Wafa Aludaini, la journaliste assassinée, avait encadré la génération montante de Gaza
Wafa Aludaini avait voué son existence à défendre sans crainte le peuple palestinien et à raconter notre expérience vécue dans les médias.

Wafa Aludaini. (Photo : Yusuf El-Mbayed)
Hanin A. Elholy, 24 mars 2025
Son existence toute de courage et de dévouement s’est terminé en quelques secondes en septembre dernier au moment où Israël a bombardé sa maison à Deir al-Balah, la ville dans le centre de Gaza où elle était née en 1985. Le mari de Wafa et deux de leurs enfants – Balsam, 5 ans, et Tamim, 7 mois – avaient également perdu la vie. Les deux enfants du couple qui avaient survécu – Malik et Siraj – sont aujourd’hui orphelins.
Wafa n’était pas une journaliste comme les autres. Elle portait un foulard et se couvrait le visage d’un niqab pour s’adresser en anglais à un public occidental. Fidèle à ses principes, Wafa avait pour de bon renoncé aux offres d’emploi, à un meilleur salaire et aux opportunités de voyage qui se seraient présentées à elle si elle avait ôté son hijab.
À l’instar d’Abu Obaida, le porte-parole iconique des Brigades Qassam du Hamas, connu pour envelopper sa tête dans un keffieh rouge, ne montrant ainsi que ses yeux, le foulard et le niqab de Wafa faisaient partie de son identité distinctive.
Wafa fait partie des 160 journalistes et plus qui ont été tués à Gaza entre le 7 octobre 2023 et le 19 janvier de cette année, au moment où un cessez-le-feu est entré en vigueur.
Israël a repris ses assassinats de journalistes après avoir fait capoter le cessez-le-feu près de deux mois plus tard. Le 24 mars, Hossam Shabat, un éminent correspondant d’Al Jazeera, a été tué dans une frappe ciblée contre sa voiture à Beit Lahiya, dans le nord de Gaza. Mohammed Mansour, un journaliste opérant pour Palestine Today, a été tué le même jour dans une frappe contre sa maison à Khan Younis, en même temps que sa femme et son fils, a fait savoir Al Jazeera.
Israël a ciblé et tué des journalistes et des influenceurs palestiniens des médias sociaux tout en interdisant l’accès à Gaza aux journalistes internationaux. Il essaie d’enterrer la vérité de façon à pouvoir poursuivre son génocide avec le moins de pression internationale possible.
La première en son genre
Wafa a étudié l’anglais et a obtenu son diplôme à l’Université Al-Aqsa avant de travailler pour diverses organisations à Gaza et en ligne, créant ainsi un impact tant localement qu’au niveau international.
Après l’agression israélienne de l’hiver 2008-2009, Wafa a rallié le Centre de formation Althoraya. Elle se rendait quotidiennement à Gaza depuis chez elle à Deir al-Balah, laissant son mari et ses enfants de 8 heures à 16 heures.
Après quelques mois de travail, déclare Diana al-Mughrabi, sa directrice à Althoraya, Wafa avait établi des lignes directrices claires d’interaction avec les médias occidentaux pour tout un groupe d’une cinquantaine d’étudiants palestiniens ayant de solides compétences dans la communication en anglais. Les étudiants avaient été sélectionnés via des interviews personnelles, un examen portant sur la langue et un autre sur la culture générale. C’était le premier projet de ce genre à Gaza.
Les derniers jours du lancement de l’équipe avaient coïncidé avec la conclusion d’une mission d’enquête indépendante des Nations unies, dirigée par le juriste sud-africain Richard Goldstone, qui avait enquêté sur les violations du droit international commises au cours de l’agression d’Israël contre Gaza en 2008-2009.
La mission avait conclu que la destruction massive des infrastructures civiles et le massacre de civils – équivalant souvent à des crimes de guerre – « peuvent avoir constitué des tactiques militaires reflétant une politique plus large, approuvée au moins tacitement par les décideurs aux niveaux les plus élevés du gouvernement d’Israël ».
