« Nous avons tout laissé derrière nous » — 75 ans de Nakba
75 ans de Nakba : Entre 750 000 et un million de Palestiniens ont été déportés de force par les milices sionistes en 1947-1949 et n’ont plus jamais pu rentrer chez eux.
Yasmin Abusayma, 15 mai 2023
Des centaines de villes et de villages ont été détruits, des milliers de personnes ont été tuées, dont un grand nombre lors de massacres qui ont terrorisé la population autochtone de la Palestine.
Soixante-quinze ans plus tard, nombreux sont ceux de cette première génération qui sont décédés entre-temps. Mais certains sont toujours en vie pour nous donner leurs récits de la nakba – le mot arabe pour « catastrophe ».
Fatima Abu Dayya, 82 ans, avait sept ans quand sa famille a été forcée de s’enfuir de son village de Yibna, pris par les sionistes en 1948. Yibna est situé à 15 kilomètres au sud-ouest de Ramla.
« Mon père a pris la clef de notre maison ainsi que quelques vêtements, après quoi nous avons voyagé dans une charrette tirée par un âne. Nous sommes d’abord allés à Ashdod »,
explique-t-elle à The Electronic Intifada. Elle se souvient encore de la route, « trop longue et toute couverte de sable épais ».
Mais Ashdod n’offrait aucune sécurité.
« Ashdod et les zones voisines étaient elles aussi soumises à des attaques aériennes, si bien que nous avons été forcés de partir et de nous rendre à Gaza. »
Finalement, la famille s’était arrêtée dans la zone de Beit Lahia, à Gaza, où Fatima allait grandir dans un camp de réfugiés.
« Quand je pense au mot ‘nakba’, mon cœur saigne. Rien n’est plus pénible que d’être déporté et séparé de vos propres souvenirs et de votre existence. »
Yibna était renommé pour ses citronniers, ses oliviers et ses palmiers, ainsi que pour la fraîcheur de ses printemps, et Fatima aidait son père, qui était fermier.
« Le parfum de nos terres me manque. Après notre départ, mon père n’a plus jamais cessé d’aspirer à retourner à ses récoltes d’oranges et de raisins. Il n’a jamais perdu l’espoir de rentrer un jour. »
Elle se souvient très bien de la façon dont les gens fuyaient les milices sionistes qui avançaient : Certains s’encouraient pieds nus après avoir tout abandonné derrière eux afin d’échapper aux bombardements.
En dépit des événements tragiques auxquels avait assisté la famille de Fatima, ses membres étaient sûrs que leur déportation ne serait que temporaire.
Fatima a 10 petits-enfants. Elle est bien décidée à retourner à Yibna.
« Chaque matin, je raconte à mes petits-enfants des histoires sur mon enfance à Yibna et je leur enseigne cette histoire. Je leur dis à quel point nous vivions des jours heureux à l’époque.
Israël n’a pas fait que prendre la terre, dit-elle.
« Israël a volé notre histoire et nos souvenirs. Il est de mon devoir d’enseigner à mes petits-enfants que la Palestine est notre terre, pas la leur. »
Le poète
Hassan al-Deryawi, 83 ans, est originaire de Haïfa. Après que les membres de sa famille ont été chassés, ils se sont eux aussi établis à Beit Lahia.
Hassan, un prof d’arabe retraité, avait 8 ans quand il a été forcé de quitter Haïfa.
« Pour commencer, les milices sionistes ont occupé la région du mont Carmel. Puis elles se sont mises à tout bombarder. »
Hassan et sa famille s’étaient enfuis avec le peu de biens qu’ils avaient pu emporter.
« Mon père avait préparé un petit sac où nous avions mis quelques affaires élémentaires, en croyant que nous allions retourner au bout de quelques jours. J’avais pris mon cartable et mon ballon, si je me souviens bien. Nous avions laissé tout le reste derrière, notre terre, notre maison, notre argent et nos rêves. Nous nous étions même laissés sur place, en nous cramponnant à l’espoir d’y retourner un jour. »
Son père travaillait au port de Haïfa, un centre de transport et de commerce, à l’époque. Les sionistes voulaient s’emparer prioritairement du port de Haïfa en raison de l’emplacement stratégique de la ville en tant que porte d’accès à la région méditerranéenne, raconte Hassan, qui est un mordu d’histoire.
« Tout au long de son histoire, Haïfa a eu une présence commerciale et militaire significative. Cela l’a exposée à des ambitions coloniales »,
explique-t-il à The Electronic Intifada.
Hassan avait terminé sa première année à l’École islamique al-Widad, de Haïfa.
« La situation la plus horrible à laquelle j’ai assisté, ce fut la démolition de mon école. Je me rappelle encore quand les sionistes l’ont bombardée avec leur artillerie. »
Les derniers jours à Haïfa avaient été chargés, se rappelle-t-il. Quand les combats et les bombardements s’étaient intensifiés, les enfants s’étaient souvent mis à l’abri sous leurs sièges.
« Chaque jour, je parcourais une longue distance avec mes sœurs pour aller à l’école. Nous devions nous garder des balles et courir d’une rue à l’autre, jusqu’au moment où nous arrivions à l’école. »
Avant qu’Israël eût coupé Gaza du reste du monde, Hassan emmenait parfois ses étudiants en excursion en Palestine, dans les années 1980.
« Un jour, nous visitions Haïfa et j’avais montré à mes étudiants où se trouvait ma maison et où je jouais au football et dansais le debke avec mes amis. Je souhaiterais tellement pouvoir revoir ces endroits. »
Parfois, Hassan écrit de la poésie sur Haïfa et il évoque toujours la ville à l’adresse de ses petits-enfants.
« Si quelqu’un me donnait le don d’invisibilité, je me déguiserais et me rendrais à Haïfa. Je contemplerais chaque pouce de sa terre, de ses rues et de son port. Il y a une profonde blessure à l’intérieur de chacun d’entre nous et cette blessure ne guérira jamais, sauf si nous retournons. »
Le survivant
Suleiman Hamdan, 81 ans, avait six ans en 1948. Il avait grandi en compagnie de ses cinq frères et quatre sœurs.
La mère de Suleiman, déjà veuve à l’époque, avait été forcée de s’enfuir de leur village de Maghar, ce qui signifiait laisser derrière eux leur maison, leurs biens et même Suleiman en personne, au cours de ce pénible voyage.
La mère de Suleiman souffrait d’une maladie respiratoire et, tout en marchant, elle avait besoin de soins constants. Suite à une attaque d’une milice sioniste contre Maghar, en 1948, elle avait été forcée de s’en aller et de gagner Majdal, dans la région de Tibériade.
« Il était malaisé pour ma mère de gérer seule le long trajet vers Majdal. Elle avait 10 enfants et elle avait oublié de m’emmener. Heureusement, un des voisins m’avait pris avec lui et m’avait renvoyé à ma mère. »
Mais, bientôt, Majdal avait subi des attaques aussi et la famille avait dû fuir à nouveau. Elle était partie vers le sud et ne s’était pas arrêtée avant d’avoir atteint Rafah, dans le sud de Gaza.
Aujourd’hui, Suleiman vit dans le camp de réfugiés de Maghazi.
Pendant de nombreuses années, Suleiman a travaillé comme ouvrier en Israël. Parfois, il allait travailler du côté de Yazur, un village proche de Maghar.
En ces lieux, d’amers souvenirs de son passé le hantent. Il ne s’est jamais rendu dans son propre village, toutefois.
Il se rappelle très bien ce qui est arrivé à son frère et à de nombreux autres à Maghar.
Une unité de l’armée britannique était stationnée près du village, rappelle-t-il. Avant que les troupes britanniques ne lèvent le camp, dit-il à The Electronic Intifada, elles avaient invité la population locale à en reprendre possession.
C’était une embuscade. Les Britanniques, qui avaient dirigé la Palestine entre les années 1920 et les années 1940, avaient donné des armes et des fusils à un groupe de sionistes qui se cachaient dans le camp. Quand les villageois étaient arrivés, ils s’étaient fait tirer dessus.
Plus de 25 hommes jeunes avaient été tués, d’après les souvenirs de Suleiman. Son frère Mahmoud fait partie de ces jeunes, mais il avait survécu.
C’est après ce massacre que la population de Maghar s’était enfuie.
Le père de Suleiman avait été le chef du village. Il possédait plus de cinq hectares d’orangers et un puits d’eau qui avait été donné en cadeau à son grand-père parce qu’il avait servi dans l’armée ottomane dans les années 1880.
« Nous n’étions pas en mesure de prendre avec nous la moindre de nos possessions »,
dit Suleiman.
« Malgré nos espoirs de retour dans nos terres après la guerre, tous ceux qui avaient été déportés furent incapable de le faire. Nos propriétés furent perdues. C’est le puits d’eau qui avait manqué le plus à mon père. »
Ne renoncez jamais à vos traditions et à votre histoire. C’est ce qu’enseigne Suleiman aux jeunes aujourd’hui.
« Vous devriez toujours vous accrocher à vos origines »,
dit-il.
« Elles constituent votre passé ; elles forgent votre avenir. »
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Yasmin Abusayma est une écrivaine et traductrice free-lance de Gaza.
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Publié le 15 mai 2023 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine