Alain Gresh : « La censure en France et en Europe dit rarement son nom »

Alain Gresh, 19 août 2022. Ce qui est intéressant dans le fonctionnement de la censure en France, et plus largement en Europe, c’est qu’elle dit rarement son nom. C’est pour cela que la censure qui m’a frappé est à la fois intéressante et plutôt rare.

Alain Gresh était l'invité de la Plate-forme Charleroi-Palestine, le 19 février 2011, lors d'un débat avec Tariq Ramadan. Photo : Raymond Saublains

Alain Gresh était l’invité de la Plate-forme Charleroi-Palestine, le 19 février 2011, lors d’un débat avec Tariq Ramadan. Photo : Raymond Saublains

Le samedi 6 août, en pleine attaque israélienne contre Gaza, je suis appelé par la chaîne d’information en continu BFMTV pour intervenir le lendemain. J’accepte et nous fixons une heure pour l’interview. L’entretien dure environ cinq minutes, se passe très bien avec la journaliste.

Entretemps, j’ai été appelé par BFM pour un second entretien, le lundi 8 août à 11 heures. En fin d’après-midi le 7, je me rends compte que, après avoir été diffusé, mon entretien n’est plus disponible sur le site de BFM.

Le mardi matin, BFM me fait savoir que mon second entretien a été décommandé ; entre-temps, le cessez-le-feu à Gaza a été annoncé.

Je m’étonne auprès de la rédaction à la fois de la disparition de mon premier entretien et de l’annulation du second, mais je ne reçois que de vagues réponses.

Tempête médiatique

En quelques heures, l’information fait le tour des réseaux sociaux, créant le buzz. Plusieurs journaux m’interrogent sur ce qui s’est passé. Le quotidien Libération publie une enquête dans sa lettre, Checknews du 8 août. « Frappes sur Gaza : pourquoi BFMTV a-t-elle supprimé une interview dans laquelle Alain Gresh met en cause Israël ? »

Les journalistes ont interrogé la direction de BFM, qui a donné la réponse suivante : si cet extrait spécifique a été retiré, c’est « pour éviter toute manipulation » car il « était tronqué, pas entier », explique auprès de CheckNews François Raineteau, directeur de la communication d’Altice France, le groupe propriétaire du quinzième canal de la TNT.

Une explication également livrée (au mot près) par le directeur général de la chaîne, Marc-Olivier Fogiel, au site Puremédias.

La chaîne, qui publie régulièrement des bouts d’interviews sur son site, n’a pas été en mesure de citer d’autres cas de suppression visant à éviter des manipulations. Et n’a surtout pas expliqué de quelle manipulation il s’agissait.

À la suite de la tempête médiatique suscitée par cette censure, BFM m’a à nouveau interviewé le 9 août sur le cessez-le-feu à Gaza. Rappelons que BFM est la propriété de Patrick Drahi, « Israélien de cœur et de nationalité », qui a obtenu la diffusion en France de la chaine israélienne francophone I-24News.

Un tournant dans les médias

Je tiens à souligner que cette forme de censure est exceptionnelle. Car, sur la question de Palestine, elle s’exerce de manière plus subtile et se présente rarement de manière aussi « nue ».

Elle s’exerce par le tri entre les invités. On a le choix entre les porte-paroles divers israéliens – durant les dernières attaques contre Gaza, un ancien porte-parole de l’armée israélienne, présenté par BFMTV comme un simple « habitant de Tel Aviv », a relayé les points de vue officiels d’Israël.

Vous entendrez aussi ceux qui continuent à croire aux accords d’Oslo, à « la solution à deux États » et à la nécessité de « combattre les extrémistes des deux bords ».

Nous pouvons aussi entendre ceux qui « regrettent les violences », mais affirment qu’Israël à « le droit de se défendre »

En France particulièrement, toute condamnation du sionisme est présentée comme une forme d’antisémitisme.

On a assisté en France, depuis les années 2000, à un tournant dans les médias. Alors que ceux-ci avaient évolué dans les années 1970 et 1980, soutenant le droit à l’autodétermination des Palestiniens et la nécessité de négocier avec l’Organisation de libération de la Palestine (qu’Israël et les États-Unis dénonçaient comme terroriste), ils ont transformé leur point de vue : désormais, la Palestine est comprise à travers la grille de la « guerre contre le terrorisme » et du « péril islamiste ».

Cela reflète d’ailleurs la position des gouvernements européens, notamment français, qui s’est aligné depuis les années 2000 sur Israël. De Gaulle et les positions courageuses de la France dans les années 1970 et 1980 sont désormais oubliées.

Pour revenir sur mon cas personnel, cela fait des années que je n’avais pas été invité à BFMTV ni dans aucune chaîne d’information continue. Ni à m’exprimer dans les médias principaux.

Je travaille sur la question palestinienne depuis des décennies, j’ai publié des centaines d’articles et une bonne demi-douzaine de livres sur le sujet. Il me semble que je dispose d’une certaine légitimité pour parler de la Palestine.

Bien sûr, il ne s’agit pas de donner un seul point de vue, mais d’accepter qu’il y ait des analystes, des militants, des journalistes qui pensent que la racine des guerres dans la région remonte à l’occupation de la Palestine, à l’expulsion de sa population en 1948-1950 et 1967, au caractère colonial du mouvement sioniste, dont ce dernier se réclamait avec fierté avant que la colonisation ne devienne un terme négatif.

Une dernière remarque concerne la place des réseaux sociaux. La mobilisation autour de la censure a montré qu’il était possible de contrer la censure, de faire prévaloir une conception pluraliste de l’information. L’expérience du média en ligne OrientXXI.info le confirme. Et je peux remercier BFMTV car, grâce à cette censure, j’ai gagné 2 300 followers sur Twitter.

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Publié le 19 aout 2022 sur Middle East Eye
Et voico le compte Twitter d’Alain Gresh : @alaingresh.

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