L’offensive militaire israélienne, examinée dans ce qui est devenu connu sous le nom de rapport Goldstone, était sans précédent à l’époque. Elle préfigurait l’agression génocidaire qui allait revendiquer les existences de Wafa et de dizaines de milliers d’autres Palestiniens de Gaza à partir d’octobre 2023.
Les conclusions et recommandations du rapport Goldstone avaient été soutenues par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU dans une résolution adoptée le 16 octobre 2009.
L’équipe des médias étrangers lancée par Wafa sous l’égide du Centre de formation Althoraya avait été appelée Groupe médiatique du 16 octobre afin d’immortaliser le rapport Goldstone et son caractère marquant.
Le Dr Refaat Alareer, qui lui aussi avait formé de nombreux jeunes écrivains à Gaza, faisait partie des cofondateurs du groupe. Il a été assassiné par une frappe israélienne au début décembre 2023.
Basma Al Bayed, une écrivaine, activiste et membre du Groupe médiatique du 16 octobre, a elle aussi été tuée en 2023, bien que l’annonce de sa mort ne soit parvenue au groupe que plusieurs mois plus tard.
Transmettre le narratif palestinien
Wafa avait pour objectif de former des personnes anglophones à Gaza et de les équiper du savoir théorique requis pour défendre la cause palestinienne dans les médias étrangers.
Elle organisait des camps de journalisme dans lesquels elle invitait un groupe d’experts censés former des diplômés en langue anglaise et en médias dans le domaine du journalisme. Les matières enseignées incluaient la traduction et l’écriture créatrice, les bases en vue de transmettre le narratif palestinien et la façon de rédiger des reportages et des articles d’opinion.
Des dizaines de jeunes hommes et femmes qui travaillaient aujourd’hui dans le domaine du journalisme ont obtenu leur diplôme dans ces camps, dont moi-même. Wafa identifiait et nourrissait les forces individuelles de ses élèves et elle nous encourageait à nous spécialiser en nous concentrant sur certaines spécialisations, qu’il s’agisse de s’exprimer devant des caméras ou d’écrire.
Ibrahim Abu Naja a travaillé avec Wafa pour mettre sur pied des événements, des activités et des forums de médias sociaux, tels les campagnes, rencontres et événements de solidarité via Twitter. Il a déclaré un jour que Wafa était un modèle « de sérieux, de diligence, de dévouement et de sincérité ».
Alors qu’elle se consacrait à défendre la Palestine, Wafa était par-dessus tout une championne d’humanité, répétant sans cesse les mots « humanité et paix » dans ses interviews, discours et conférences, comme le disait son ami Bara’ al-Ijla, journaliste et membre du Groupe médiatique du 16 octobre.
Le frère de Wafa, Alaa, a dit qu’en septembre, elle lui avait demandé de transférer de l’argent à son autre sœur et aux citoyens déplacés dans le nord de Gaza.
« Après qu’Israël l’a tuée, j’ai découvert qu’elle-même n’avait pas d’argent pour acheter du lait et des Pampers pour son dernier-né »,
a dit Alaa.
« Elle pensait toujours plus aux autres qu’à elle-même. »
Yousef, qui a refusé de décliner son nom entier, a été membre du Groupe médiatique du 16 octobre. Il a déclaré :
« Je garde encore ses messages vocaux depuis 2022, alors qu’elle encourageait régulièrement, encensait ou critiquait mes écrits ou mes reportages. Elle a dit un jour : ‘Est-ce cela toute ta force ? Est-il si facile d’être déprimé ? Est-ce qu’apprendre un métier simple est au-dessus de tes forces ? Les hommes de Shujaiya [une ville près de Gaza] renoncent-ils aussi facilement que ça ?’ »
Yousef a ajouté que Wafa
« tolérait la faiblesse de son anglais et la lenteur de son apprentissage. Elle ne se plaignait jamais de devoir passer beaucoup de temps à éditer mes articles et à rentrer tard chez elle. Je ne puis oublier comment elle m’a sorti du bourbier du désespoir pour me faire gagner l’océan de l’optimisme. »
L’influence et l’impact de Wafa sur les médias sociaux s’est accrue après le lancement de la Grande Marche du Retour de Gaza, au début 2018. Wafa m’avait demandé de produire un rapport d’informations sur la bénévole paramédicale Razan al-Najjar, qui avait été tuée par un sniper israélien alors qu’elle soignait des manifestants blessés le 1er juin de cette même année 2018.
Je n’étais pas assez brave pour participer à la marche, mais les mots de Wafa m’avaient encouragée à réaliser une vidéo qui, plus tard, allait gagner un prix local. Je me souviens qu’elle avait tout payé de ses propres deniers pour produire la vidéo, à commencer par le transport entre Gaza et Khan Younis, où Razan al-Najjar avait été tuée, jusqu’à la production et l’édition.
Elle était fermement décidée à dénoncer le comportement criminel d’Israël quel qu’en soit le prix pour elle – et, en fin de compte, il est très probable que c’est ce qui lui a coûté la vie.
Wafa était active dans les médias sociaux et investissait dans la connexion et l’établissement de relations avec des personnes et institutions propalestiniennes à l’étranger, en organisant des séminaires et des conférences en ligne et en menant des interviews de journalistes et d’activistes sympathiques envers la cause palestinienne.
Elle était l’une des contributrices vedettes de The Palestine Chronicle et rédigeait des informations pour le Middle East Monitor.
« Une voix qui valait des millions »
Quand la première guerre a éclaté en octobre 2023, Wafa a participé à une interview de la présentatrice de TalkTV, Julia Hartley-Brewer. La présentatrice britannique conservatrice s’opposa fortement à l’usage du terme de « massacre » par Wafa quand elle décrivait les attaques israéliennes tuant des civils chez eux. Hartley-Brewer répétait les mots de la propagande israélienne, prétendant erronément que le Hamas s’implantait parmi les civils.
Hartley-Brewer a même contesté la décision de Wafa de refuser d’obtempérer aux ordres d’évacuation d’Israël et elle a demandé à Wafa d’une façon provocatrice et accusatrice à quoi pouvait ressembler une « réponse proportionnée » au « massacre » perpétré par le Hamas le 7 octobre 2023. Hartley-Brewer a même coupé l’interview quand Wafa s’est mise à situer les événements actuels dans le contexte historique de la conquête et de la colonisation violentes par Israël de la terre palestinienne dès 1948.
En dépit de son expérience décevante avec TalkTV, Wafa n’allait pas renoncer. Elle a continué d’écrire sur le plan israélien en vue de forcer les Palestiniens à quitter Gaza, produisant également plusieurs articles autour des crimes de guerre perpétrés au cours du génocide.
« À Gaza, même la mort n’est pas la fin de la souffrance » est le titre d’un article de Wafa publié en novembre 2023. Dans un autre article, elle décrivait comment les troupes israéliennes mettaient en danger la vie d’une jeune femme en l’utilisant comme bouclier humain.
Wafa a été amenée à écrire son dernier article, intitulé
« Il n’existe pas de tenue de protection pour les journalistes à Gaza »,
après l’assassinat de ses collègues Ismail al-Ghoul et Rami al-Rifi. Malgré leur statut protégé dans le cadre des lois internationales, Israël menaçait et ciblait ouvertement les journalistes, avait-elle expliqué.
Elle a également contribué à un article dans The Guardian où elle parlait des membres survivants de trois familles massacrées lors des attaques israéliennes contre Gaza.
Même si Israël a mis un terme à sa brillante existence, Wafa a réalisé son rêve, qui était de gérer un site palestinien exposant la cause de son peuple en anglais et ce, dans le but d’éduquer le monde.
Dans un message posté sur Facebook, Diana al-Mughrabi avait dit :
« Je ne cesserai pas d’écrire sur Wafa qui, pendant plus de quinze ans, a été ma compagne au travail et dans la vie. »
« Nous avons perdu une voix qui vaut des millions de voix sur le plan de l’influence et de la portée »,
avait-elle ajouté.
Dans ce qui constitue peut-être son plus grand héritage, Wafa a préparé la route à tous les étudiants qu’elle a inspirés, aux diplômés qu’elle a formés et aux membres du Groupe médiatique du 16 octobre qui poursuivront ce qu’elle a commencé.
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Hanin A. Elholy est une enquêteuse, écrivaine et traductrice qui vit et travaille à Gaza.
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Publié le 24 mars 2025 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine