Pourquoi le FNJ existe-t-il toujours ?

Les premiers pionniers du sionisme n’ont jamais caché leur désir d’utiliser le Fonds national juif afin de déposséder les Palestiniens. En ce 120e anniversaire du FNJ, il est grand temps de dissoudre cette fondation.

Yaara Benger Alaluf, 8 juillet 2021

Accompagnant sa légendaire boîte de collecte – la fameuse « Boîte bleue », l’un des symboles les plus anciens du Fonds national juif (FNJ) –, il y a cette comptine enfantine du poète juif, russe de naissance, Yehoshua Friedman, intitulée « Un acre ici, un acre là » :

Laisse-moi te dire, ma fille,
et à toi aussi, mon cher garçon,
comment, dans le pays d’Israël,
nous rachetons la terre :

Un acre ici, un acre là,
une motte de terre, puis une autre –
la terre de la nation est ainsi recouvrée
à tout moment du nord au sud.

(…) Attends, aride Sion,
attends un instant qui ne durera pas,
et tu seras rachetée pour toujours
par le Fonds national.

Le « rachat de la terre » auquel il est fait allusion dans le poème est l’expression sioniste de la cause commune consistant à se procurer de la terre afin d’y installer des colonies exclusivement juives – un projet auquel de nombreuses personnes contribuent, chacune selon ses moyens. Le FNJ définit son

« projet de collecte de fonds (…) [comme] s’appuyant entièrement sur les petits dons de nombreux individus modestes, une goutte puis une autre qui se transforment en mer, une précieuse piécette puis une autre qui, en s’accumulant, constituent une force unie qui a rendu possible le rachat des terres ».

Cet effort de propagande a jadis brossé le tableau d’une terre aride, d’une nation unie dans ses intentions et a présenté le « rachat de terre » comme une transaction économique légitime. 

La réalité, toutefois, est bien plus complexe qu’une comptine enfantine. Au début des années 1930, la Palestine était la patrie de plus d’un million d’habitants, dont une grande majorité étaient des non-juifs. Parmi les résidents juifs, et même parmi les dirigeants sionistes, on n’était pas d’accord sur la mise en place d’une nation juive, et plus particulièrement sur la façon d’établir la Terre d’Israël.

Cette année, le FNJ célèbre son 120e anniversaire. Dans la société israélienne juive, l’organisation est surtout associée à la plantation d’arbres et à l’installation de bancs de piquenique d’une part, et à des rapports de presse sur le plan – pour l’instant suspendu – de l’organisation en vue d’accroître ses achats de terre en Cisjordanie, d’autre part. À la lumière de cette caractérisation actuelle, revoir l’histoire du FNJ d’avant l’État fournit une perspective à plusieurs niveaux sur l’organisation et son mandat et contribue à répondre à ces questions fondamentales : Qu’est-ce que le FNJ ? Et pourquoi existe-t-il toujours ?

« Nous avons chassé des gens pauvres » : Le FNJ et les dépossessions d’avant 1948 (1)  

« À l’étranger, nous croyons d’ordinaire que la Terre d’Israël, aujourd’hui, est presque complètement stérile, que c’est une désolation désertique, où toute personne désireuse d’acheter de la terre peut débarquer et en acquérir autant que son cœur en désire »,

écrivait en 1891 le dirigeant sioniste Ahad Ha’am.

« Mais, en vérité, ce n’est pas le cas. Dans tout le pays, il est malaisé de trouver des terres arables qui ne soient pas encore cultivées. »

Acheter de la terre, expliquait Ahad Ha’am, n’était pas une simple affaire et requérait de négocier avec les habitants locaux qui

« voient et comprennent (…) nos actions et aspirations dans le pays, mais gardent le silence et feignent l’ignorance, puisque, jusqu’à présent, ils ne considèrent nullement nos actions comme préjudiciables à leur avenir. »

Ahad Ha’am croyait en outre que tant qu’ils ne ressentaient pas un danger, les habitants locaux agiraient « dans l’intention de nous exploiter aussi, de tirer des bénéfices des nouveaux venus ». Les paysans, prétendait-il, « sont heureux d’avoir une colonie hébraïque établie parmi eux, puisqu’ils sont bien payés pour leur travail », alors que les propriétaires terriens « nous accueillent favorablement aussi, puisque nous les payons généreusement pour des cailloux et du grès ». (2)

Apparemment, c’était une affaire formidable pour toutes les parties impliquées. Ce qui n’a pas été clarifié ici, c’est que les acquisitions de propriété par des sionistes étaient inséparablement mêlées à la promotion de l’épuration ethnique et à la création d’espaces séparés pour les Arabes et les juifs. Sous le système féodal ottoman, les propriétaires (les effendis) habitaient habituellement dans les grandes villes, parfois en dehors de la Palestine, alors que les paysans (les fellahin) cultivaient et vivaient à proximité de leurs champs. Les transferts de titres étaient traditionnellement négociés entre les effendis, alors que les fellahin continuaient de cultiver leur terre, même pendant plusieurs générations.

Il n’en alla pas de même sous l’idéologie de la judaïsation sioniste du « rachat de terre ». L’aspiration à acquérir et réserver de la terre exclusivement pour la nation juive créa une situation sans précédent dans laquelle les agriculteurs locataires, c’est-à-dire les métayers, durent quitter leurs maisons une fois que la terre sur laquelle ils travaillaient eut changé de propriétaire et ils perdirent ainsi leur gagne-pain. Ce n’était plus, par conséquent, une transaction commerciale neutre, mais une action agressive consistant à éloigner les habitants autochtones de leurs terres.

Des descriptions rédigées par des colons sionistes rendent la chose on ne peut plus claire.

« L’endroit alloué à notre habitat se situe dans le vieux Zichron [Yaakov], où se trouvait Samareen »,

écrivait le conseiller agricole du FNJ Michal Puhachevsky dans son journal.

« Le village de Samareen, nous avait-on dit, était habité par des fellahin, des ‘hareth’ [travailleurs agricoles], des ‘fermiers locataires’, et la terre tout entière appartenait à quelque effendi. Quand cet effendi a vendu les terres, les locataires n’ont pas eu d’autre choix que de vider les lieux et d’assurer leur gagne-pain et volant et en pillant. »  

De façon similaire, voici comment l’éducateur et activiste sioniste Yitzhak Epstein décrit la fondation de Rosh Pina dans l’est de la Galilée :

« En fait, nous ne les laissons pas s’en aller à l’aventure les mains vides, mais nous les payons convenablement pour leurs ruines et leurs jardins […]. Du point de vue de la justice commune et de l’intégrité formelle, nous sommes absolument droits et nous allons au-delà de la lettre de la loi. Toutefois, si nous ne souhaitons pas délibérément nous flouer nous-mêmes, nous pouvons certainement admettre que nous avons chassé des gens pauvres de leurs maisons délabrées et que nous leur avons ravi leur gagne-pain. Vers où le réprouvé va-t-il se tourner, avec à peine quelques piécettes à son nom ? À ce jour, les lamentations me tintent toujours dans les oreilles, les pleurs des femmes arabes, le jour où leurs familles ont quitté le village de Ja’uni, qui est devenu Rosh Pina, pour aller s’établir dans le Hauran, situé au-delà du Jourdain, à l’est. Les hommes chevauchaient les ânes et les femmes les suivaient, en marchant et en pleurant, et toute la vallée renvoyait l’écho de leurs lamentations. De temps à autre, ils s’arrêtaient et baisaient les cailloux et la poussière. » (3)

Il serait par conséquent approprié de faire remonter les racines de la Nakba non pas aux combats de 1948, mais à une époque historique très antérieure – aux premiers achats de terre par le FNJ et d’autres organisations coloniales de peuplement, dont la Jewish Colonization Association (JCA – Association de colonisation juive), le Palestine Office of the World Zionist Organization (Bureau pour la Palestine de l’Organisation sioniste mondiale, la Palestine Jewish Colonization Association (la JCA pour la Palestine) et d’autres encore. Ce n’est pas une question de purisme que l’on ressort après les faits – les mêmes critiques se sont élevées chez les personnalités sionistes clés à l’époque même des faits, tel l’écrivain et activiste Rabbi Binyamin. Dans le cadre d’une correspondance fictionnalisée publiée dans un journal en langue hébraïque des années 1920, Binyamin avait imaginé une lettre émanant d’« Ahmad Effendi », un jeune enseignant arabe, dans laquelle ce dernier écrivait :

« […] vous n’avez probablement pas remarqué qu’en effet, votre dessein est de nous dérober tout ce que nous avons de plus précieux et de piller tout ce à quoi nous tenons avec le plus de ferveur. Vos aspirations sont des aspirations d’occupants. Qu’il s’agisse d’une occupation par l’argent, par les titres et par les lois […] c’est une occupation quoi qu’il en soit. »

De façon plus ostensible encore, la lettre en provenance d’« Ahmad » rédigée par Binyamin contenait une référence directe à la ségrégation sioniste :

« Vous ne venez pas vivre parmi nous, avec nous et tout près de nous […]. Vos intentions sont connues, vous voulez une séparation et une ségrégation. À tout moment […] vous insistez sur la différence et le fossé : ici, les Hébreux et, là, les Arabes. »  (4)

Parmi ces nombreux accapareurs qui s’autoflagellaient figurent certains des principaux « récupérateurs de terres » qui occupaient des postes importants au sein de la hiérarchie sioniste. Haim Margaliot Kalvarisky peut n’être pas l’un des noms les plus connus de l’historiographie sioniste mais,  à l’époque, en tant que directeur de la JCA, il acheta près de 25 000 acres (10 000 hectares – un acre = 40 ares, NdT) en Palestine et posa de solides fondations pour les colonies juives en Galilée, tout en étant dépeint comme

« absolument dévoué à l’idée d’un éveil national juif, même avant que Theodor Herzl [considéré comme le ‘père’ du sionisme politique] entame son activisme sioniste ». (5)

Voici comment Kalvarisky décrivait ses activités en 1919 :

« Au cours des 25 ans de mon travail de colonisation, j’ai dépossédé de nombreux Arabes, les ai chassés de leur terre et vous comprendrez que ce travail – chasser de leur terre des gens qui y sont nés, comme l’étaient peut-être aussi leurs pères – n’est pas du tout quelque chose à prendre à la légère, surtout parce que celui qui dépossède ne considère pas les dépossédés comme un troupeau de moutons mais plutôt comme des êtres humains dotés d’un cœur et d’une âme. J’ai dû procéder à ces dépossessions parce que le Yishuv [la communauté juive en Palestine] l’exigeait de moi, mais j’ai toujours essayé d’opérer sans heurts et selon les convenances de tout le monde, de sorte que ce ne soit pas trop douloureux pour les dépossédés. (…) J’essayais aussi de m’assurer qu’ils ne quittent pas leur terre les mains vides et que les effendis — qui étaient toujours les médiateurs entre le vendeur et l’acheteur – ne les volent pas à leur insu. » (6)

Cet aveu était typiquement associé à un sentiment de danger imminent ; Ahad Ha’am mettait en garde, par exemple, contre le fait que,

« s’il devait venir un moment (…) où un petit ou un grand nombre de ces petites gens devaient être chassés, ces gens n’allaient pas renoncer facilement à leur cadre de vie ». (7)

« C’est nous qui créons le volcan, la lave », mettait également en garde R. Binyamin :

« Nous construisons et nous créons nos armes de destruction. C’est nous qui avons réveillé les gens qui nous haïssent. » (8)

De la dépossession progressive au transfert massif

Les gens qui défendent la vision de Herzl prétendent que cette situation n’avait rien d’intentionnel, même si elle était déplorable, et que les dirigeants sionistes n’avaient pas cherché de but en blanc à déporter et à déposséder la population locale. Pourtant, des sources contemporaines montrent qu’en dépit de certains désaccords entre ceux qui proposaient des formes « pratiques », « spirituelles » et « utopiques » du sionisme, le mouvement sioniste chercha en fin de compta à reprendre le plus de terre possible, tout en permettant au plus petit nombre d’autochtones possible de rester sur place. Dans sa vision de l’autonomie juive, Herzl écrivait :

« Quand nous occuperons la terre, nous rapporterons des bénéfices immédiats à l’État qui nous accueille. Nous devons exproprier sans heurt la propriété privée des biens immobiliers qui nous sont assignés. Nous essaierons d’inspirer la population désargentée à se rendre de l’autre côté de la frontière en lui procurant des emplois dans les pays où elle transitera, tout en lui refusant de l’emploi dans notre propre pays. Les détenteurs de propriétés passeront de notre côté. Tant le processus d’expropriation que l’éloignement des pauvres doivent s’accomplir discrètement et avec prudence. Laissez les propriétaires de biens immobiliers croire qu’ils nous trompent, qu’ils nous vendent des choses à un prix plus élevé qu’elles ne valent réellement. Mais nous ne leur revendrons rien en retour. » (9)

Le transfert de population en recourant à la tromperie et le fait de tirer profit des fossés économiques énormes pour déposséder la population locale et la refouler hors du pays – en établissant une ségrégation de classe et de race – furent caractéristiques de la façon d’opérer des « récupérateurs de terres » tout au long des décennies à venir, et ils ont toujours cours de nos jours. (10) Tel est le plan exact que les dirigeants du Yishuv promeuvent intensivement depuis la seconde moitié des années 1930. « Il n’est plus possible d’établir des juifs en Transjordanie », écrivait David Ben-Gourion au sous-secrétaire d’État britannique pour les colonies, William Ormsby-Gore en juillet 1936.

« À tout le moins, nous devrions avoir la possibilité d’acheter des terres là-bas, dans le but de réinstaller les Arabes de Palestine à qui nous achetons des terres. » (11)

Les Britanniques rejetèrent ce plan, mais il est bien connu que l’idée du « transfert » n’a jamais été complètement abandonnée par les sionistes, qu’elle a presque entièrement été réalisée en 1948, et qu’elle reste très vivante aujourd’hui. (12) 

Des soldats des FDI chassent de leur village les habitants d’Imwas, au cours de la guerre des Six-Jours. (Photo : www.palestineremembered.com)

Le 20e Congrès sioniste avait eu lieu en août 1937, un mois après que la commission britannique Peel avait publié sa recommandation de partition de la Palestine en un État arabe et un État juif, en tenant compte des transferts de population. Au cours des débats, Ben-Gourion avait dit :

« Nous ne voulons pas déposséder, [mais] des transferts de population ont eu lieu jusqu’à présent dans la vallée [de Jezreel], dans la plaine côtière et ailleurs. Vous êtes bien conscients des activités du FNJ, à ce propos. Cette fois, le transfert devrait se faire à une tout autre échelle. Dans de nombreuses parties du pays, le peuplement juif ne pourrait être envisageable que moyennant le transfert des fellahin arabes. » (13)

Pour l’essentiel, les commentaires de Ben-Gourion reconnaissaient le rôle du FNJ en tant que bras exécutif du projet de transfert du Yishuv. On ne sera guère surpris, de ce fait, que le secrétaire du FNJ et président du Comité exécutif sioniste, Menachem Ussishkin ait déclaré ce qui suit lors d’une réunion directoriale du FNJ, en juin 1938 :

« Si vous me demandez s‘il est moral de déplacer 60 000 familles de leurs lieux de résidence et de les transférer ailleurs, tout en leur procurant, naturellement, les moyens de se réinstaller – je vous dirai que la chose est morale. »

Lors de la même réunion, Arthur Ruppin, du Bureau de la Palestine et de la Société de développement de la terre palestinienne, avait annoncé : « Je ne crois pas dans le transfert d’individus. Je crois dans le transfert de villages entiers. » Dans une veine similaire, le directeur du Département de la terre du FNJ, Yosef Weitz, avait écrit dans son journal en décembre 1940 :  

« Qu’il soit clair entre nous qu’il n’y a pas de place pour deux peuples, dans ce pays […] ; la seule solution est la Terre d’Israël, au moins la Terre occidentale d’Israël [la Palestine], et sans Arabes. Il n’y a pas de place pour un compromis, ici ! Jusqu’à présent, le travail sioniste, en termes de préparation et de déblaiement de la voie vers la création de l’État hébreu sur la Terre d’Israël, a été efficace pour son époque, il a été en mesure de se satisfaire d’’achat de terre’ – mais ce n’est toujours pas cela qui fera naître l’État. La chose doit se faire en même temps dans la manière de racheter les terres et c’est ici que réside le secret du concept messianique. La seule façon consiste à transférer les Arabes d’ici vers les pays voisins, à les transférer tous, sauf peut-être ceux de Bethléem, de Nazareth et de la Vieille Ville de Jérusalem. Pas un seul village, pas une seule tribu ne doit rester en place. Et le transfert doit être dirigé vers l’Irak, la Syrie et même la Transjordanie. À cette fin, on trouvera de l’argent – et même un tas d’argent. Et c’est seulement en fonction de ce transfert que le pays sera à même d’absorber des millions de nos frères et que l’on dégagera une solution finale à la question juive. Il n’y a pas d’autre façon. » (14)

En tout, 57 communautés palestiniennes ont été dépeuplées et détruites à l’époque du « rachat des terres » d’avant 1948, y compris Mlabes (1878, aujourd’hui Petah Tikva), Samareen (1882, Zichron Yaakov), Tel A-Shamam (1925, Kfar Yehoshua), et Dafna (1939, Kibboutz Dafna).

Empêcher le retour

Contrairement au point de vue communément défendu prétendant que des dons généreux de juifs prospères ont permis au FNJ d’acquérir la plupart de ses possessions de terres avant la naissance de l’État d’Israël grâce au plan de partition adopté à l’époque par l’ONU (le 29 novembre 1947), 7 pour 100 seulement de ce qui allait devenir l’État d’Israël après la guerre était propriété juive, et seule une partie de ces terres furent reprises par les agences de colonisation du mouvement sioniste, dont le FNJ. Ainsi donc, d’où venait le reste de la terre ?

Au cours de la guerre de 1948, plus de 600 000 acres (240 000 hectares, soit 2 400 km2) furent pris de force aux habitants palestiniens du pays, dont 85 pour 100 allaient devenir des réfugiés de la guerre. Ces terres furent initialement transférées au Conseil israélien de tutorat de la propriété des absents – une institution créée afin de trancher sur le sort de la propriété des réfugiés, telle que la définit la Loi sur la propriété des absents, qui appliquait le terme « absent.e » à chaque homme ou femme qui avait quitté son lieu de résidence en Palestine pour quelque autre endroit à l’intérieur ou à l’extérieur du pays, après l’adoption du plan de partition en 1947.

Plus tard, les terres des réfugiés furent transférées au FNJ selon un plan élaboré pendant la guerre. Alors que les canons tonnaient toujours, Ben-Gourion et Weitz discutèrent de la nécessité de « prendre soin » des terres et communautés dépeuplées

« non par le gouvernement mais, alors que ce même gouvernement était bien au courant de la chose, par les institutions nationales [les organisations mises en place par le mouvement sioniste pour administrer la colonisation de la Palestine dans le préambule de l’instauration d’un État d’Israël : l’Organisation sioniste mondiale, l’Agence juive pour Israël, le Fonds national juif et United Israel Appeal (Appel en faveur d’un Israël  unifié.)] (16)

À la fin de la guerre, ce furent Weitz et d’autres gros pontes du FNJ qui insistèrent pour s’assurer que les Palestiniens ne reviendraient pas, puis reprirent la terre, détruisirent et dépeuplèrent des villages et tentèrent de promouvoir le transfert des palestiniens restants – entre autres, dans des endroits comme l’Argentine. (16)

Pourquoi les choses se passèrent-elles de cette façon ? On peut présumer que l’État, lors de son instauration, allait reprendre au moins certaines des terres précédemment aux mains du JNF, et non le contraire. Toutefois, le transfert de terres vers le FNJ donna la possibilité au gouvernement israélien, qui désirait rester dans les limites des lois internationales, de blanchir les avoirs des réfugiés. (17) Le transfert de terres vers la FNJ empêcha les réfugiés et les déplacés internes de retourner vers leurs terres ou de recevoir des compensations pour ces mêmes terres en distanciant les propriétés à la fois de leurs propriétaires originaux et des mécanismes naissants de la loi et l’ordre, dont on suppose qu’ils ont lié les mains de « la seule démocratie du Moyen-Orient ». Jusqu’à présent, le FNJ n’alloué et développé des terres qu’au profit des juifs.  

L’intérêt national consistant à assurer la supériorité juive était en outre étayé par des considérations économiques. Les réformes agraires lancées en 2009 ont fait le jeu de la privatisation des terres « publiques » ou, en d’autres termes, de la rentabilisation de la Nakba. Dès le moment où la faisabilité du retour des réfugiés a été réduite à coup sûr au minimum possible dans une certaine zone, la terre est aussitôt vendue sur le marché privé, l’éloignant ainsi encore plus de ses propriétaires originaux. L’État alors dédommage le FNJ pour cette « perte » via le transfert de nouvelles terres dans les Zones de priorité nationale, ce qui constitue le code de toutes les zones où les Palestiniens vivent toujours dans le proche voisinage des Juifs israéliens.

En 1974, Raymond Burr et Don Galloway, vedettes de la série télévisée américaine « L’homme de fer », qui était extrêmement populaire en Israël, plantent un arbre dans la forêt de Biria, créée par le FNJ sur les ruines des villages de Mughr al-Kheit, Ein A-Zeitun, Amuqa, Fir’im et Qabaʿa. (Photo : Moshe Milner / GPO)

Une caractéristique, et non une erreur du régime

En 1905, Yitzhak Epstein, qui vivait en Galilée et qui avait assisté de visu à l’expulsion de fallahin, y alla d’un fameux discours lors du Septième Congrès sioniste à Bâle, mettant en évidence la tendance du projet sioniste à ignorer la population autochtone :

« Parmi les questions difficiles relatives à l’idée de la renaissance de notre nation sur sa terre, il en est une qui l’emporte sur les autres : celle de notre attitude envers les Arabes. Sachant que notre espoir national dépend de sa résolution, cette question n’a pas été oubliée, mais plutôt ignorée complètement par les sionistes et, dans sa forme véritable, elle est à peine mentionnée dans la littérature de notre mouvement. Le fait qu’il était possible d’éluder une question aussi fondamentale et que, après trente ans de travail de peuplement, elle doit être traitée comme une nouvelle interrogation – ce fait malheureux est hautement emblématique de l’irresponsabilité qui prévaut dans notre mouvement et montre que nous pataugeons toujours dans le problème plutôt que de nous mettre à l’étudier en profondeur. Un simple fait que nous avons oublié est celui-ci : une nation tout entière vit dans notre Terre promise, elle s’y accroche depuis des siècles et n’a jamais envisagé de la quitter. Il est à peu près temps que nous éradiquions cette pensée égarée, aujourd’hui commune chez les sionistes, selon laquelle sur la Terre d’Israël, il y a de la terre en jachère en raison de la pénurie de main-d’œuvre agricole et de la paresse des habitants. Il n’y a pas de terres stériles – au contraire, chaque fellah fait de son mieux pour étendre sa parcelle jusqu’aux terres non cultivées qui l’entourent, pour autant que cela ne requière pas un travail excessif. Par conséquent, quand nous cherchons à revendiquer la terre, ne devrions-nous pas nous poser immédiatement la question : Que vont faire les fellahin dont nous achetons les terres ? » (18)

