Les petites pousses issues de la mort

La vie d’origine de Gaza germera de la mort, parce que les bombes du colonisateur ne peuvent atteindre les profondeurs des racines de son peuple, qu’importe à quel point elles nous brûlent, nous tuent ou nous désarticulent.

 

Rafah est déjà sous attaque. Où les gens iront-ils si Israël y mène une large offensive ?

Rafah est déjà sous attaque. Où les gens iront-ils si Israël y mène une large offensive ? (Photo : Abed Rahim Khatib / DPA via ZUMA Press)

 

Susan Abulhawa, 25 avril 2024

 

Il est près de 5 heures du matin à al-Mawasi, Rafah. Et nous entendons le bruit des bombes israéliennes depuis hier à midi. C’est un bruit intermittent, qu’on entend peut-être à deux ou trois reprises toutes les deux ou trois heures.

Un dicton local dit que, si vous pouvez les entendre, c’est bon pour vous. Pour des raisons que je ne comprends pas encore, les gens qui sont bombardés n’entendent pas la haine métallique explosive qui les enterre vivants, déchire leurs membres, brûle leurs visages et vole toute vie en eux même s’ils survivent.

Les gens ne font plus attention à leurs bombes, sauf pour dire ya sater (oui, mon Dieu), une prière superficielle visant à se protéger où que l’on soit.

Comme le monde ici s’est de plus en plus rétréci et assombri, les conversations tournent toujours autour de deux sujets – la nourriture et les bombes – avec des mises à jour quotidiennes. Qu’a-t-on mangé, qu’y a-t-il à manger, que va-t-on manger, combien de temps la réserve va-t-elle durer, comment va-t-on se procurer le prochain repas, quelle est l’aide qui a pu entrer, quels sont les prix, combien sont morts de faim ou sont en train de mourir de faim ?

La semaine dernière, on ne parlait plus que de pommes, en ville. Elles sont apparues sur le marché pour la première fois depuis qu’Israël a interdit, puis restreint l’entrée des vivres.

Pour la majorité des Palestiniens, ici, c’était la première fois qu’ils goûtaient des fruits frais depuis sept mois ou presque. Ceux qui ont des GSM ont filmé leurs premières bouchées.

D’autres aliments frais n’ont pas suivi, mais les pommes abondent, même si la plupart des gens ne peuvent se les payer.

Les conversations autour des bombes sont plus variées. Bien sûr, il n’est pas question que de bombes, mais aussi de chars et de tireurs embusqués, de drones espions et de drones tueurs et de toute une série d’autres technologies de mort.

 

Imminence de l’offensive

Presque tout le monde est d’accord pour dire qu’une offensive contre Rafah – la ville la plus au sud de la bande de Gaza – est imminente. Une vidéo diffusée par les médias sociaux montre un commandant israélien faisant du battage pour son unité en promettant qu’elle va balayer Rafah de la carte comme ce fut le cas avec Shujaiya, Beit Hanoun et Khan Younis.

Les soldats hurlent et applaudissent, affirmant la ferveur du génocide.

« Vous avez vu la vidéo ? » demandent certains.

Mais la plupart ne l’ont pas vue. Ils n’ont pas internet.

« Où sommes-nous censés aller, maintenant ? » demandent-ils.

Un jour, le poète Mahmoud Darwich avait demandé : « Où les oiseaux s’envolent-ils, après le dernier ciel ? »

Les pauvres tentes des personnes déplacées ont déjà pris racine. L’assemblage précaire de ficelles, de vêtements, de bois et de plastique a été rempli d’objets lentement accumulés en six mois de guerre génocidaire sioniste.

Plaques de cuisson et bonbonnes de propane venant de l’aide, assiettes et couverts, couvertures, vêtements, sacs de couchage, cahiers, nourriture, brosses à dents et autres objets de la vie courante proprement disposés sur des étagères artisanales ou pendus à des crochets, on n’abandonne pas tout cela facilement.

« Comment pourrons-nous emporter tout ça ? »

« Comment allons-nous déménager à nouveau ? »

Les gens sont las.

« Mon cœur ne peut plus supporter cela. Qu’ils nous bombardent tout simplement. La mort est meilleure que la vie. »

Où sommes-nous censés aller, maintenant ?

Où les oiseaux s’envolent-ils, après le dernier ciel ?

Vers Nuseirat, dans la zone centrale. Telle est la rumeur.

Les chars s’en sont allés. Mais il y a toujours des tireurs embusqués dans certains bâtiments, apprenons-nous.

Et Israël continue de bombarder les endroits qu’il a fait évacuer. Comme Khan Younis.

 

Incendier notre histoire

Majeda, mon amie depuis plus de vingt ans, m’emmène découvrir les tristes vestiges de sa ville bien-aimée, de sa maison, de son quartier. Cette ville ancienne, naguère très vivante, avec ses nombreuses maisons familiales à plusieurs étages, ses jardins, sa couleur, sa musique, ses restaurants, souks, boutiques et cafés, a été transformée en un paysage gris de décombres, de routes dévastées, de voitures aplaties, de corps en putréfaction, d’animaux étiques ou d’animaux morts et de poussière si épaisse qu’elle ne peut tout simplement pas se déposer.

