L’élite palestinienne est incapable d’empêcher le vol des terres par Israël
Après qu’Israël eut occupé le reste de la Palestine en 1967, aucun effort n’a été consenti ni par l’ancienne élite foncière palestinienne, ni par la bourgeoisie palestinienne émergente en vue d’empêcher l’acquisition par les sionistes de terres appartenant aux Palestiniens.
Joseph Massad, 29 septembre 2021
Le principal élément déclencheur du soulèvement et de la résistance qui ont gagné toute la Palestine en mai dernier n’était pas différent des autres déclencheurs depuis le début des années 1880 – à savoir le vol toujours en cours des terres palestiniennes par les colons juifs.
Les tentatives sionistes en vue de voler des terres ont toujours été la pierre angulaire du mouvement. Le Fonds national juif (FNJ), créé en 1901, et sa filiale, la Société palestinienne de développement des terres (1908), ont décidé de chasser les paysans palestiniens de leurs terres en acquérant des terrains auprès des autorités de l’Empire ottoman et d’autres appartenant à des propriétaires absents installés à Beyrouth, à Damas ou au Caire.
Nombre de ces transactions furent opérées subrepticement et illégalement, de la même façon qu’elles ont encore cours aujourd’hui. En effet, une autre filiale du FNJ, appelée Himanuta, s’est vu confier la tâche, ces dernières années, d’exécuter des transactions d’une légalité douteuse autour de terres situées en Cisjordanie.
Après qu’Israël eut occupé le reste de la Palestine en 1967, aucun effort n’a été consenti ni par l’ancienne élite foncière palestinienne, ni par la bourgeoisie palestinienne émergente en vue d’empêcher l’acquisition par les sionistes de terres appartenant aux Palestiniens.
La mainmise coloniale par Israël, en 1967, sur la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est et Gaza, a relancé le vol colonial des terres palestiniennes, dans le même temps que Jérusalem-Est et les villes et villages de sa périphérie sont devenus une cible spéciale des Israéliens dès le début des années 1970.
Ni l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) ni la bourgeoisie palestinienne n’ont fait de sérieux efforts depuis lors pour mettre à l’abri de ces vols les propriétés et terres palestiniennes. En fait, en 1993, bien des hommes d’affaires palestiniens ont soutenu la reddition que constituaient les accords d’Oslo, lesquels leur offrirent des opportunités d’importants profits sous l’occupation israélienne même.
Les efforts palestiniens en vue de faire cesser l’appropriation des terres remontent au début du projet sioniste. Une fois que la Grande-Bretagne fut devenue le sponsor officiel du projet colonial de peuplement des Juifs européens en 1917, elle occupa la Palestine et se mit à promulguer des lois et des réglementations destines à faciliter les transferts de terre au profit des colons juifs. Ce fut une époque de transformation dans la destinée du mouvement sioniste.
Le modèle allemand
Le fondateur du mouvement sioniste, Theodor Herzl, le comprit très bien quand il insista, dans son pamphlet, L’État juif, en disant :
« Une infiltration progressive des juifs (…) est condamnée à mal finir. Elle se poursuivra jusqu’au moment inévitable où la population autochtone se sentira menacée et forcera le gouvernement à mettre un terme à tout afflux supplémentaire de juifs. L’immigration est par conséquent futile, à moins que nous n’ayons le droit souverain de la poursuivre. »
Les sionistes avaient un modèle en vue concernant la manière de coloniser la Palestine, à savoir le modèle allemand.
En 1871, l’Allemagne nouvellement unifiée prévoyait de coloniser ses provinces de l’est, c’est-à-dire la Prusse occidentale et la Posnanie, peuplées majoritairement de Polonais, en les germanisant via une colonisation de peuplement et la suppression de l’identité nationale polonaise.
Le plan, élaboré par la Commission royale de colonisation de la Prusse, prévoyait de déplacer quelque 40 000 familles allemandes vers les provinces à majorité polonaise.
En 1918, la commission n’avait été en mesure d’acheter que 8 pour 100 de la terre, dont la majeure partie était située en Posnanie. Via la Loi allemande d’expropriation, les Allemands avaient également confisqué 70 000 hectares de terres polonaises dans des régions dont la « germanité » était menacée. Ils y établirent des centaines de petites colonies de peuplement allemandes. Outre les 155 000 colons civils, plus de 378 000 militaires et fonctionnaires allemands vivaient dans les régions polonaises.
Mais le plan de colonisation eut un effet contre-productif en ce sens qu’il exacerba le nationalisme polonais qu’il avait eu l’intention de museler. En effet, en 1886, les propriétaires terriens polonais avaient établi la Banque foncière polonaise (banque Ziemski) pour acheter des terres aux propriétaires polonais en lutte et y installer des paysans polonais. En 1918, la proportion polonaise de la population avait augmenté dans les deux provinces et la propriété polonaise des terres s’était elle aussi accrue.
Malgré l’échec de la colonisation allemande de la Posnanie, elle devint un modèle pour les sionistes du début du 20e siècle dans leurs efforts en vue de coloniser la Palestine (un pays plus ou moins de la même taille que la Posnanie).
Le Bureau palestinien de l’Organisation sioniste (OS) était dirigé par le Juif allemand né en Posnanie, Arthur Ruppin. Ruppin avait assisté à
« la lutte permanente entre la majorité polonaise vivant dans les campagnes et la population allemande, dominante et principalement citadine ».
De faibles tentatives
Deux semaines après son arrivée en Palestine en 1907, dans le but d’examiner la colonisation juive du pays – le voyage était financé par le Fonds national juif (FNJ) de l’OS – Ruppin écrivit au FNJ :
« Je perçois le travail du FNJ comme similaire à celui de la Commission de colonisation œuvrant en Posnanie et en Prusse occidentale. Le FNJ va acheter des terres chaque fois qu’il lui en sera proposé par des non-juifs et il les proposera à la revente soit en partie soit totalement à des juifs. »
Le contexte palestinien avait l’air d’une réplique du système polonais, sauf qu’au contraire de l’élite foncière polonaise, celle de la Palestine n’avait absolument pas opposé de résistance à la colonisation sioniste. À l’instar des Polonais, les nationalistes anticoloniaux palestiniens émirent des avertissements à l’adresse des personnes disposées à vendre des terres aux colons juifs et, dans les années 1930, des injonctions religieuses émanant des Palestiniens musulmans et chrétiens interdirent les ventes de terres aux colons.
Certaines tentatives timides de l’élite terrienne palestinienne en vue d’acheter des terres pour les paysans dépossédés virent le jour via la création de banques palestiniennes, plus particulièrement la Banque arabe (1930) et la Banque arabe agricole Ahmad Hilmi Pasha Abd al-Baqi (1933), dans le même temps que le Conseil suprême musulman de Palestine acheta des terres et les convertit en fonds de charité – les Waqf – qu’on pouvait garder pour toujours.
Il y eut également le Fonds national arabe palestinien (Sunduq al-Ummah), créé en 1932-1933 afin d’acheter des terres au nom de l’Exécutif arabe palestinien (le corps qui représentait le peuple palestinien, non reconnu par les Britanniques). Il ouvrit des succursales un peu partout en Palestine.
Un second effort fut initié par le Plan de développement foncier de la Ligue arabe de 1945, connu sous l’appellation « Al-Mashru’ al-Insha’i » ou le « Projet de construction », qui avait pour but de préserver la terre arabe et d’alléger les conditions sociales et économiques des paysans. Le plan cherchait à éponger les dettes massives des paysans, à améliorer les méthodes agricoles et à mener à bien la mise en place de villages. L’intention n’était pas d’acheter des terres, bien que ce fut ce que le projet finit par faire.
En fin de compte, Musa al-Alami, un homme politique palestinien issu d’une famille terrienne de l’élite, lança le projet à l’aide de ses propres fonds irakiens, puisque, apparemment, la Ligue arabe n’en fournissait pas. Son projet entra bientôt en concurrence avec le Fonds national arabe, instauré par Baqi.
Aucun des deux ne fut solidement financé ou très efficace. Fin 1945, le fonds avait acquis 12 800 dounams (1280 hectares) de terres, alors que le Projet de construction était au bord de l’effondrement.
Le Comité supérieur arabe palestinien (AHC), qui remplaça l’Exécutif arabe en 1935, fut dissous par les Britanniques en 1937 en raison de son soutien à la révolte. Quand il fut restauré en 1946, des plans furent proposés la même année par le mufti Amin al-Husayni et l’AHC en vue d’établir le « Bayt al-Mal al-Arabi » en tant que trésorerie destinée à collecter des taxes et sauvegarder les terres palestiniennes.
Le Bayt al-Mal chercha à fusionner le Fonds national et le Projet de construction d’Alami en tant que composante. La trésorerie fut proclamée publiquement en avril 1947. Hilmi Abd al-Baqi soutint la fusion mais Alami refusa de se rallier. Le Bayt al-Mal al-Arabi, pendant ce temps, mit en place six importantes succursales.
L’échec de la bourgeoisie palestinienne
Ces efforts, toutefois, vinrent trop tard, puisque, en quelques mois, les colons juifs avaient conquis une grande partie de la Palestine, avaient chassé le gros des Palestiniens de la zone qu’ils occupaient et avaient confisqué toutes leurs terres, qui devinrent pour toujours une chasse gardée de la communauté juive mondiale.
Au contraire des propriétaires terriens polonais qui furent à même de contrecarrer les efforts de l’Allemagne en vue de saper la présence démographique des Polonais et leur possession de terres dans leurs provinces, les propriétaires palestiniens échouèrent lamentablement dans leur tâche, de la même façon qu’allait le faire la bourgeoisie palestinienne après 1967.
En effet, même aujourd’hui, l’Association palestinienne du bien-être, fondée en 1983 à Genève par des hommes d’affaires palestiniens, ne consent toujours aucun effort en vue de sauvegarder les terres des Palestiniens, bien qu’elle sponsorise des projets tel le Programme de revitalisation de la Vieille Ville de Jérusalem. Ironiquement, une société d’affaires palestinienne s’est alliée à l’Autorité palestinienne pour confisquer des terres de villages palestiniens dans le but d’établir un quartier bourgeois à proximité de Ramallah, lequel porte le nom de Rawabi.
Un effort bourgeois ressort sur le plan de l’affirmation des droits palestiniens à la terre à Jérusalem-Est – il a trait à la nouvelle ambassade des États-Unis installée à Jérusalem-Ouest, laquelle a été construite sur des propriétés palestiniennes volées.
En 1989, s’appuyant sur l’Amendement Helms du Congrès américain, un accord fut signé entre Israël et les États-Unis stipulant qu’un terrain de 7,7 acres (3,08 hectares) à Jérusalem-Ouest serait loué au gouvernement américain pour un loyer annuel de 1 USD durant 99 années. Cette propriété est située dans ce qu’on appelait les « casernes Allenby », le site de la garnison de l’arme britannique à l’époque du Mandat.
Comme l’a démontré l’historien palestinien Walid Khalidi, la propriété appartient à dix-neuf familles de Jérusalem. Parmi ces dix-neuf, quinze étaient des familles Arabes musulmanes et quatre des familles arabes chrétiennes. Huit des quinze familles musulmanes étaient des bénéficiaires du Khalili Waqf auquel appartenait une bonne partie de la terre. En 2000, Khalidi identifia 90 ressortissants américains qui étaient les héritiers des propriétaires d’origine, de même que 43 autres héritiers de nationalités canadienne ou européennes.
Des efforts trop modestes, trop tardifs
En juin 1995, feu l’homme d’affaires palestinien Hasib Sabbagh avait créé le Comité américain pour Jérusalem (ACJ) censé réunir les plus importantes organisations arabo-américaines et autres soucieuses de l’avenir de Jérusalem. Des tentatives par l’ACJ en vue de s’opposer au gouvernement américain sur le plan de la location n’aboutirent jamais et l’ACJ fus dissous en 2003.
Plutôt que d’instaurer un fonds de sauvegarde des terres des Palestiniens, l’ACJ fut transformé en une organisation non officielle de lobbying au profit de l’AP, sous l’appellation de Taskforce américaine sur la Palestine, et elle œuvra en vue d’anéantir le droit au retour des réfugiés sur leurs terres, avant de disparaître complètement de la scène de Washington. Après que Donald Trump eut finalement approuvé la Loi du Congrès de la fin des années 1980 prévoyant de transférer l’ambassade des États-Unis à Jérusalem-Ouest, la construction débuta cette même année sur un terrain volé à des Palestiniens – ainsi qu’à des citoyens américains.
Pendant ce temps, les sionistes poursuivent leur vol de terres palestiniennes par le biais d’achats bidon et de confiscations illégales. Des rumeurs récentes circulent prétendant qu’il y a actuellement de modestes efforts de la part de quelques Palestiniens nantis en vue de s’embarquer dans un projet d’achat de terres palestiniennes à Jérusalem-Est pour les transformer en donations islamiques (Waqf) et que, en effet, de tels achats ont d’ailleurs déjà eu lieu.
Si cela est vrai, ces efforts peuvent s’avérer trop modestes et trop tardifs. La seule chose concrète qui continue à se dresser face aux vols de terres par les colons juifs, c’est la résistance du peuple palestinien même, et ce, indépendamment de sa bourgeoisie négligente et collaboratrice.
Publié le 29 septembre 2021 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine
Joseph Massad est professeur de politique arabe moderne et d’histoire intellectuelle à l’université Columbia de New York. Il est l’auteur de nombreux livres et articles universitaires et journalistiques. Parmi ses livres figurent Colonial Effects : The Making of National Identity in Jordan, Desiring Arabs, The Persistence of the Palestinian Question : Essais sur le sionisme et les Palestiniens, et plus récemment Islam in Liberalism. Citons, comme traduction en français, le livre La Persistance de la question palestinienne, La Fabrique, 2009.