Le fait qu’ils sont encore si nombreux à pouvoir « se détourner d’une question aussi fondamentale », pas seulement 30 ans mais plus de 120 ans plus tard, est bien plus que « malheureux ». C’est tragique. Il en va de même pour le fait qu’ils sont nombreux dans la société israélienne juive à toujours associer le FNJ à des valeurs positives, bien que l’organisation soit l’une des pionnières de la dépossession organisée du peuple palestinien, et bien qu’elle agisse incessamment pour effacer tout vestige des existences présentes ici avant 1948, de même que celles qui ont qui supprimées peu de temps après. (19) Tout cela est le fait d’une ONG supposée privée, dont le statut spécial au sein du Conseil israélien de la terre donne la possibilité à l’État d’agir avec une discrimination manifeste contre ses citoyens non juifs, contrairement à ses propres lois. Et ceci bien avant qu’on en arrive aux dégâts écologiques et à la corruption économique et politique associés au FNJ.

Une forêt du FNJ plantée sur les vestiges du village palestinien dépeuplé de Lubya. (Photo : avec l’aimable autorisation d’Umayma Diab)

Les célébrations d’anniversaire du FNJ sont à peine gâchées par les infos sur la reprise par la droite des positions de pouvoir au sein des institutions nationales et sur la promotion de la décision de réguler les opérations du FNJ en Cisjordanie en vue d’y étendre plus encore les colonies. « L’acquisition de terre dans les Territoires occupés est une tache indélébile sur le passé glorieux du FNJ », a écrit Peace Now sur son site internet. « Hormis le fait que c’est une zone sombre et déshonorante, le fait de se procurer des terres au profit des colonies juives compromet les chances de la paix et d’une solution à deux États et menace le futur d’Israël et de sa vision sioniste. »

Passer en revue l’histoire du FNJ et de ses dirigeants montre qu’acheter de la terre en Cisjordanie, de chasser des familles hors de leurs maisons à Jérusalem-Est et d’envoyer des bulldozers pour aplatir du matériel agricole et des maisons dans le Néguev sont tout autre chose que des taches sur un passé glorieux, pas plus que ce ne sont des anomalies. Ce sont des caractéristiques fondamentales du mandat du FNJ. Puisque l’organisation célèbre son 120e anniversaire, il est grand temps de cesser d’être de connivence avec ses projets et sa propagande et d’exiger que le Fonds national juif soit dissous immédiatement.


Publié le 8 juillet 2021 sur +972 Magazine
Cet article a d’abord été publié en hébreu dans Haokets et traduit ensuite en anglais par Ami Asher. La présente version en français est une traduction et adaptation par Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine, de la version anglaise

Lisez également :

L’histoire de quatre parcs du FNJ (Mick Napier)
Déraciner des Palestiniens au lieu de planter des arbres (Jonathan Cook)
Le Fonds national juif ou l’épuration ethnique déguisée en environnementalisme (Jonathan Cook)

Notes

(1)-Cette section s’appuie en grande partie sur des matières d’enseignement développées au département éducatif de Zochrot. Je remercie toute l’équipe de Zochrot et tout particulièrement Noga Kadman, Adva Seltzer et Amaya Galili pour leur travail dévoué et méthodique.

(2)-Ahad Ha’am (nom de plume d’Asher Zvi Hirsch Ginsberg), « Truth from the Land of Israel », Hamelitz 22 (1891).

(3)-Yitzhak Epstein, « A Hidden Question », Hashiloah 17 (1907).

(4)-R. Binyamin, « A Bundle of Letters (about the Situation in the Country) », Hatkufa 16 (1922) ; pp. 481-482.

(5)-Yitzhak Zitrin, « Haim Margaliot Kalvarisky, the Land Redeemer and the Arab Question: An Anatomy of Jewish-Arab Relations, between Utopia and Reality », Cathedra 162 (2017), pp. 35-66.

(6)-Haim Margaliot Kalvarisky, 1919, Central Zionist Archive, J1/8777. Cité dans Tom Segev, Yamei Kalaniot [publié en anglais sous le titre One Palestine, Complete] (Keter, 1999), pp. 98-99.

(7)-Ahad Ha’am, « Truth from the Land of Israel ».

(8)-R. Binyamin, « A Bundle of Letters », pp. 481-482.

(9)-Theodor Herzl, Complete Diaries, édité par Raphael Patai, traduit par Harry Zohn 5 (New York : Herzl Press, 1960), pp. 88-89, 12 juin 1895.

(10)-Comme insiste Benny Morris, nous devons nous rappeler qu’à l’époque, les pauvres représentaient plus de 90 pour 100 de la population de la Palestine. Benny Morris, « Looking back : A personal assessment of the Zionist experience (Israel at 50) », Tikkun 13, n° 2 (1998) : pp. 40-49.

(11)-Cité dans Jacques Kano, « The Land Problem in the National Conflict between Jews and Arabs, 1917-1990 », (Sifriat HaPoalim, 1992) : p. 47.

(12)-Elhanan Oren, « From the Transfer Proposal, 1937-1938, to ‘A Transfer in Retrospect’, 1947-1948 », Iyunim Bitkumat Israel 7 (1997 : pp. 75-85) ; Yossi Katz, « Of Unbending Mind: Yosef Weitz and the Transfer Concept », Iyunim Bitkumat Israel 8 (1998) : pp. 347-353 ; Nur Masalha, Expulsion of the Palestinians : The Concept of ‘Transfer’ in Zionist Political Thought, 1882-1948 (Institute for Palestine Studies, 1992).

(13)-Benny Morris, Victims: A History of the Zionist-Arab Conflict, 1881-2001 (Am Oved, 2003), p. 142.

(14)-Yosef Weitz, « My Diaries and Letters for the Boys », 2, (Masada, 1965), p. 181. Cité dans Katz, « Of Unbending Mind », pp. 348-349.

(15)-Yosef Weitz, « My Diaries and Letters », 3, p. 287 ; David Ben-Gourion, The War Diary, 2, p. 287, cité par Oren, « From the Transfer Proposal », p. 82.

(16)-Gadi Elgazi, « Learning to Rob : In the Negev Lands, 1948 »,  Haokets, 7 novembre 2013 (en hébreu) ; Katz, « Of Unbending Mind », p. 8.

(17)-Uzi Loya, « Behind the Term : ‘Laundering Absentee Property’ », Haokets, 14 août 2020 (en hébreu).

(18)-Yitzhak Epstein, « A Hidden Question », Hashiloah 17 (1907).

(19)-Tamar Berger, « What Are the Stones of Canada Park Silent About ? », Haokets, 16 septembre 2020 (en hébreu) ; Noga Kadman, Erased from Space and consciousness : Israel and the Depopulated Palestinian Villages of 1948 (Indiana University Press, 2015) ; Gadi Elgazi, « From Gir Forest to Um Hiran : Comments on the Colonial Nature and Its Guardians », Theory and Criticism 27 (2010) : pp. 232-253.

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