L’Allemagne, ennemie de longue date de la lutte palestinienne

La contribution de l’Allemagne à la colonisation de la Palestine au fil des années a été idéologique, financière, physique et militaire.

1er juillet 2021. Le président allemand Frank-Walter Steinmeier rencontre le Premier ministre israélien Naftali Bennett à Jérusalem. (Photo : AFP)

Joseph Massad, 16 juillet 2021

Voici une quinzaine de jours, le président allemand Frank-Walter Steinmeier était en visite en Israël et il y rencontrait le Premier ministre Naftali Bennett, dont les parents américains sont venus de San Francisco en juillet 1967 afin de coloniser la Palestine. Bennett s’est vanté un jour : « J’ai tué des tas d’Arabes dans ma vie et il n’y a là pas de problème. »

En guise de préparation de sa visite, Steinmeier a activement défendu des personnalités officielles israéliennes afin qu’elles ne soient pas poursuivies par la Cour pénale internationale (CPI) pour crimes de guerre coloniaux. Il a affirmé que la position du gouvernement allemand ne reconnaissait pas la juridiction de la CPI dans cette question, et ce, en raison de l’inexistence d’un État palestinien. Le président israélien sortant, Reuven Rivlin, a remercié Steinmeier pour l’engagement de l’Allemagne en faveur de la sécurité d’Israël ainsi que pour avoir manifesté son opposition à l’enquête.

Suivant en cela la tradition de tous les gouvernements ouest-allemands de l’après-guerre, Steinmeier a expliqué le soutien indéfectible de l’Allemagne à la colonisation juive de la Palestine par le sentiment de culpabilité dont ce soutien est porteur :

« L’Allemagne vit avec l’héritage historique des monstrueux abus de pouvoir politique perpétrés par le régime nazi. »

Le fait que la culture politique allemande de l’après-Seconde Guerre mondiale a acquis une conscience de l’élimination génocidaire des Juifs européens est on ne peut plus clair, mais elle ne semble par contre guère avoir acquis la conscience des autres crimes coloniaux et génocidaires de l’Allemagne depuis son unification en 1870-1871, alors que ces crimes sont nombreux.   

Les remarques de Steinmeier ont été dénoncées par un porte-parole du Hamas qui a déclaré que Steinmeier

« encourageait l’occupation à poursuivre ses crimes et agressions et qu’il plaçait le régime [israélien] au-dessus des lois internationales ».

Le Front populaire pour la libération de la Palestine a qualifié les remarques du président allemand de « honteuses et arrogantes » et d’« invitation à ce qu’Israël commette plus de crimes encore ». Même l’Autorité palestinienne a estimé qu’elles représentaient « un abandon des règles des lois internationales » et une « ingérence dans les tâches de la CPI ainsi que dans ses décisions ».

L’Allemagne est en effet l’une des plus implacables ennemies du peuple palestinien et de sa lutte contre le colonialisme de peuplement depuis le 19e siècle. Ses contributions à la colonisation de la Palestine ont toujours été idéologiques, financières, physiques et militaires. 

Les colonies de peuplement en Palestine

Une décennie avant que l’Allemagne ne s’embarque dans la colonisation de l’Afrique, un petit groupe d’Allemands chassés de l’Église luthérienne pour leurs croyances millénaristes se réorganisèrent en 1861 en Templiers allemands et embarquèrent en vue d’établir des colonies de peuplement en Palestine. La première de ces colonies fut créée en 1866 près de Nazareth et, en 1869, ils en construisirent une deuxième dans la ville palestinienne de Haïfa. Trois autres colonies suivirent encore, dont celle des Rephaïm, près de la Vieille Ville de Jérusalem.

Au cours de la guerre russo-ottomane de 1877-1878, des navires de guerre allemands vinrent à proximité du littoral palestinien pour défendre les colons allemands au cas où ils auraient été attaqués et, dans le processus, le consul allemand força les Ottomans à reconnaître les colonies des Templiers, ce qu’ils avaient refusé de faire précédemment.  

En effet, les Templiers avaient voulu transformer la Palestine en un État chrétien et ils espéraient la voir attribuer à l’Allemagne à la fin de la guerre. Quand le soulèvement des Jeunes Turcs éclata à Constantinople en 1908, les paysans palestiniens attaquèrent les colonies allemandes ainsi que les colonies juives sionistes. Une fois encore, les Allemands envoyèrent en toute hâte un navire de guerre à Haïfa.

L’empereur Guillaume avait visité la Palestine en 1898. Un membre de son entourage, le colonel Joseph Freiherr von Ellrichshausen, avait décidé de constituer une société en faveur de l’avancement des colonies allemandes en Palestine et de leur accorder du crédit. Avec ce nouvel argent, outre Wilhelmia, la nouvelle vague de Templiers construisit les colonies de Walhalla, Bethléem de Galilée et Waldheim tout au début du 20e siècle.

À la veille de la Première Guerre mondiale, il y avait près de 2 000 Templiers en Palestine. Dans les années 1930, un grand nombre de ces colons soutinrent le régime nazi et furent finalement expulsés par les Britanniques et par les sionistes, lesquels reprirent leurs colonies.

Un modèle pour les efforts sionistes

Plus tôt, en 1871, l’Allemagne nouvellement unifiée avait étudié des plans en vue de coloniser ses provinces orientales, lesquelles hébergeaient une population polonaise majoritaire. Une Commission de peuplement prussienne avait été créée afin de germaniser les provinces de Prusse occidentale et de Posen (Poznań) via la colonisation et la suppression de l’identité nationale polonaise. En 1914, la commission fut en mesure de transplanter environ 155 000 personnes dans des centaines de petites colonies de peuplement allemandes, mais la résistance émanant des propriétaires terriens polonais, qui fondèrent leur propre organisation de peuplement, anéantit carrément les efforts allemands.  

La colonisation allemande de la Pologne devint un modèle pour les efforts sionistes du début du 20e siècle en vue de coloniser la Palestine. Le bureau pour la Palestine de l’Organisation sioniste était dirigé par le Juif allemand né dans les environs de Poznań, Arthur Ruppin, qui avait assisté au « combat permanent entre la majorité polonaise vivant sur les terres et la population allemande dominante, principalement urbaine ».

En 1907, deux semaines après son arrivée en Palestine en vue d’examiner la colonisation juive du pays, lors d’un voyage financé par le Fonds national juif (FNJ), Ruppin écrivit au FNJ :

« Je vois que le travail du FNJ est similaire à celui de la Commission de colonisation travaillant à Posen et en Prusse occidentale. Le FNJ achètera de la terre chaque fois qu’elle sera proposée par des non-juifs et il la proposera à la revente, en partie ou en totalité, à des juifs. »  

En 1908, Ruppin créa la Compagnie de développement de la terre en Palestine (CDTP), dont le travail, selon son document de fondation, allait appliquer les méthodes utilisées pour la colonisation allemande de Posen. Le dirigeant sioniste Otto Warburg expliqua que la CDTP ne

« proposait pas de nouvelles voies, de nouvelles expériences dont la nature est inconnue. Nous suivons en lieu et place la méthode prussienne de colonisation telle qu’elle a été pratiquée ces dix dernières années par la Commission de la colonisation ».

Warburg lui-même avait été membre de la Commission de colonisation prussienne et il fut même président de l’Organisation sioniste de 1911 à 1921.

Pendant ce temps, la colonisation de peuplement allemande et nombre de massacres génocidaires avaient eu lieu, particulièrement en Namibie et au Tanganyika. Au Tanganyika, entre 1891 et 1898, les Allemands avaient massacré quelque 150 000 Wahehe qui s’étaient révoltés contre le colonialisme allemand et, en Namibie, entre 1904 et 1907, ils avaient également tué au moins 65 000 Hereros (environ 75 ou 80 pour 100 de la population herero) et 10 000 Namas (entre 35 et 50 pour 100 de la population totale de ces derniers).  

Après la Première Guerre mondiale et la perte des colonies de peuplement allemandes en Pologne, en Afrique et dans le sud du Pacifique, la république de Weimar tenta, sans y parvenir, de restaurer la souveraineté allemande sur ces territoires par l’entremise de la Société des Nations.

La dépossession palestinienne

La politique du régime de Weimar envers la colonisation juive de la Palestine fut manifeste très tôt. Alors que la majorité des Juifs allemands s’opposaient au sionisme (tout au plus 2 000 colons juifs allemands, pour la plupart des immigrants juifs russes en Allemagne, se rendirent en Palestine entre 1897 et 1933), la république de Weimar s’empressa de soutenir la Déclaration Balfour et, après avoir rallié la Société des Nations en 1926, elle soutint activement la colonisation de la Palestine par les Juifs européens.

Les nazis ne furent pas une exception sur le plan de l’engagement de l’Allemagne dans le colonialisme de peuplement en Asie et en Afrique, bien que les nazis aient surtout ciblé l’Europe orientale. La politique antisémite des nazis dans les années 1930 fut en fait un instrument pour accroître le rythme de la colonisation sioniste de la Palestine. Durant les premiers mois du régime nazi, en 1933, le mouvement sioniste signa un accord avec les nazis en vue de transférer les fonds des juifs qui s’en allaient pour la Palestine, et cet accord resta d’application jusqu’en 1939. 

L’accord facilita le transfert d’environ 40 millions de dollars des avoirs des Juifs allemands vers la Palestine jusqu’en 1939 – un montant des plus substantiels, pour le mouvement sioniste, qui utilisa ces fonds afin de poursuivre la colonisation de la Palestine et la dépossession de sa population autochtone. En effet, 60 pour 100 de tout le capital investi en Palestine entre 1933 et septembre 1939 fut une résultante de cet accord. 

À la Société des Nations, le représentant de l’Allemagne rassura les membres en octobre 1933 – quelques jours avant que l’Allemagne ne se retire de la Société – en disant que son gouvernement mettait tout en œuvre pour « garantir une émigration fluide des Juifs de l’Allemagne vers la Palestine ». Ces efforts furent appuyés par le consul général de l’Allemagne à Jérusalem, Heinrich Wolff, qui, en été 1934, fit dégager un prêt de 100 000 livres palestiniennes à destination de la colonie juive de Netanya afin qu’elle puisse acheter du matériel mécanique allemands. 

En sa qualité de chef du département juif des services secrets de la SS, Leopold von Mildenstein était un sioniste endurci. Il était rentré d’une visite de six mois en Palestine, dans les années 1930, en chantant les louanges du colonialisme de peuplement juif. Il publia un rapport en 12 parties dans Der Angriff, l’organe de propagande du parti nazi, dirigé par Joseph Goebbels, en guise de louange des colonies juives :

« Le sol a remodelé les juifs et leur espèce en une décennie. Ces juifs nouveaux formeront un peuple nouveau. »  

En mai 1935, le chef de la SS, Reinhard Heydrich, fit lui-même publier un article dans Das Schwarze Korps, l’organe officiel de la SS, dans lequel il chantait les louanges des sionistes :

« Les sionistes adhèrent à une position raciale stricte et, en émigrant vers la Palestine, ils contribuent à la construction de leur propre État juif (…) Nos bons vœux et tous nos meilleurs souhaits officiels les accompagnent. »

« De précieux services »

L’agent de la Haganah, Feivel Polkes, fut envoyé à Berlin en 1937 et s’allia au protégé de von Mildenstein, Adolf Eichmann, en tant que partenaire de négociation. Polkes remercia Eichmann pour les pistolets Mauser et les munitions que la Haganah avait reçus de l’Allemagne entre 1933 et 1935, lesquels « rendirent de précieux services » aux milices sionistes pour abattre des Palestiniens lors de la révolte anticoloniale de ces derniers, qui éclata en 1936.

Les sionistes invitèrent Eichmann et Herbert Hagen, lui aussi membre de la SS, à visiter leurs colonies en Palestine, où ils débarquèrent en octobre 1937, déguisés en journalistes. À leur arrivée, Polkes les emmena au mont Carmel et il leur fit visiter un kibboutz. Des décennies plus tard, dans sa planque en Argentine, Eichmann allait se souvenir d’avoir été particulièrement « impressionné par la façon dont les colons juifs construisaient leur pays ». Après sa visite, il avoua même : « Si j’avais été juif (…) j’aurais été le sioniste le plus ardent qu’on eût pu imaginer. »

L’un dans l’autre, environ 50 000 du demi-million de Juifs allemands approximativement sont partis pour la Palestine entre 1933 et 1939. 

Suite à l’instauration de l’Allemagne de l’Ouest au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, chaque gouvernement (et chaque gouvernement allemand depuis la réunification en 1990) poursuivit la politique allemande en faveur du peuplement colonial, qui n’avait jamais ralenti depuis l’unification de 1870-1871, quel qu’ait été le régime en place – à l’importante exception de l’Allemagne de l’Est durant la période de la RDA. Comme Steinmeier allait le faire plus tard, l’Allemagne de l’Ouest justifia son alliance avec le sionisme et Israël après la Seconde Guerre mondiale comme une forme de compensation au génocide que le peuple allemand aida le régime nazi à perpétrer.

L’Allemagne de l’Ouest fournit à Israël une énorme aide économique et militaire dans les années 1950 et 1960, y compris des chars, utilisés par Israël pour tuer des Palestiniens et d’autres Arabes. Depuis les années 1970, les Allemands ont aussi fourni à Israël des sous-marins à capacité nucléaire ; ces dernières années, Israël a équipé des sous-marins fournis par l’Allemagne de missiles de croisière dotés d’ogives nucléaires.

L’hostilité en cours

En 2012, Ehud Barak, à l’époque ministre de la Défense d’Israël, déclara dans Der Spiegel que les Allemands devraient être « fiers » d’avoir garanti l’existence de l’État d’Israël « durant de nombreuses années ». Que ceci fasse de l’Allemagne réunifiée d’après 1990 une complice de la dépossession des Palestiniens n’inquiète pas davantage Berlin que cela n’inquiétait dans les années 1960 le chancelier ouest-allemand Konrad Adenauer, qui affirmait que « la République fédérale n’a ni le droit ni la responsabilité de prendre position à propos des réfugiés palestiniens ».  

Ceci doit s’ajouter aux milliards de dollars que l’Allemagne a payés au gouvernement israélien en compensation de l’Holocauste, comme si Israël et le sionisme avaient été les victimes du nazisme, alors qu’en réalité, ce furent les Juifs européens qui refusèrent de coloniser la Palestine qui furent assassinés par les nazis.

Depuis la fin des années 1960, les gouvernements ouest-allemands ont dénoncé la résistance palestinienne au colonialisme de peuplement sioniste comme « criminelle » et « terroriste ». Ils ont interdit les organisations de solidarité avec la Palestine, y compris l’Union générale des étudiants palestiniens.

Après le massacre en 1972 d’athlètes olympiques israéliens, les Allemands de l’Ouest ont activé leur loi raciste concernant les étrangers afin de procéder à la déportation massive hors du pays de travailleurs et étudiants palestiniens, en s’appuyant sur « un pur mensonge » disant qu’ils avaient soutenu l’attentat de Munich, ce qu’ils n’avaient pas fait. 

Depuis 1990, l’hostilité de l’Allemagne réunifiée à l’égard des Palestiniens s’est poursuivie régulièrement. De façon ironique, les remarques de Steinmeier en guise de soutien au colonialisme de peuplement israélien ont été exprimées quelques jours seulement après que l’Allemagne a enfin reconnu son génocide de l’ère coloniale en Namibie.

Étant donné son soutien bien connu au colonialisme de peuplement dans le monde, le long soutien de l’Allemagne à Israël et au colonialisme de peuple sioniste – et à cet orgueilleux tueur d’Arabes qu’est Bennett – ne découle pas seulement de sa culpabilité avouée à propos du génocide perpétré par le peuple allemand sous le régime nazi, mais il est aussi exceptionnellement bien éclairé par le racisme colonial affiché envers les peuples non blancs colonisés partout dans le monde et qui, en ce qui concerne l’Allemagne, ont toujours été considérés comme quantités négligeables, face aux intérêts du colonialisme de peuplement des blancs.


Publié le 16 juillet 2021 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine.

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