Majed Abusalama : Réimaginer la Pâque
Majed Abusalama, 12 avril 2020
Chaque année, à la veille de la Pâque, je m’assieds devant le Séder (1) avec la Haggadah (2), l’histoire de la libération des juifs de l’esclavage, en Égypte.
J’essaie d’échapper à mes pensées, mais je n’y parviens pas : la Pâque juive (3) est incomplète sans la liberté des Palestiniens.
Je me demande comment le peuple juif peut célébrer cet événement, quand le fait d’assurer sa liberté a signifié qu’il allait dépouiller les Palestiniens de leur propre indépendance, et que c’est un fait depuis plus de sept décennies.
J’ai de nombreux amis juifs qui m’ont rejoint pour protester contre la criminalité israélienne envers les Palestiniens. Nous considérons la Pâque comme un appel qui transcende la liberté d’une race ou d’une religion en particulier.
C’est une réflexion annuelle sur la liberté en tant que droit universel, ce que de nombreux Israéliens n’ont jamais compris.
Quand des milliers de colons juifs envahissent Hébron le jour de la Pâque, accompagnés par les troupes israéliennes d’occupation, il convient de se poser des questions à propos de l’endoctrinement qui leur permet de voler aux Palestiniens quelque chose d’aussi fondamental que la dignité. Pourquoi n’éprouvent-ils pas le moindre désir de comprendre les gens qu’ils harcèlent et qu’ils déportent ?
J’ai vécu dans le « ghetto » de Gaza durant la majeure partie de mon existence. Régulièrement, j’ai remis en question ma propre perception de la liberté, dictée par mes expériences de vie et, aujourd’hui, je fais la même chose sous confinement, dans mon actuel logement de Berlin. Ici, je n’ai pas à me soucier de la façon de gérer le distanciement social, et encore moins d’assurer mes droits humains élémentaires, comme je le ferais si je vivais toujours sous le pouce de l’apartheid israélien.
Il y a une décennie, j’étais jeune, curieux et peut-être naïf. Dans le but de soulager la misère et le désespoir causés par le blocus de Gaza, je me suis mis à croire en la possibilité d’une coexistence libérale entre Israéliens et Palestiniens, sans comprendre la nécessité de mener d’abord à bien la décolonisation et l’égalité.
Aujourd’hui, je suis reconnaissant de ce que ma vision ait changé, au point de rejeter ces concepts libéraux incapables de donner la priorité à la pleine liberté pour tous sur la Terre promise (et ailleurs), et qui ne favorisent avant tout que le besoin de confort et de sécurité des occupants. J’ai grandi et je me suis enraciné dans la liberté et la justice, les valeurs auxquelles j’ai appris à ne renoncer à aucun prix.
Dans les manifestations, je porte un panneau qui dit : « L’ignorance est un choix ». Je ne soutiens pas une libération requérant que je coexiste avec une brutalité qui a procédé au « nettoyage » des Palestiniens de nos propres rues, exigeant ainsi que nous acceptions des restrictions sévères et des punitions collectives de sorte que les Israéliens puissent célébrer leurs fêtes en étant libérés de notre présence.
De ce que je sais de la foi et des traditions juives, ceci constitue une trahison manifeste des valeurs de la religion.
Cette après-midi, j’ai rencontré une amie juive chez un marchand de glace. Je l’ai saluée en lui disant « joyeuse Pâque » et l’ai invitée à fêter la journée en lui offrant un petit plaisir.
Je sentais que nous pouvions célébrer la liberté ensemble parce que, depuis quelque temps déjà, nous résistons ensemble au colonialisme et à l’oppression d’Israël, ainsi qu’à la censure et au silence imposés par l’État allemand.
Elle m’a dit qu’elle allait rencontrer des camarades juifs pour le dîner de la Pâque. L’organisation Jewish Voice for Peace (JVP – Voix juive pour la paix) a invité les juifs du monde entier à placer une olive sur chaque plat du Séder en symbole du droit à l’autodétermination du peuple palestinien.
JVP appelle aussi ses membres à sceller des alliances contre l’apartheid. Ce bel hommage est une mise en valeur de la Pâque, une action intersectionnelle et symbolique qui nourrit mes espoirs.
J’ai des tas de souvenirs difficiles auxquels je ne puis me soustraire. Je ne puis échapper aux images des réfugiés palestiniens et de notre soif de libération, de Gaza et des nombreux bantoustans palestiniens disséminés au milieu des colonies israéliennes en Cisjordanie.
Récemment, les autorités israéliennes ont largué comme des immondices, sur le bord de la route, des Palestiniens qui présentaient les symptômes du Covid-19, et ce, afin de protéger les Juifs israéliens, sans aucun égard pour le bien-être des Palestiniens.
Mais, la nuit dernière, j’ai imaginé des millions de juifs assis ensemble à la même table, célébrant la libération de l’esclavage et de l’oppression avec une olive sur chaque assiette. Semblable vision est vitale pour entretenir la vivacité de ce que nous imaginons en guise d’avenir pour la Palestine.
Je conçois la Pâque comme un appel à imaginer un futur radical, comme celui qu’avait lancé l’organisation révolutionnaire antisioniste Matzpen qui, dans les années 1960, avait rassemblé des Juifs israéliens et des Arabes palestiniens.
La Pâque devrait être un appel à la libération de tous les peuples.
Nous méritons une libération qui offrira une justice et une égalité absolues à mon peuple, une liberté qui me permettra de m’asseoir et de dîner autour d’une seule table en compagnie de ma famille aujourd’hui disséminée, une liberté qui nous permettra, à mes frères et sœurs et à moi-même de rencontrer notre plus jeune frère pour la première fois depuis six ans au moins, ainsi que sa magnifique petite fille – ma nièce, que je n’ai jamais rencontrée.
Je ne sais pas quand je serai à même de la rencontrer. Nous méritons une libération qui nous permettra de célébrer la Pâque dans un pays libre où aucun d’entre nous ne sera considéré comme un « élu » au détriment d’un autre.
En me souvenant des milliers de Palestiniens qui ont sacrifié leur vie pour défendre notre liberté sur notre terre, je comprends qu’ils nous ont enseigné le sens réel de la Pâque.
Notre Pâque palestinienne sera célébrée quand notre exode prendra fin, quand nous pourrons retourner en Palestine historique et que le monde comprendra qu’il doit accepter une solution du conflit qui donne satisfaction à tout le monde – y compris les centaines de milliers de réfugiés disséminés et déportés.
Aujourd’hui, dans mes pensées, je ne suis plus confiné à Berlin. Je pense en lieu et place aux personnes vivant dans les camps de réfugiés de Moria et de Lesbos, de Gaza, de Hébron et du Cachemire. J’espère que nous tous pourrons trouver dans nos cœurs une plus grande empathie et compassion pour les réfugiés du monde entier, et lutter pour la naissance d’un avenir meilleur une fois que cette pandémie sera terminée.
Publié le 12 avril sur We are not numbers
Traduction : Jean-Marie Flémal
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Notes
(1) rituel juif propre à la Pâque, NdT
(2) texte en hé1breu ancien utilisé pour le Séder, NdT
(3) = « Passover » en anglais, c’est-à-dire « passage », autrement dit la commémoration du passage de la mer Rouge, NdT