Vous respirez tout cela quand vous déambulez dans cette architecture coloniale tout empreinte de jalousie, de haine, de suprémacisme et de cupidité.

« Voici où se trouvaient les livres de la famille », dit Majeda en montrant une zone de cendres blanches.

« C’est étonnant comme le tas de cendre est petit malgré toutes ces centaines de livres », ajoute-t-elle.

Je sais qu’elle ne parle pas seulement du nombre de ces livres, mais du vaste monde qu’ils contenaient.

Ce n’étaient pas des livres ordinaires. Les romans et le livres ordinaires se trouvaient dans une autre pièce, ils sont devenus un autre tas de cendre.

Ces livres étaient des textes manuscrits, précieux et irremplaçables.

Majeda provient d’une famille très en vue qui exerçait des fonctions d’autorité et gardait des documents sociaux et juridiques concernant des siècles de vie contiguë dans cette très ancienne ville – achats de terre, registres de naissance et de décès, litiges familiaux, mariages, crimes, comptes d’argent, stocks de nourriture, guerres et bien d’autres choses encore. Reliés en cuir et alignés sur les étagères de leur maison familiale, ces livres avaient été un point d’ancrage familial à une histoire de légende que les sionistes convoitent et dont ils prétendent qu’elle leur appartient.

Ce n’est qu’en incendiant notre histoire vécue que les étrangers la remplacent par leurs mythes et chimères bibliques.

Mon amie me montre un tronc d’arbre tombé et disposé au travers de ce qui était l’entrée de sa maison, où la majeure partie du carrelage est, Dieu merci, encore intacte et pourra être sauvée. « C’était un arbre de Noël que mon père avait planté il y a une trentaine d’années », dit-elle.

Ils sont musulmans mais, comme la plupart des musulmans palestiniens, elle aime bien Noël et le célèbre aussi.

« Combien de temps crois-tu faudrait-il pour reconstruire la ville si nous avions tout l’argent et les matériaux nécessaires ? » me demande mon amie. Elle pose la même question à toutes les personnes qui ont assisté à la destruction inimaginable que j’ai vue.

Une année, je pense.

« Non, je pense que je pourrai reconstruire ma maison en six mois », insiste-t-elle.

Je lui avais donné la mauvaise réponse. Mais elle est d’accord : il va falloir des décennies pour restaurer leur jardin.

Citronniers, oliviers, pêchers, clémentiniers et orangers requièrent au moins tout ce temps pour arriver à maturité.

« Mais regarde ! »

Elle pointe le doigt sur une tige verte et une feuille qui poussent dans les restes carbonisés d’un arbre bombardé.

Cette manifestation ordinaire des cycles botaniques ordinaires a tout l’air d’un miracle. Pour elle (et, je l’admets, pour moi aussi), c’est une promesse que la vie d’origine de Gaza va revenir.

Elle germera de la mort, parce que les bombes du colonisateur ne peuvent atteindre les profondeurs des racines de son peuple, qu’importe à quel point elles nous brûlent, nous tuent ou nous désarticulent.

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(*) « La terre nous est étroite.

Elle nous accule dans le dernier défilé et nous nous dévêtons de nos membres pour passer.

Et la terre nous pressure.

Que ne sommes-nous son blé, pour mourir et ressusciter.

Que n’est-elle notre mère pour compatir avec nous.

Que ne sommes-nous les images des rochers que notre rêve portera, Miroirs.

Nous avons vu les visages de ceux que le dernier parmi nous tuera dans la dernière défense de l’âme.

Nous avons pleuré la fête de leurs enfants et nous avons les visages de ceux qui précipiteront nos enfants par les fenêtres de cet espace dernier, miroirs polis par notre étoile.

Ou irons-nous, après l’ultime frontière ? où partent les oiseaux, après le dernier Ciel ?

où s’endorment les plantes, après le dernier vent ?

nous écrirons nos noms avec la vapeur Carmine, nous trancherons la main au chant afin que notre chair le complète .

Ici, nous mourrons.

Ici, dans le dernier défilé.

Ici ou ici, et un olivier montera de Notre sang. »

Mahmoud Darwich, « La terre nous est étroite »

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Susan Abulhawa est née en 1967 en Palestine, de parents réfugiés de la guerre des Six-Jours.

Élevée en partie au Koweït, en Jordanie et dans la partie occupée de Jérusalem-Est, elle vit maintenant aux États-Unis.

Susan Abulhawa est l’auteur de « Les Matins de Jénine » (édité en français chez Buchet-Chastel en 2008), qui a remporté le Best Book Award 2007 dans la catégorie Fiction historique.

Elle est commentatrice politique, activiste pour les droits humains et fondatrice d’une organisation internationale pour la défense des enfants.

Son premier recueil de poésie « My voice sought the wind » est publié en 2013 chez Just World Books.

Sa deuxième publication en français, « Le Bleu entre le ciel et la mer » (« The Blue between Sky and Water »), est édité chez Denoël, en 2016.

Son dernier roman s’appelle Against the Loveless World. Bloomsbury et est édité chez Bloomsburry, Londres, en 2024.

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Publié le 25 avril 2024 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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