Israël : élargissement des protestations au-delà de Netanyahou ?
Les manifestations doivent toutefois établir un lien direct entre les infractions personnelles de Netanyahou et la corruption systémique régnant au sein de la politique israélienne, dont l’occupation est le centre vital.
Jonathan Cook, 4 août 2020
Israël est agité par des manifestations de colère dont les observateurs locaux ont prévenu qu’elles pourraient dégénérer en troubles civils – une évolution que le Premier ministre Benjamin Netanyahou semble encourager, apparemment.
Depuis des semaines, Jérusalem et Tel-Aviv sont le théâtre de grandes manifestations bruyantes à l’extérieur des résidences officielles de M. Netanyahou et de son ministre de la Sécurité publique, Amir Ohana.
Samedi soir, quelque 13 000 personnes ont défilé dans Jérusalem en criant « N’importe qui, sauf Bibi », le surnom de Netanyahou. Leurs cris ont été repris par des dizaines de milliers d’autres personnes un peu partout dans le pays.
La participation n’a cessé de croître, malgré des attaques contre les manifestants aussi bien de la part de la police que des partisans de Netanyahou. On fait également état désormais de protestations à l’étranger organisées par des expatriés israéliens.
Les manifestations, qui se déroulent au mépris des mesures de distanciation physique, sont sans précédent, selon les normes israéliennes. Elles ont comblé la division politique béante entre un petit groupe d’activistes hostiles à l’occupation – traités péjorativement de « gauchistes » en Israël – et le public juif bien plus nombreux qui s’identifie politiquement au centre et à droite.
Pour la première fois, une section des partisans naturels de Netanyahou descend dans la rue contre lui.
Au contraire de précédentes protestations, tel l’important mouvement de justice sociale qui avaient occupé les rues en 2011 pour s’opposer à l’augmentation du coût de la vie, ces manifestations n’ont pas entièrement évité les questions politiques.
La cible de la colère et de la frustration est bel et bien personnelle, à ce stade – concentrée sur le personnage de Netanyahou, qui est actuellement le Premier ministre qui a servi le plus longtemps. Les protestataires l’ont rebaptisé le « crime minister » d’Israël (au lieu de « prime minister » ou Premier ministre, NdT).
Mais, pour alimenter également les protestations, il y a toute une atmosphère plus large de désenchantement au fur et à mesure que les doutes s’accroissent à propos de la compétence de l’Etat dans la façon d’aborder les crises multiples qui déferlent sur Israël. Le virus a provoqué une misère sociale et économique indescriptible pour beaucoup, avec au moins un cinquième de la population laborieuse sans travail. Ce sont les partisans de Netanyahou parmi les classes moyennes inférieures qui ont été le plus durement touchés.
Aujourd’hui, en pleine deuxième vague, Israël présente un taux d’infection par habitant qui dépasse même celui des Etats-Unis. L’ombre de la restauration du lock-down dans le même temps que le gouvernement se montre incapable de gérer le virus a mis à mal les prétentions de Netanyahou au titre de « Monsieur Sécurité ».
Il y a des inquiétudes également à propos de la violence de la police – mise en épingle de façon flagrante par le meurtre en mai dernier d’un Palestinien autiste, Eyad Hallaq, à Jérusalem.
La répression des manifestations par la police, qui recourt à des unités antiémeutes, des agents en civil, des policiers à cheval et des autopompes, n’a pas seulement souligné l’autoritarisme croissant de Netanyahou. Il existe aussi un sentiment que la police peut être disposée à recourir contre les Israéliens dissidents à une violence naguère réservée aux seuls Palestiniens.
Après avoir manipulé son rival de droite, l’ancien général de l’armée Benny Gantz, afin qu’il se rallie à lui pour former un gouvernement d’unité nationale en avril, Netanyahou a efficacement écrasé toute opposition politique significative.
L’arrangement a désarticulé le parti blanc et bleu de Gantz, puisque nombre de ses députés ont refusé d’entrer dans le gouvernement, et il a fortement discrédité l’ancien général.
On dit que Netanyahou se prépare en vue d’élections en hiver – les quatrièmes en deux ans – à la fois pour tirer profit du désarroi de ses opposants et pour éviter d’avoir à honorer un accord de rotation dans lequel Gantz est censé le remplacer l’année prochaine.
Selon les médias israéliens, Netanyahou peut trouver un prétexte pour imposer de nouvelles élections en reportant encore un peu plus l’approbation du budget national, malgré le fait qu’Israël est confronté à sa pire crise financière depuis des décennies.
Et, bien sûr, éclipsant tout cela, il y a l’affaire des accusations de corruption contre Netanyahou. Non seulement, il est le premier Premier ministre fonction en Israël à affronter un procès, mais il s’est en outre servi de sa fonction et de la pandémie à son avantage, y compris en faisant reporter des audiences en justice.
A une époque de crise et d’incertitude profondes, bien des Israéliens se demandent quelle est la politique poursuivie pour le bien national et quelle est celle qui sert le bénéfice personnel de Netanyahou.
La longue focalisation – plusieurs mois – du gouvernement sur l’annexion de pans entiers du territoire palestinien de la Cisjordanie a tout eu d’une mise à plat ventre devant sa bande de colons, ce qui a créé une digression dangereuse vis-à-vis de la gestion de la pandémie.
De même, une prime unique adressée à chaque Israélien – malgré les objections énergiques des responsables des finances – ressemble de façon suspecte à de la corruption électorale. De fait, Netanyahou est confronté à un déclin rapide de son soutien. Un sondage récent indique que la confiance en lui a chuté de moitié – de 57 pour 100 en mars et avril, au moment où a débuté la pandémie du Covid-19, à 29 pour 100 aujourd’hui.
De nombreux Israéliens voient de moins en moins Netanyahou comme une figure de père et de plus en plus comme un parasite qui assèche les ressources en opérant à partir du corps politique. Pour attirer la popularité générale, il y a une nouvelle œuvre d’art appelée la « Dernière Cène » et installée en catimini en plein centre de Tel-Aviv. Elle montre Netanyahou tout seul, s’empiffrant au milieu d’un grand banquet et plongeant la main dans un énorme gâteau orné du drapeau israélien.
Dans une autre démarche destinée à mettre en exergue la politique corrompue de Netanyahou, des Israéliens mieux nantis se sont organisés publiquement pour céder aux familles nécessiteuses la prime octroyée cette semaine par l’Etat.
Il s’avère que les coups de gueule répétés de Netanyahou contre les protestataires – les traitant avec mépris de « gauchistes » et d’« anarchistes », et suggérant qu’ils propagent la maladie – ont eu un retour de flamme. Ils n’ont fait qu’attirer plus de monde encore dans les rues.
Mais les coups de gueule et les prétentions de Netanyahou au rôle de vraie victime en disant que, dans le climat actuel, il est confronté à une possibilité d’assassinat, ont été interprétés comme un appel aux armes par certains de la droite. La semaine dernière, cinq manifestants ont été blessés lorsque des partisans de Netanyahou ont utilisé contre eux des bâtons et des bouteilles cassées, pendant que la police pourtant présente fermait les yeux. D’autres agressions ont été mentionnées durant le week-end. Les organisateurs des manifestations ont déclaré qu’ils s’étaient désormais à former des unités de défense afin de protéger les manifestants.
Ohana, le ministre de la Sécurité publique, a réclamé l’interdiction des manifestations et a insisté pour que la police ait la main plus lourde. Il a reporté la désignation d’un nouveau chef de la police – une démarche perçue comme incitant les commissaires locaux à réprimer les manifestations dans l’espoir d’obtenir le poste. De grands nombres de manifestants ont été arrêtés de façon musclée, et certains rapports mentionnent que la police en a questionné certains sur leurs opinions politiques.
Des observateurs se sont demandé si les protestations pouvaient transcender le tribalisme politique propre aux partis et évoluer vers un mouvement populaire de base réclamant un réel changement. Cela pourrait élargir leur appel adressé à des groupes plus défavorisés encore, dont le moindre n’est pas ce cinquième des citoyens d’Israël constituant sa minorité palestinienne.
Mais cela requerrait aussi qu’un plus grand nombre de manifestants établissent un lien direct entre les infractions personnelles de Netanyahou durant ses mandats et la corruption systémique, au sens plus large, qui règne dans la politique israélienne, dont l’occupation occupe le centre vital.
Cela risque toutefois de représenter une tâche gigantesque, tout particulièrement à un moment où Israël n’est pas confronté à des pressions extérieures significatives vers le changement, que ce soit des Etats-Unis ou de l’Europe.
Publié le 4 août 2020 sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal