La Nakba, c’est comme si c’était hier !!!
Il y a 74 ans, j’ai assisté à la Nakba, l’épuration ethnique de la Palestine. Je l’ai vécue depuis la perspective d’un garçon de 12 ans, dans mon village campagnard de Battir.
Hasan Abu Nima, 15 mai 2022
Battir était relié par chemin de fer à Jérusalem, à une douzaine de kilomètres. La locomotive à vapeur faisait la navette deux fois par jour vers la ville, permettant aux villageois d’apporter leurs produits sur le marché. Jérusalem était également l’endroit où bien des gens se rendaient à leur travail, consultaient des médecins et se procuraient en général leurs besoins vitaux.
Bien qu’il y ait eu beaucoup d’illettrés à Battir, chaque jour, les journaux arrivaient en provenance de Jérusalem. Les gens se rassemblaient et écoutaient lorsque quelqu’un lisait à haute voix les informations sur les événements qui tourbillonnaient autour de nous et dont dépendait notre avenir.
Depuis longtemps, on comprenait très bien que la promesse britannique d’une « patrie nationale juive » constituait une menace existentielle. Les adultes en parlaient tout le temps et nous, enfants, nous les entendions et partagions leurs craintes et leurs angoisses.
Tout au long du Mandat britannique, les gens ont soutenu la résistance à la colonisation sioniste de la Palestine, et plus particulièrement au cours de la révolte palestinienne de 1936-1939, que les Britanniques allaient réprimer avec une violence horrible. Mais, à la fin des années 1940, nous avons senti que le danger se rapprochait plus que jamais.
En novembre 1947, l’Assemblée générale des Nations unies adoptait un plan de partition qui octroyait plus de la moitié du pays aux colons juifs européens récemment débarqués, sans le moindre consentement de notre part et sans nous avoir consultés, nous, les autochtones de ce pays.
Les Britanniques – qui dirigeaient la Palestine depuis la fin de la Première Guerre mondiale – se mirent à préparer leur départ et les sionistes commencèrent à appliquer leurs plans de reprise du pays.
Une mare de sang
Les milices juives se mirent à attaquer les trains qui, partant de Jaffa et passant par Battir, se rendaient à Jérusalem, parfois en les faisant dérailler à l’aide d’explosifs dissimulés sous les voies. Début 1948, le service ferroviaire fut désactivé et on le remplaça par un énorme camion afin de transporter passagers et marchandises vers Jérusalem.
Mais cela aussi a fini par être dangereux, puisque les sionistes attaquaient les véhicules le long de cette route. Je me rappelle qu’un jour, quand le camion était arrivé de Jérusalem et que les gens en étaient descendus, ils avaient remarqué que l’un des passagers ne bougeait plus. Il y avait une mare de sang en dessous de lui.
Apparemment, personne n’avait remarqué que, en un certain endroit de la route, une balle avait pénétré dans le véhicule et avait tué l’homme sur son siège. Le camion était tellement bondé que les autres passagers l’avaient maintenu bien droit en position.
J’avais vu l’homme dans son uniforme de laine vert olive bien propre quand on l’avait descendu du camion. C’était un jeune employé des services postaux. Il s’appelait Ahmad Arab. Je le connaissais, ainsi que sa famille puisque, dans le village, les relations étaient étroites entre tout le monde. L’horrible scène vit toujours en moi aujourd’hui, bien que ce ne soit pas la seule à laquelle j’aie assisté. Tout au long de cette période, d’autres personnes de Battir ont été tuées durant ces violences qui n’allaient plus cesser de s’accroître.
Au cours des mois qui ont précédé le départ des Britanniques en mai 1948, l’offensive soigneusement préparée par les sionistes avait déjà transformé en réfugiés des centaines de milliers de Palestiniens.
Les Britanniques, qui avaient aidé les sionistes durant toute cette période, n’intervinrent pratiquement pas. Des villages et communautés arabes furent laissés quasiment sans défense face aux attaques calculées pour semer la terreur et précipiter la fuite des Palestiniens.
Il était devenu trop dangereux de rester
En avril 1948, le village de Deir Yassin, à quelques milles de Battir, assista à l’un des pires massacres perpétrés par les milices sionistes.
La sauvagerie délibérée envers les civils eut l’effet escompté : Elle terrorisa les Palestiniens au point qu’ils s’enfuirent de leurs foyers, rendant ainsi la conquête de leur terre plus facile pour les envahisseurs.
Je me souviens de dizaines de familles arrivant à Battir à la recherche d’un refuge. Bien qu’ils n’eussent pas eu grand-chose, les gens de Battir partagèrent le peu qu’ils avaient.
Puis, en mai 1948, vint notre tour. Battir se retrouva sous le feu depuis les pentes du côté de la vallée, vers l’ouest, de l’autre côté de la ligne de chemin de fer.
Il était devenu trop dangereux de rester. Nous fuîmes vers un vignoble, à une heure de marche environ, dans un endroit appelé al-Qusayr. Nous y campâmes des semaines durant sous les arbres, en croyant que nous retournerions bientôt chez nous.
Nous survivions à l’aide d’un minimum de vivres, des fruits de la terre et de l’eau d’une petite source. Certains villageois, à l’occasion, tentaient de retourner à Battir pour y récupérer des biens, mais le village restait sous feu constant. J’y allai une fois avec des cousins, mais abandonnai la tentative qui s’était avérée trop dangereuse.
Nous sommes restés dans le vignoble dans l’insupportable chaleur estivale jusqu’en septembre mais, quand le temps se mit à refroidir, les gens durent trouver d’autres endroits où aller. Battir n’avait pas été occupé par les sionistes, mais il était toujours aussi dangereux d’y retourner.
C’est ainsi qu’avec ma mère, ma petite sœur et la famille de ma grande sœur – onze personnes en tout – nous trouvâmes refuge à Bethléem. Mon frère y vivait dans un petit appartement dans cette forteresse construite par les Britanniques et qu’on avait appelée « l’immeuble Tegart » Il y avait ses quartiers du fait qu’il travaillait comme opérateur télégraphique pour la police palestinienne et nous nous entassâmes désormais tous chez lui.
Même avec tout ce qui se passait, il régnait une impression générale d’incrédulité et un sentiment que les troubles n’allaient pas durer. Les gens s’attendaient à ce que les Nations unies interviennent et restaurent l’ordre et la justice. Ils plaçaient également leurs espoirs sur l’arrivée des armées arabes, qui attendaient la fin officielle du Mandat britannique, le 15 mai, de façon à pouvoir secourir la Palestine ou, du moins, ce qui restait du pays après l’offensive sioniste.
Alors que l’intervention arabe eut bien lieu, elle fut bien trop limitée et elle eut lieu bien trop tard. À la fin de la guerre de 1948, quelque 800 000 Palestiniens avaient été contraints de s’enfuir de leurs foyers.
Nous fûmes relativement chanceux. Au contraire des habitants de centaines d’autres villages, y compris certains très proches du nôtre, les habitants de Battir parvinrent à rentrer chez eux.
Bien que la ligne de chemin de fer et une partie du village se soient retrouvés du côté contrôlé par les Israéliens de la ligne de cessez-le-feu, une disposition spéciale de l’accord d’armistice de 1949 permit aux villageois de Battir de continuer d’accéder à leurs terres.
La vie à Battir revint plus ou moins à la normale, du moins jusqu’en 1967, lorsqu’Israël occupa la totalité de la Cisjordanie, ainsi que Gaza, la péninsule égyptienne du Sinaï et les hauteurs syriennes du Golan.
Aujourd’hui, le village est toujours sous occupation israélienne.
Retour à la guerre civile
Je me souviens toujours des années de préparation à la Nakba, une période de guerre civile entrer Arabes et juifs, de haine intense et d’atrocités qui ne cessèrent d’empirer du fait que la communauté internationale ne fit rien ou ne fit qu’envenimer la situation.
Après 1967, l’idée qui prévalut fut que le « conflit » serait résolu par le biais d’un accord en vue de créer un État palestinien en Cisjordanie et à Gaza alors que les terres conquises par les sionistes en 1948 continueraient de faire partie d’Israël.
Mais, avec le fiasco de ce plan – en raison de la colonisation décidée et sans relâche par Israël des terres qu’il avait conquises en 1967 – il y eut un retour, dans l’ensemble de la Palestine historique, à une situation ressemblant à une guerre civile, telle que celle qui existait avant 1948. Ce furent les Palestiniens contre les Juifs israéliens, depuis le Jourdain jusqu’à la Méditerranée.
Voici un an, dans tout le pays – en Cisjordanie, à Gaza et un peu partout dans l’Israël d’aujourd’hui – des Palestiniens se sont dressés à l’unisson pour défendre Jérusalem. Il y a eu un renouveau dans le sentiment qu’ils représentaient un seul peuple, engagé dans une lutte unie. Pendant ce temps, alors que l’armée israélienne se livrait à des massacres à Gaza, des hordes juives s’organisaient dans les villes d’Israël afin de terroriser et d’agresser les citoyens palestiniens.
Ces derniers mois, des Palestiniens ont mené à titre individuels des attaques qui ont tué des civils et des gens des forces armées dans plusieurs villes d’Israël. L’une de ces attaques, qui a tué deux agents de la Police israélienne des frontières dans la ville de Hadera, dans le nord, a été l’œuvre de deux citoyens palestiniens d’Israël.
La situation a repris sa nature. Il ne s’agit pas d’une guerre entre États, pouvant être résolue par des traités de paix, mais d’une lutte d’un peuple autochtone contre une invasion coloniale de peuplement. Tristement, il s’agit d’une formule qui favorise l’escalade de la lutte, de la répression et d’un bain de sang qui n’épargnera personne, à moins que l’on accorde leurs pleins droits aux Palestiniens.
La violence et la brutalité sans cesse croissantes d’Israël peuvent retarder l’inévitable mais, en fin de compte, je crois que les Palestiniens obtiendront leur libération, de la même façon que les Sud-Africains ont renversé l’apartheid et que les Algériens se sont libérés des Français.
Aujourd’hui, à l’intérieur de la Palestine historique, les populations palestiniens et juives israéliennes sont à peu près égales, quelque sept millions pour chaque groupe. Mais les Palestiniens constituent une majorité écrasante quand on compte les millions de réfugiés de plus dans les pays de la périphérie.
Près de huit décennies après la Nakba, et plus d’un siècle après l’arrivée des premiers colons sionistes en Palestine, il devrait être clair pour le monde, et spécialement pour Israël, que les Palestiniens ne renonceront jamais à leur terre ni à leur combat pour la liberté.
Accepter cette vérité constitue le premier pas vers un avenir de justice et de paix.
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Hasan Abu Nimah est l’un des contributeurs de Our Vision For Liberation : Engaged Palestinian Leaders and Intellectuals Speak Out (Notre vision pour la libération : Des dirigeants et des intellectuels palestiniens engagés parlent), édité par Ramzy Baroud et Ilan Pappe.
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Publié le 15 mai 2022 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine