Le long passé de résistance des travailleurs palestiniens

La grève générale des Palestiniens du 18 mai, s’inscrit dans une histoire bien plus longue de mobilisation de la part des travailleurs palestiniens. Depuis les années coloniales sous domination britannique jusqu’à ce jour, ces luttes ont subi une répression sévère, tout en maintenant bien vivace toutefois leur esprit de résistance.

Manifestation à Ramallah, au moment de la grève générale du 18 mai 2021. [Nasser Nasser/AP Photo]

Joel Beinin, 6 juin 2021

Le 18 mai dernier, tous les secteurs du peuple palestinien s’unissaient dans une grève générale : les résidents de la Cisjordanie occupée par Israël, de Jérusalem-Est, de la bande de Gaza, les citoyens arabes palestiniens d’Israël ainsi que leurs compatriotes de la diaspora. La « grève de la dignité », très largement suivie, rappelait deux précédentes grèves générales de tous les Palestiniens, organisées pour faire progresser leurs revendications nationales, en 1936 et en 1976.

La grève défiait la tactique du diviser pour régner déployée par Israël dès sa création en 1948 afin de disperser et de dominer les Palestiniens. Fait tout aussi important, elle mettait en exergue le caractère significatif des citoyens palestiniens d’Israël, non seulement en tant que force dans la politique israélienne, mais également comme composante du peuple palestinien dans son ensemble.

C’est la Commission supérieure de suivi pour les citoyens arabes d’Israël, le non officiel organe de direction des Israéliens palestiniens – qui constituent environ 20 pour 100 des citoyens d’Israël – qui a lancé l’appel à la grève. Dans la foulée, le Fatah et le Hamas – les partis dominants, respectivement en Cisjordanie et dans la bande de Gaza – de même que l’Autorité palestinienne, ont appuyé cet appel. Les fédérations syndicales palestiniennes en Cisjordanie ont également approuvé la grève.

« L’offensive contre les Palestiniens à Jérusalem, à Sheikh Jarrah et à la mosquée al-Aqsa » et « l’offensive contre les Israéliens palestiniens en général et dans les villes mixtes en particulier » ont hâté la grève du 18 mai, a déclaré un porte-parole de la Commission supérieure de suivi. Ayman Odeh, dirigeant de la Liste unifiée de trois anciens partis arabes au Parlement israélien, la Knesset, a ajouté : 

« La politique de répression provocatrice et violente du gouvernement Netanyahou a échoué et elle ne parviendra pas à réprimer notre lutte ni à nous détourner de notre chemin – une lutte civile organisée et juste contre l’occupation, contre le blocus [de la bande de Gaza], contre l’agression dont Gaza fait l’objet et pour la paix et l’égalité. »

L’expression la plus visible de la grève du 18 mai a consisté en la fermeture, grilles baissées, des commerces arabes à Jérusalem-Est et en Cisjordanie, ainsi que dans les villes israéliennes avec une importante population palestinienne, telles Haïfa, Jaffa, Lydda et Acre. Elle a été très largement suivie par les Israéliens palestiniens de la classe ouvrière et par les gens de Jérusalem-Est, qui sont disproportionnellement représentés dans les secteurs de la construction, des services sanitaires, de l’hôtellerie et des restaurants, ainsi que dans les rangs des chauffeurs de taxi et d’autobus. Plusieurs centaines de travailleurs ont été licenciés pour avoir fait grève.

Selon l’Association israélienne de la construction, seuls 150 Palestiniens de Cisjordanie se sont présentés au travail, et cela s’est traduit par une perte estimée à près de 40 millions de dollars. « Si nous pouvions tous nous battre de la sorte pour les droits des travailleurs, peut-être arriverions-nous à quelque chose », faisait remarquer un grutier en grève. Toutefois, la plupart des Israéliens palestiniens du secteur des soins de santé, où ils sont particulièrement nombreux – 17 pour 100 de médecins, 24 pour 100 d’infirmières, 47 pour 100 de pharmaciens –, n’ont pas suivi la grève.

