Une Knesset rouge sang

Dans chaque faction de la Knesset, à l’exception des partis ultra-orthodoxes et arabes, on trouve des représentants qui ont porté les armes dans le passé et ont été impliqués dans le meurtre de civils : Palestiniens, Libanais, Égyptiens…

"État d'apartheid : du sang sur vos mains !": Université du Cap, Afrique du Sud, janvier 2021

« État d’apartheid : du sang sur vos mains ! »: Université du Cap, Afrique du Sud, janvier 2021

Amira Hass, 5 janvier 2021

C’est avec beaucoup d’enthousiasme et d’empressement que les correspondants de la chaîne israélienne Kan 11 ont fait un reportage sur les candidats au parlement palestinien qui, dans le passé, ont porté des armes, ont été impliqués dans le meurtre d’Israéliens et ont été ou sont encore incarcérés dans les prisons israéliennes. Bref, ce que nous appelons des « terroristes ». Ils ont également parlé de l’épouse d’un certain habitant d’Hébron qui a tué et a été tué, et qui est n° 2 sur la liste officielle du Fatah (fidèle au président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas).

Les bandeaux qui couvrent les yeux des Israéliens, qu’ils refusent d’enlever ou ne remarquent même pas, sont trop nombreux pour être comptés. Au cours des deux dernières années seulement, par exemple, le camp « Tout sauf Bibi » a placé ses espoirs dans trois députés qui sont d’anciens chefs d’état-major de l’armée israélienne – Benny Gantz, Moshe Ya’alon et Gabi Ashkenazi. Il est impossible de calculer le nombre exact de citoyens palestiniens et libanais (y compris des femmes, des enfants et des personnes âgées, tous non armés) qui ont été tués par des soldats servant sous le commandement suprême de ces trois hommes. Ils ont été des milliers.

Il est également impossible de savoir combien ont été tués par les trois chefs d’état-major avec leurs propres fusils et de leurs propres mains, alors qu’ils gravissaient les échelons de l’armée. Et n’oublions pas deux premiers ministres dont le CV comprenait « chef d’état-major » : Yitzhak Rabin et Ehud Barak.

Dans chaque faction de la Knesset – à l’exception des partis ultra-orthodoxes et arabes, et qu’Hachem et Allah les bénissent pour ce « défaut » – il y a des représentants qui ont porté les armes dans le passé et ont été impliqués dans le meurtre de civils : Palestiniens, Libanais, Égyptiens.

Combien de femmes membres de la Knesset sont des « épouses » ou des « sœurs » de pilotes de l’armée de l’air ou de simples officiers du corps d’artillerie, qui ont été directement ou indirectement impliqués dans le meurtre d’Arabes ? Combien de législateurs actuels et anciens, hommes et femmes, ont des fils qui ont tué et blessé des Arabes pendant que leurs parents siégeaient à la Knesset ? Comment pouvons-nous ne serait-ce que commencer à calculer cette énorme statistique ? Depuis sa création, le parlement israélien est rempli de représentants juifs ayant du sang sur les mains, principalement du sang palestinien.

Lorsqu’il s’agit de Palestiniens ayant du sang sur les mains, nous connaîtrons tous les détails sur le Juif qu’ils ont tué ou blessé. Et nous connaîtrons tous les détails sur ces Palestiniens, aussi. Le service de sécurité Shin Bet et la police ne font pas seulement tout leur possible pour arrêter et torturer ces individus – ils sont également heureux de faire part de leurs soupçons à leur sujet (qui sont pratiquement des condamnations avant procès), suivis des actes d’accusation et des décisions de justice également. Des journalistes et des instituts de recherche diligents s’efforcent également de rapporter tout ce qui leur a été dit sur ces Palestiniens armés, même des décennies après le procès.

D’autre part, lorsque des soldats israéliens tuent ou blessent un Palestinien – et cela s’est produit et se produit encore, bien plus que l’inverse – ils sont en sécurité et protégés par l’anonymat bienvenu que leur confère leur service dans les forces de défense israéliennes. En effet, c’est le cas à quelques rares exceptions près, dans lesquelles le soldat ou le policier israélien fait l’objet d’une réprimande, d’une audition disciplinaire ou d’une très courte peine de prison, avec un tiers de remise pour bonne conduite.

Au lieu de compter le nombre d’anciens prisonniers ou porteurs d’armes parmi les candidats à l’élection du Conseil législatif palestinien du mois prochain, il incombe aux médias israéliens – d’un point de vue professionnel – de clarifier également les détails suivants concernant chaque candidat et candidate :

De quel village ou ville sa famille a été expulsée en 1948 ; combien de dunams de terre Israël a-t-il volé à leurs villages et villes de Cisjordanie afin de construire une colonie ou une autoroute réservée aux Juifs ; qui a perdu des parents, des enfants et des frères et sœurs dans les bombardements militaires israéliens, et qui les a vus se faire tuer sous ses yeux ; qui a été expulsé du pays ; qui a subi des raids militaires dans sa maison, au milieu de la nuit, et qui, enfant, a reçu une gifle ou un coup de pied ici ou là de la part d’un soldat ; qui a été torturé par le Shin Bet ;  dont la maison a été démolie dans le cadre d’une punition collective, avant ou sans procès ; qui a été suffoqué par des gaz lacrymogènes alors qu’il était à l’école primaire ; qui a été placé en détention administrative, sans procès ; et qui a perdu et perd encore plusieurs heures par semaine aux checkpoints militaires, tandis que les soldats israéliens lui pointent leurs fusils dessus.

La plupart des Israéliens, y compris de nombreux journalistes, sont aveugles à ces détails et à l’injustice qui en découle – non seulement parce qu’ils les commettent et en sont responsables, mais aussi parce qu’ils associent automatiquement la « légitimité » et la « justice » au gouvernement, aux armes officielles et aux uniformes militaires. À leurs yeux, « un acte juste est un acte qui exprime la volonté des forts », comme l’explique le regretté Ovadia Ezra, dans un recueil posthume d’essais en hébreu, intitulé Vivre dans la dignité.

Professeur au département de philosophie de l’Université de Tel Aviv, Ezra a été en 1982 parmi les fondateurs de Yesh Gvul, une organisation soutenant les soldats et les réservistes qui refusent de servir dans les territoires occupés, et lui-même un refuznik de l’occupation, qui a été incarcéré dans une prison militaire à plusieurs reprises pour cette raison. Comme il l’explique dans un essai datant de 1997 :

« Cette perception (d’un acte juste comme expression de la volonté du fort) peut être associée au point de vue de Thomas Hobbes, selon lequel la justice signifie l’exécution de la volonté du souverain, et donc, par définition, le souverain lui-même ne peut pas être impliqué dans l’injustice… Plus le temps passe et plus la mesure de la souffrance et du tourment augmente, plus l’adhésion de la partie forte à ce concept de justice est grande, et plus la haine et l’aspiration à renverser la hiérarchie belligérante sont grandes. Parallèlement, il y a aussi une augmentation de la peur, qui atteint parfois le point de paranoïa, que l’autre partie puisse devenir plus forte et que la justice franchisse les lignes et l’atteigne ».


Publié le 5 avril 2021 sur Haaretz
Traduction : Fausto Giudice, Tlaxcala

Amira Hass

Amira Hass est une journaliste israélienne, travaillant pour le journal Haaretz. Elle a été pendant de longues années l’unique journaliste israélienne à vivre à Gaza, et a notamment écrit « Boire la mer à Gaza » (Editions La Fabrique)

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