Récits sur la terreur à Jabaliya

Le jour du Jugement dernier : Voilà comment les habitants décrivent la situation à Jabaliya et dans le nord de Gaza, alors que l’offensive israélienne entre dans son deuxième mois.

 

L'offensive d'Israël contre le nord de Gaza a chassé des dizaines de milliers de personnes de chez elles, comme ici, le 25 octobre.

L’offensive d’Israël contre le nord de Gaza a chassé des dizaines de milliers de personnes de chez elles, comme ici, le 25 octobre. (Photo : Mahmoud Issa / APA images)

 

Husam Maarouf, 4 novembre 2024

 

Israël a ordonné à chaque habitant de marcher vers le sud, mais il a également établi des check-points qui empêchent les gens de se déplacer.

Sur les 400 000 personnes qu’on estimait présentes dans le nord au moment où l’offensive a débuté en octobre, on présume que plus de 100 000 sont restées.

Israël a carrément coupé l’aide humanitaire au territoire dans une tentative évidente d’affamer la population.

Il a bombardé sans réserve, tuant quelque 1 200 personnes ces quatre dernières semaines, dont plus d’une centaine en une seule frappe sur une maison hébergeant des personnes déplacées à Beit Lahiya, le 30 octobre, ainsi que 150 autres dans une série de frappes contre une dizaine d’immeubles à Jabaliya, le 24.

« On ne peut s’imaginer ce qui se passe à Jabaliya »,

dit Nadia al-Kafarna, 69 ans.

« Le ciel est noir de fumée, et le sol est brûlé. »

Nadia s’adresse à The Electronic Intifada par téléphone, malgré l’instabilité du réseau. L’armée israélienne l’avait forcée à quitter son abri dans le camp de réfugiés de Jabaliya le 17 octobre, mais elle est toujours à Gaza, dans le nord.

« Rien n’a été épargné par la destruction. Les bruits des explosions sont étranges, différents d’avant, ils sont terrifiants et vous secouent les os, comme s’ils voulaient vous démembrer »,

déclare Nadia, profondément bouleversée.

« En moi, tout est brisé et fracassé par l’horreur de ce que j’ai vu. Même maintenant, j’ai le cœur serré et je suis toute saisie de peur. »

Le jour du Jugement dernier, dit-elle.

« J’ai assisté à des horreurs du Jugement dernier. »

 

Une agression incessante

Nadia dit que les soldats n’ont fait preuve

« d’ aucune pitié (…) Il y a des corps de femmes et d’enfants en décomposition partout dans le camp, dans les maisons, en rue ».

L’armée israélienne n’a épargné personne. Mahmoud Basal, de la défense civile de Gaza, dit que toutes les opérations dans la région du nord ont dû être mises à l’arrêt à la suite des attaques des forces israéliennes, qui ont fait au moins trois blessés, et plusieurs membres du personnel ont été arrêtés.

Il n’y a pour ainsi dire plus d’eau et de nourriture, dans le camp. L’ONU dit qu’en septembre, Israël a empêché l’entrée dans le nord de 83 pour 100 de l’aide humanitaire. Les gens de Jabaliya sont douloureusement affamés et ils sont nombreux à se lier des pierres sur l’estomac afin d’apaiser les sensations de faim – une pratique enracinée dans la tradition prophétique.

Les habitants du camp sont également assoiffés et seules des quantités très limitées d’eau potable entrent dans le camp, ce qui a amené Rachel Cummings, de Save the Children International, à décrire la situation comme « absolument catastrophique ».

« Les gens sont constamment bombardés par les attaques aériennes et, bien sûr, nous savons que la nourriture et l’eau ne sont pas disponibles en quantités suffisantes. Les convois de vivres et d’eau sont refoulés, dans le nord… C’est absolument catastrophique »,

a déclaré Cummings.

Nadia qualifie les bombardements d’incessants.

« Les bombardements n’ont jamais cessé, ni de jour, ni de nuit, sans pitié ni humanité. Nous récitions des prières en permanence, sentant la mort plus proche que jamais à chaque explosion terrifiante »,

explique-t-elle à The Electronic Intifada.

« Nos journées sont longues, avec ma famille et moi-même qui luttons contre la faim, la soif et la peur. Nous nous contentons de bouts de pain que nous avons cuits à l’intérieur de la maison, sur un feu ouvert. Du pain et du zaatar, voilà toute notre subsistance depuis plus de deux semaines. »

 

L’apocalypse

Nadia dépeint un tableau apocalyptique de la situation à Jabaliya : les visages livides en raison du manque de sommeil, les enfants avec leur nom écrit sur leur bras à des fins d’identification, la peur constante.

Forcée de quitter leur maison, Nadia raconte comment sa famille – ses trois fils, leurs épouses et enfants, avec leur nom sur le bras – ont eu dix minutes pour obéir à un ordre militaire d’évacuation.

« J’ai perçu un tremblement collectif et entendu les parents qui murmuraient des prières pour que Dieu nous protège, quand nous sommes partis. J’ai fixé les traits de mes enfants et de mes petits-enfants, en pensant que ce pouvait être la dernière fois que je voyais leurs visages. »

Et, comme l’ont rapporté d’autres, quitter Jabaliya comportait ses propres horreurs.

« À l’entrée de notre ruelle, des chars étaient groupés, avec un grand nombre de soldats. La scène ressemblait à un abattoir – des hommes étaient rassemblés, n’ayant plus sur eux que leurs sous-vêtements, les mains liées derrière le dos et les yeux bandés. Tout près, il y avait un trou profond où les mères étaient gardées sans leurs enfants, pendant que les enfants criaient et hurlaient depuis une troisième zone. »

Il y avait une quatrième zone, ajoute-t-elle.

« Il y avait une quatrième pile – un tas de corps empilés à l’entrée de la maison de mes voisins, plus de cinquante corps quasi nus exécutés un peu plus tôt. Je souhaiterais de n’avoir jamais vu ça. »

Un soldat a appelé Nadia via un haut-parleur.

« Il m’a ordonné d’aller vers le sud et m’a menacée de me tuer si je ne me dépêchais pas de m’en aller. Quand je me suis hasardée à lui poser des questions sur les enfants et sur ma fille et mes belles-filles, il m’a permis de les prendre avec moi. Mais tous les hommes étaient restés derrière, leur sort inconnu, aux mains des tueurs. »

 

Un miracle

MD, 57 ans, a refusé de révéler son nom par crainte des représailles. Il croit que lui et son fils de 15 ans n’ont survécu aux soldats et aux drones qui essaimaient dans le camp de Jabaliya « que par miracle ».

« Quand j’ai appris que les forces israéliennes progressaient vers notre quartier, mon fils et moi avons emprunté des chemins indirects à travers le camp afin d’atteindre une zone plus sûre dans le nord de Gaza. Juste au moment où nous nous croyions en sécurité, nous avons vu que des soldats bloquaient l’extrémité de la route que nous avions empruntée. Nous avons battu doucement en retraite et nous nous sommes réfugiés dans une maison dont la porte était brisée. »

À l’intérieur, dit-il à The Electronic Intifada, il a vu quatre corps.

« Deux hommes et une femme, exécutés d’un coup de feu, et une femme plus âgée laissée en train de mourir dans une pièce. Elle semblait grabataire, en mauvaise santé, laissée toute seule pour affronter la mort. Nous avons passé une nuit entière coincés parmi les morts, incapables de dormir et incapables de nous en aller. Les soldats étaient assis de l’autre côté de la porte, riant et jouant, comme s’ils faisaient un pique-nique. »

Ils ont sauté sur l’occasion, quand il y a eu un changement de pause chez les soldats.

« Nous sommes parvenus à nous échapper en traversant la route et avons mis le cap sur Gaza même. Je ne pouvais croire que nous avions survécu ! J’avais l’impression qu’on venait de m’accorder une nouvelle vie. »

Néanmoins, avait poursuivi MD, l’expérience l’avait effrayé. En réfléchissant à sa survie, dit-il, la pire partie n’avait pas été de passer une nuit « parmi les morts », ni non plus la mort et la destruction qu’il avait vues.

« Je ne pouvais donner à mon fils aucun sentiment de sécurité. Je lui caressais la tête, en chuchotant : « Nous allons nous en tirer. » Mais il a vu la mort et a connu des tourments terrifiants. Il n’a plus prononcé un mot depuis plusieurs jours et il est dans un état de détresse sévère. »

La plupart des habitants de Jabaliya ont refusé de partir. Ils considèrent leur départ comme déraisonnable et disent qu’ils sont enracinés dans leur terre.

SK, 49 ans, qui a également refusé de partager son nom, est l’un des hommes qui n’ont pas voulu partir. Sa maison, dit-il, est encerclée.

« Les soldats israéliens ne sont qu’à quelques centaines de mètres. Ceux-là même qui tuent les femmes, les enfants et les personnes âgées de sang froid, qui font dégringoler béton et acier sur les têtes de gens innocents. Ces soldats de l’occupation n’éprouvent pas la moindre compassion. Ils sont les dragons du mal de notre époque. »

 

Ils sont là les dragons !

SK refuse catégoriquement de quitter sa maison.

« Rien ne justifie de m’éloigner de force de chez moi. Le camp n’est pas un champ de bataille. Je ne quitterai ni ma maison ni la terre de mes ancêtres. Je reste ici comme un arbre dont les racines s’enfoncent de plus en plus profondément de jour en jour. Seule la mort pourra me déraciner. »

Mais sa détermination a un prix, du fait que l’armée israélienne essaie d’affamer complètement les gens.

« J’ai le vertige la plupart du temps »,

dit SK à The Electronic Intifada.

« Ma vue se trouble à cause du manque de nourriture. Tout ce que nous mangeons, c’est du pain et du zaatar. Chaque fois que je pense à mes enfants qui endurent ces privations et ce danger, je pleure. Comment peut-on accepter qu’un enfant soit soumis à une telle brutalité ? »

Il dit que les gens de Jabaliya sont privés de sommeil et terrorisés par l’armée israélienne.

« Croyez-moi quand je dis que depuis que l’extermination de ce camp a débuté, nous n’avons pas dormi. Il y a des bombardements constants et les obus pleuvent avec un rugissement insupportable qui nous remplit d’horreur. Imaginez une sensation de picotement sur tout votre corps en même temps. C’est la peur avec laquelle nous vivons. »

Les drones sillonnent constamment le ciel au-dessus du camp, dit-il, se déplaçant entre les maisons, descendant et montant, ciblant tout ce qui bouge. D’innombrables corps gisent abandonnés. Des animaux, aussi – des ânes, des chats et des chevaux – restent là depuis des jours et des jours et leurs carcasses se décomposent.

« Nous avons peur d’aller dehors, de regarder dehors par la fenêtre ou de faire de la lumière la nuit. Tout est une cible, ici, avec les drones qui nous attrapent. À quelques mètres à peine de chez moi, il y a un corps. Je ne peux pas sortir pour l’enterrer et bien des gens ont été laissés sur place, en train de saigner à mort dans les rues et les maisons du camp. »

On peut mesurer à quel point la leçon de la Nakba de 1948 a marqué les gens de Jabaliya, rien qu’à voir combien d’entre eux sont déterminés à rester en dépit du massacre, tout cela pour éviter le sort de leurs parents ou grands-parents qui ont été chassés de leurs foyers et de leurs terres, sans jamais avoir eu la permission d’y revenir.

« Je ne quitterai ma maison en aucune circonstance, malgré ma peur intense,

explique SK à The Electronic Intifada.

« On se croirait au jour du Jugement dernier. Nous ne sommes pas en sécurité ; nous sommes menacés de mort, même si nous ne combattons pas. Nous sommes en train de mourir ici, et personne ne vient à notre secours. »

 

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Husam Maarouf est journaliste et écrivain. Il vit à Gaza.


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Publié le 4 novembre 2024 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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