Bien des Palestiniens, comme Mudar Younes, responsable de l’Union nationale des municipalités arabes, ne pouvait se souvenir d’une précédente occasion où les Israéliens palestiniens avaient lancé une grève qui s’était propagée ensuite en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. La dernière fois, c’était il y a quarante-cinq ans.

 

La Journée de la Terre en 1976

La première fois que des citoyens palestiniens de tout le pays ont résisté aux mesures israéliennes en tant que collectif national, ce fut lors de la grève de la Journée de la Terre, le 30 mars 1976. La Journée de la Terre protestait contre le Plan de développement Galilée, de 1975. Les termes du plan prévoyaient de confisquer environ 2000 acres (800 hectares) de terres, propriétés privées de Palestiniens, et, dans le but de « judaïser la Galilée », de les consacrer à la construction de la ville exclusivement juive de Carmiel et de cinquante autres colonies juives de moindre importance. Les forces de sécurité israéliennes avaient abattu et tué six Palestiniens sans armes et en avaient blessé une centaine d’autres, ce jour-là.

La principale conséquence immédiate de la Journée de la Terre fut la consolidation d’une alliance de partis politiques de gauche baptisée le Front démocratique pour la paix et l’égalité et dirigée par le Parti communiste. Elle allait devenir le parti politique le plus populaire parmi les citoyens palestiniens et les citoyens juifs non sionistes d’Israël pendant les quinze années suivantes.

Lors de cette Journée de la Terre de 1976, il y eut des grèves de solidarité en Cisjordanie, dans la bande de Gaza et dans les camps de réfugiés palestiniens du Liban. Finalement, la Journée de la Terre devint un symbole largement suivi de l’attachement des Palestiniens à leur terre, et ce, dans toutes les communautés palestiniennes.

La Journée de la Terre de 2018 initia la Grande Marche du Retour organisée par les jeunes de la bande de Gaza. Des manifestations hebdomadaires du vendredi, plutôt que des grèves, se poursuivirent jusqu’en décembre 2019. Durant cette période, les forces israéliennes abattirent et tuèrent 183 Palestiniens, dont une petite minorité seulement faisaient partie de groupes armés (les estimations vont de vingt-neuf à quarante-sept). Elles en blessèrent également 9 200 autres.

 

La grève générale et la révolte arabe de 1936–1939

La remarque du grutier susmentionné à propos de la grève du 18 mai suggère un lien potentiel entre la cause nationale palestinienne et les revendications de classe des travailleurs. Ce potentiel fut réalisé lors de la grève générale de 1936 contre le projet sioniste de peuplement et le pouvoir colonial britannique de la période de 1922 à 1948, lorsque la Grande-Bretagne gouvernait la Palestine dans le cadre d’un mandat octroyé par la Société des Nations.

Inspirée par une grève générale syrienne qui avait rapporté une promesse de la France de négocier l’indépendance de la Syrie un peu plus tôt la même année, la communauté arabe palestinienne avait mené entre le 19 avril et le 16 octobre 1936 la plus longue grève générale de l’histoire moderne. La grève avait constitué la phase d’ouverture de la révolte arabe de 1936-1939. Elle revendiquait une interdiction de la poursuite de l’immigration juive et des ventes de terre aux juifs, et l’instauration d’un gouvernement national – qui aurait reflété l’importante majorité arabe – responsable vis-à-vis d’un conseil représentatif. 

Des Comités nationaux arabes organisés localement à Naplouse et à Jaffa lancèrent l’appel à la grève. D’emblée, ils recueillirent un important soutien des travailleurs arabes, plus particulièrement des dockers du port de Jaffa et des conducteurs de véhicules motorisés, de même que des petits commerçants et marchands urbains et de la jeunesse nationaliste radicale. 

Cependant, les notables conservateurs traditionnels, parmi lesquels les gros propriétaires terriens qui avaient vendu des terres aux sionistes et qui exploitaient leurs métayers, s’emparèrent rapidement des rênes de la grève et de la révolte élargie. Ils constituèrent le Comité supérieur arabe, placé sous la direction du grand mufti al-Hajj Amin al-Husayni, lequel allait devenir par la suite un collaborateur nazi affirmé.

