cherché à se débarrasser des Palestiniens, soit par le “transfert” comme lors du massacre de Kafar Kassem, soit par l’absolue soumission. Les accords d’Oslo, les colonies, l’arrogance de Nétanyahou, tout cela découle en droite ligne d’événements comme Deir Yassin et de l’idéologie qui y a conduit.
La question demeure : pourquoi Deir Yassin a-t-il été presque oublié, pour quoi les événements de 1948 ont-ils été évacués des discussions sur la paix ? Après tout, nous parlons à des Juifs qui, de façon constante et justifiée, rappellent sans cesse au monde les persécutions liées à l’antisémitisme, l’Holocauste, et les nécessaires réparations.
Dans son livre sur la révolution à Haïti en 1789 (Silencing the Past : Power and the Production of History), l’historien haïtien Michel-Rolph Trouillot explique que
« le silence sur la révolution est dû à la façon occidentale de raconter l’histoire, qui présente la défaite des indigènes comme inévitable (…) à moins d’un effort de ces indigènes pour réécrire l’histoire du monde ».
Nous autres, Arabes et Palestiniens, sommes loin de cette étape. Notre histoire, ce sont les autres qui l’écrivent. Nos leaders négocient sur une tabula rasa. Et nous continuons à céder sans cesse, sur le présent mais aussi sur le passé. La mémoire collective n’est pas seulement l’héritage d’un peuple, elle est aussi son énergie. Ce n’est pas une donnée inerte, c’est la part vivante de l’identité du peuple, qui fonde le sens de ses droits.
Se souvenir de Deir Yassin, ce n’est pas ressasser les désastres passés, c’est comprendre qui nous sommes, refuser la répétition et savoir où nous allons.
Source : Israël-Palestine, l’égalité ou rien. Edward Said. La fabrique. 1999.
Publié initialement dans al-Ahram Weekly, 17 avril 1997, The Gulf Today 25 avril 1997 et al-Hayat, 25 avril 1997.
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