Durant l’été 1936, les paysans avaient affirmé leur participation au fur et à mesure que la grève avait évolué en une révolte armée dans les campagnes. Des volontaires venus de l’Irak et de la Syrie avaient rallié la lutte. L’un d’eux, un ancien officier de l’armée ottomane, syrien à l’époque, du nom de Fawzi al-Qawuqji, s’était proclamé commandant militaire de la révolte. C’était un signe que les Palestiniens ordinaires étaient en train de perdre le contrôle du mouvement.

Al-Hajj Amin al-Husayni et le Comité supérieur arabe conspirèrent avec les clients de la Grande-Bretagne, les rois de l’Irak et de l’Arabie saoudite et l’émir Abdullah de la Transjordanie afin de mettre un terme à la grève générale à temps pour pouvoir procéder à la récolte dans les citronneraies des « dirigeants » de la grève. Les rois publièrent des lettres proclamant de façon risible : « Nous comptons sur les bonnes intentions de notre amie la Grande-Bretagne, qui a déclaré qu’elle appliquerait la justice. »

 

La résistance à la Commission Peel

En juillet 1937, une commission royale britannique proposa la partition de la Palestine en deux États, un juif et un arabe, ce qui aurait débouché sur le transfert forcé de quelque 225 000 Palestiniens en Transjordanie. En réponse au plan de la Commission Peel, à l’interdiction du Comité supérieur arabe et à l’arrestation de ses dirigeants, les paysans reprirent et intensifièrent leur guérilla dans le nord vallonné du pays, après les récoltes de l’été.

Avec les notables traditionnels qui, désormais, jouaient un rôle nettement moindre, la révolte prit le caractère d’une révolution sociale dirige contre les propriétaires terriens et les élites urbaines. La guérilla paysanne imposa un moratoire sur toutes les dettes, annula les loyers sur les appartements urbains et confisqua la propriété des citadins prospères qui avaient fui le pays, la revendant au cours de parodies d’adjudications publiques à des tarifs fixés pour la forme. 

En août 1938, le mouvement paysan contrôlait plusieurs villes. Les dirigeants rebelles décrétèrent que toutes les femmes palestiniennes porteraient des foulards et que les hommes mettraient de côté leurs fez, typiques de la classe moyenne, pour adopter le couvre-chef paysan – le keffieh. Cela permit aux rebelles de circuler dans les villes sans être réellement identifiés et cela fit du keffieh un symbole national palestinien.

En collaboration avec les milices sionistes, l’armée britannique réprima brutalement la révolte arabe, tuant quatre mille rebelles et en blessant quinze mille autres. Plus de quinze mille personnes furent arrêtées et plusieurs dirigeants importants furent déportés.

En 1938–1939, des partisans des factions les plus en vue se mirent à assassiner leurs rivaux au cours d’une guerre civile à petite échelle. Parmi les cibles, il y eut Hasan Sidqi al-Dajani, le responsable du syndicat arabe des chauffeurs. Il fut liquidé à la même époque que plusieurs membres d’une faction opposée à al-Hajj Amin al-Husayni, et ce furent probablement les partisans de ce dernier qui perpétrèrent son assassinat.

Pendant ce temps, les sionistes profitèrent de l’opportunité de la grève générale arabe pour construire un nouveau port dans la ville exclusivement juive de Tel-Aviv et pour augmenter les effectifs de la main-d’œuvre juive au port de Haïfa. La combinaison de la répression massive, des dissensions internes, de l’absence de direction véritable et du bouleversement subi par l’économie fit que les Arabes palestiniens furent plus tard incapables d’opposer une résistance substantielle à la mainmise par les sionistes sur 78 pour 100 de la Palestine lors de la guerre arabo-israélienne de 1948, connue sous le nom de Nakba.

 

Les grèves ouvrières de l’époque du Mandat

Comme le montre Zachary Lockman dans son histoire des relations arabo-juives au sein du mouvement ouvrier de la Palestine du Mandat, les travailleurs arabes palestiniens qui, déjà dans les années 1920, commençaient à s’engager dans des actions de grève en faveur d’avantages économiques, étaient confrontés à un double défi.

Primo, la tendance politique dominante au sein de fédération syndicale sioniste, la Histadrut, rejetait la solidarité ouvrière arabo-juive. La Histadrut possédait aussi une société de construction et de nombreuses entreprises apparentées au mouvement sioniste ouvrier de peuplement. Elle cherchait à assurer de l’emploi aux travailleurs juifs dans le plus grand nombre de lieux de travail possible et elle craignait que, si les travailleurs arabes palestiniens acquéraient de l’expérience dans l’organisation de syndicats, cela ne risque d’accroître leur capacité politique et leur conscience nationaliste. 

Secundo, les notables nationalistes cherchaient à convertir le mouvement ouvrier arabe naissant en leur clientèle et à détourner ses partisans de toute conscience de classe. 

Les travailleurs arabes et juifs s’organisèrent communément dès la formation du Syndicat des travailleurs du chemin de fer, de la poste et du télégraphe, en 1922. Mais la direction de la Histadrut sapa cette unité. En 1925, la plupart des travailleurs arabes quittèrent le syndicat et rejoignirent les rangs de la Société des travailleurs arabes de Palestine (PAWS).

Néanmoins, il y eut dans les années 1930 un certain nombre d’actions communes remarquables organisées par les travailleurs arabes et juifs. En août 1931, une grève de dix jours des chauffeurs de camion et de bus, qui protestaient contre les nouvelles taxes sur le carburant et contre les charges des transports motorisés, immobilisa le trafic dans tout le pays. 

En février 1935, des centaines de travailleurs arabes et juifs employés par l’Iraq Petroleum Company à Haïfa firent grève pour de meilleurs salaires, moins d’heures et de meilleures conditions de travail. Leur action inspira d’autres travailleurs de la région de Haïfa, le centre industriel de la Palestine, y compris les cheminots qui étaient désormais représentés par deux syndicats, l’un entièrement arabe et l’autre principalement juif. La Histadrut sapa la solidarité arabo-juive en cherchant à utiliser ce soulèvement ouvrier afin d’obtenir l’embauche d’un plus grand nombre de juifs – le même problème qui avait brisé l’unité des cheminots arabes et juifs une dizaine d’années plus tôt.

La carrière de pierre et les fours à chaux d’Even Vesid étaient la propriété commune de la société de construction de la Histadrut et d’un homme d’affaires arabe fortuné de Haïfa, Tahar Qaraman. Les propriétaires payaient les ouvriers arabes douze piastres par jour et les travailleurs juifs vingt-cinq piastres pour à peu près le même travail. Les travailleurs palestiniens firent grève en avril 1935, réclamant un salaire journaliser de quinze piastres, la journée de huit heures et le retrait d’un contremaître détesté. La Histadrut, dans son rôle d’employeur, combattit la grève, mais fut finalement embarrassée et augmenta dont les salaires des travailleurs arabes. 

La grève d’Even Vesid est un parfait exemple des limites de la solidarité ouvrière arabo-juive en Palestine. La rentabilité de la compagnie et les emplois des travailleurs juifs mieux payés dépendaient des travailleurs arabes, qui recevaient des salaires médiocres, même si cela allait à l’encontre de la politique de la Histadrut de n’embaucher que des travailleurs juifs. 

En 1944, la main-d’œuvre salariée comptait cent mille Arabes palestiniens, leur nombre avait augmenté en raison des nécessités de guerre de l’armée britannique. Un nombre substantiel d’entre eux avaient rallié ou se trouvaient dans la zone d’influence de la Fédération des syndicats et société travaillistes arabes, créée par des membres arabes dissidents du Parti communiste de Palestine, en 1942. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les communistes dirigeaient environ 20 pour 100 de la classe ouvrière arabe organisée.

Menacée par la croissance au-delà de son contrôle du syndicalisme arabe qui se radicalisait de plus en plus, la Histadrut se mit à concurrencer la plus importante fédération syndicale arabe, la PAWS, afin de représenter les travailleurs arabes et juifs dans les camps militaires britanniques. Le 10 mai 1943, sans consulter les dirigeants de la PAWS, la Histadrut appela à la grève les travailleurs des camps militaires, qui cherchaient à obtenir une indemnité de vie chère que les travailleurs réguliers au service du gouvernement avaient obtenue précédemment. Les dirigeants de la PAWS considérèrent l’action de la Histadrut comme un défi politique et invitèrent les travailleurs arabes à ne pas faire grève. Et la plupart s’abstinrent. 

 

Des mouvements rivaux

Cette grève scinda le Parti communiste de Palestine en une faction exclusivement juive, dont les membres avaient soutenu la grève, et une faction arabe, qui s’était opposée à la grève. Cette dernière faction poursuivit son action en fondant la Ligue de libération nationale (NLL). La NLL promouvait à la fois la lutte nationale arabe palestinienne pour l’indépendance vis-à-vis de l’impérialisme britannique et le syndicalisme arabe. En 1945, elle fonda le Congrès des travailleurs arabes (AWC), qui défia bientôt la PAWS pour la première place parmi les travailleurs arabes.

Alors que les tensions entre Arabes et juifs s’intensifiaient après la Seconde Guerre mondiale, les actions communes menées par les travailleurs arabes et juifs atteignirent un point culminant. Ceci, en partie du fait que la NLL et l’AWC faisaient une distinction entre le mouvement sioniste et la communauté juive, spécialement les travailleurs, et prônaient la coopération entre travailleurs arabes et juifs autour des questions économiques.

En septembre 1945, l’AWC et la Histadrut dirigèrent conjointement une grève de sept jours de 1 300 travailleurs arabes et juifs employés aux ateliers de l’armée britannique dans les faubourgs de Tel-Aviv. Les grévistes revendiquaient la reconnaissance de leur comité commun, une indemnité de vie chère et la réintégration de travailleurs injustement licenciés. Ils organisèrent une marche commune dans les rues de Tel-Aviv tout en scandant en hébreu et en arabe « Longue vie à l’unité entre travailleurs arabes et juifs ! » — un spectacle extraordinaire dans la principale ville exclusivement juive de Palestine. Mais la grève n’atteignit que partiellement ses objectifs.

Durant l’automne 1945, un comité commun de la Histadrut et de la PAWS négocia et concrétisa les revendications des 1 800 travailleurs des Consolidated Refineries de Haïfa, le plus important employeur industriel de Palestine. La Histadrut et l’AWC embrayèrent sur une grève commune de douze jours des travailleurs de la firme Socony Vacuum, en avril 1946. Sous les pressions des partisans d’al-Hajj Amin al-Husayni, la PAWS refusa de rallier la grève, qui rapporta néanmoins certains gains aux travailleurs. 

Une autre grève arabo-juive éclata aux Consolidated Refineries en janvier 1947. Elle aussi fut sabotée par la direction de la PAWS. En mars de la même année, 2 500 Arabes – la grande majorité du personnel – et les juifs de l’Iraq Petroleum Company firent grève pendant deux semaines complètes et obtinrent une victoire partielle.

La plus grande action de l’après-guerre unissant travailleurs arabes et juifs fut la grève d’avril 1946 du personnel employé et ouvrier de la poste, du télégraphe et du téléphone ainsi que du chemin de fer de tout le pays – ce fut la première grève générale unissant postiers et cheminots de Palestine. Ils furent bientôt rejoints par les agents de l’État et les travailleurs du département des Travaux publics ainsi que par les travailleurs portuaires, ce qui porta le nombre total de grévistes à 23 000 environ.

Paralysée, l’administration du Mandat britannique fut forcée de céder devant de nombreuses revendications des grévistes, dont les augmentations salariales, une indemnité de vie chère et des améliorations sur le plan des pensions. Ni les dirigeants de la Histadrut, ni les nationalistes conservateurs palestiniens n’accueillirent favorablement cette expression de la solidarité entre juifs et Arabes.

 

Après la Nakba

La guerre arabo-israélienne de 1948, la Nakba, dispersa et affaiblit la classe ouvrière arabe palestinienne. D’anciens membres de la Ligue de libération nationale vivant en Cisjordanie et qui avaient créé le Parti communiste de Jordanie fournirent la seule continuité organisationnelle.

La majeure partie des 156 000 Palestiniens restés dans ce qui devint Israël après la guerre furent soumis à un gouvernement militaire entre 1949 et 1966. Les autorités israéliennes régulèrent sévèrement leurs déplacements et leurs emplois à l’extérieur de leurs villages. Dans de telles circonstances, se lancer dans des grèves était hors de question.

De plus, le gouvernement israélien interdit le Congrès des travailleurs arabes, qui avait eu du mal à survivre à la guerre de 1948, avant de permettre aux Israéliens palestiniens de s’affilier aux syndicats de la Histadrut en 1952. Néanmoins, ils furent nombreux à se voir exclus du syndicat et, sur cette base, à ne pouvoir se faire embaucher nulle part. Il fallut attendre 1965 pour que les citoyens arabes palestiniens soient à même de voter aux élections de la Histadrut en tant que membres à part entière.

Dans le reste de ce qui avait été la Palestine mandataire, la Transjordanie annexa la Rive gauche du Jourdain (c’est-à-dire la Cisjordanie) après la guerre de 1948, afin de constituer le royaume hachémite de Jordanie. Les dirigeants de la Jordanie interdirent les grèves. À ce jour, elles sont toujours fortement restreintes par la Loi du travail, de 1966. L’Égypte administra la bande de Gaza de 1949 à 1967. Les grèves furent effectivement illégales en Égypte après que Gamal Abdel Nasser eut consolidé son pouvoir en 1954, et la même restriction fut appliquée à la bande de Gaza.

 

Les territoires occupés depuis 1967

Après qu’Israël eut occupé la Cisjordanie et la bande de Gaza au cours de la guerre arabo-israélienne de 1967 (ou guerre des Six-Jours), des dizaines de milliers de Palestiniens de ces territoires allèrent de plus en plus travailler en Israël et, paradoxalement, dans la construction des colonies juives. Bien plus de 100 000 Palestiniens avaient des permis pour travailler en Israël, vers 1990, et des dizaines de milliers de plus le faisaient aussi sans permis – constituant peut-être même un tiers de la main-d’œuvre salariée palestinienne en Israël.

Leurs conditions étaient très précaires. Il ne leur était pas permis de s’affilier à la Histadrut et ils ne pouvaient prétendre à aucun de ses bénéfices sociaux, bien que tous payassent un « droit d’organisation » équivalent à 1 pour 100 de leur salaire. C’était censé couvrir le coût des négociations collectives dans lesquelles, toutefois, ils n’étaient jamais impliqués. Ils étaient nombreux à toucher moins que le salaire minimum légal mais faire grève pour remédier à cette situation était hors de question.  

Le Parti communiste de Jordanie fut la seule tendance politique qui tenta d’organiser les travailleurs de Cisjordanie avant l’occupation israélienne de 1967. Mais le parti était illégal et ses réalisations étaient limitées. À la fin des années 1970, les quatre principales factions politiques palestiniennes – le Fatah, le Front populaire pour la libération de la Palestine, le Front démocratique pour la libération de la Palestine et le Parti communiste – organisèrent des blocs syndicaux concurrents, ce qui entraîna une scission définitive en 1981.

De plus, le travail syndical était subordonné à la lutte nationale, puisque les dirigeants ouvriers avaient décidé de « geler » la lutte des classes du fait que

« nous avons découvert que le danger émanant de l’occupation était plus grand que celui qui venait des capitalistes ».

Alors que certains chefs d’entreprise coopéraient avec les syndicats pour résoudre les conflits du travail, d’autres agissaient comme des capitalistes « normaux », faisant obstruction aux efforts des travailleurs en vue de constituer des syndicats ou de les unir, et dressant les blocs syndicaux les uns contre les autres.

Néanmoins, il y eut une poignée de grèves contre les employeurs palestiniens de Cisjordanie, à la fin des années 1980. Les plus intenses furent celles du personnel enseignant : une grève de cent jours – un échec quasi-total, en fait – des enseignants des écoles publiques palestiniennes employés par le gouvernement israélien en 1981, et une grève de trois mois – en partie menée à bien – à l’Université de Birzeit en 1986. Cette dernière sapa les plans de l’institution en vue de licencier tous ses employés et de les réembaucher à des salaires moindres en guise de réponse à la crise financière.

La Première Intifada de 1987–1991 vit de nombreuses grèves en Cisjordanie et à Gaza, en vue de faire progresser les revendications nationales palestiniennes. De caractère, elles ressemblaient à la grève générale de cette année (2021), bien que les citoyens palestiniens d’Israël ne les eussent pas ralliées. Ce n’est que dans les derniers stades de l’Intifada que les revendications des travailleurs furent soulevées en tant que telles.

Après la guerre du Golfe de 1991, Israël restreignit durement l’entrée sur son territoire des travailleurs palestiniens de Cisjordanie et de la bande de Gaza. Quelque quatre-vingt mille Cisjordaniens ont obtenu des permis de travail en Israël, ces dernières années, surtout dans la construction, outre quelque trente mille qui travaillent là sans permis. C’étaient précisément les travailleurs qui ont paralysé l’industrie israélienne de la construction le 18 mai. Trente mille autres travaillent dans les zones industrielles gérées par Israël aux frontières de la Cisjordanie.

En dépit des efforts de réunification, la rivalité entre les syndicats a suivi l’agenda des diverses factions politiques et des pratiques antidémocratiques consolidées dans la politique d’antan en Cisjordanie et à Gaza depuis que les accords d’Oslo continuent d’affaiblir le syndicalisme palestinien. Il y a pourtant eu des grèves remarquables, entre autres, des chauffeurs de taxi cisjordaniens en 2012 et des enseignants en 2016.

Les enseignants, qui n’avaient plus reçu la totalité de leur salaire depuis des mois, firent de nouveau grève en octobre et novembre 2020. Les partisans de l’Autorité palestinienne (AP) critiquèrent cette grève ainsi que d’autres grèves des employés de l’AP. En fait, souvent, l’AP ne dispose pas des fonds nécessaires pour payer ses 130 000 employés, pour la simple raison que, périodiquement, Israël refuse de lui transférer les recettes des taxes et impôts comme l’exigent les termes des accords d’Oslo.  

En janvier 2021, quatre-vingts travailleurs palestiniens se sont mis en grève à l’usine Yamit, qui fabrique des filtres à eau dans le parc industriel de Nitzanei Shalom, géré par Israël près de Tulkarem. Ils étaient organisés au sein d’un syndicat israélien indépendant et de gauche appelé Maan, le seul syndicat acceptant de les organiser dans cette situation politiquement pénible. C’était la première action de ce genre dans un parc industriel de Cisjordanie, où tous les propriétaires sont israéliens, mais les lois israéliennes du travail ne couvrent pas les travailleurs palestiniens pour la simple raison que, techniquement, leur lieu de travail n’est pas situé en Israël.  


Publié sur Jacobin Magazine
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Joel Beinin est professeur d’histoire du Moyen-Orient à l’Université Stanford (EU). Son dernier ouvrage est intitulé Workers and Thieves : Labor Movements and Popular Uprisings in Tunisia and Egypt (Travailleurs et voleurs : les mouvements ouvriers et les soulèvements populaires en Tunisie et en Égypte) (Stanford University Press, 2016).

Lisez également :

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Déclaration de la dignité et de l’espoir (à propos de la grève du 18 mai 2021)

L’organisation des travailleurs en Palestine et le combat pour la libération

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