La grève de la faim de Prisoners for Palestine ou comment le temps devient punitif

Ils recourent à la grève de la faim parce qu’ils sont convaincus que certaines formes de légalité sont en soi injustes et que les rejeter constitue un acte moral.

 

Je soutiens les grévistes de la faim – Fermez Elbit et mettez fin au génocide.

Je soutiens les grévistes de la faim – Fermez Elbit et mettez fin au génocide.

 

 

Rima Najjar, 23 décembre 2025

 

La détention, l’anonymat et la politique de la visibilité

Huit jeunes gens détenus dans les prisons britanniques refusent de se nourrir en guise de protestation. Emprisonnés sans accusation, ils sont en détention provisoire pour des actions liées à Palestine Action, un réseau d’action directe qui a ciblé des fabricants d’armes fournisseurs d’Israël – avant tout Elbit Systems — et des installations connexes, telles des bases de la Royal Air Force (RAF).

Au début, la couverture médiatique traditionnelle au Royaume-Uni mettait rarement leurs noms en évidence. Ils apparaissaient plutôt comme un groupe collectivisé – « les grévistes de la faim », « les activistes de Palestine Action », « les prisonniers en détention provisoire » – avec une visibilité publique dérivant moins des reportages soutenus que des images. Des visages illustrés émergent d’affiches de protestation partagées entre les réseaux de solidarité et sous-titrées « Soutenez les grévistes de la faim », « Je suis avec les grévistes de la faim », « Protestations d’urgence » ou encore « Fermez Elbit ! »

Ces illustrations montrent des personnes alertes – yeux ouverts, expression décidée, même optimiste – présentées avec une clarté qui traduit la détermination plutôt que la lassitude. Elles saisissent les grévistes au début de la confrontation, avant que la faim n’ait marqué leurs corps.

Toutefois, à mesure que la grève s’est étirée, les familles, les avocats et les médecins ont rapporté une sévère perte de poids, un épuisement, une tension artérielle dangereusement basse, une sollicitation excessive des organes et des hospitalisations répétées – sept des huit grévistes ont demandé un traitement à l’hôpital depuis le début de l’action. Les affiches les figent ainsi dans un moment antérieur, privilégiant leurs détermination et leur résolution alors même que le tribut physique s’aggrave hors champ.

Cette absence initiale de noms contraste fortement avec la façon de traiter les otages israéliens capturés à Gaza et dont les noms, les biographies, les dates de naissance, les professions et les habitudes personnelles ont saturé les médias occidentaux dès les premiers jours de leur captivité. Dans ce cas, la présence des noms fonctionnait comme une technologie morale : individualiser, c’était humaniser et humaniser, c’était réclamer l’urgence, l’empathie et l’action politique.

Ici, c’est l’inverse qui s’est produit. Dans les médias grand public, les noms étaient souvent tus et ce, sous surveillance judiciaire, en raison des procédures en cours et il en résultait une distanciation éditoriale plutôt qu’une proximité morale. Au sein même du mouvement, les restrictions à propos des noms reflétaient une stratégie délibérée dont le but était de résister à la criminalisation des discours dans le cadre des dispositifs de lutte contre le terrorisme.

Ce qui est mis en avant, par contre, c’est l’action : les corps qui refusent la nourriture afin de contester une détention prolongée sans condamnation, les restrictions de la communication, la censure de la correspondance et une procédure juridique qui allonge le temps en guise de punition. Là où le discours sur les otages mobilise les noms afin de concentrer l’empathie et d’accélérer les réactions, la grève de la faim mobilise l’anonymat – au début, du moins – afin de dénoncer la violence systémique qui opère par le biais des retards, de la procédure et de la gestion des corps jusqu’à leur défaillance.

 

Le temps comme punition : détention provisoire, retard et incertitude

La grève a débuté le 2 novembre 2025, jour anniversaire de la Déclaration Balfour, et s’est étoffée quand d’autres prisonniers l’ont ralliée dans les jours et semaines qui ont suivi. La grève succédait à des mois de détention préventive marqués par des audiences reportées, une réduction de la communication et l’extension constante de l’incertitude juridique, avec certaines personnes détenues bien au-delà des limites légales de garde.

Avocats et familles ont très vite mis en garde contre le fait que le temps même était devenu punitif : l’absence de résolution n’était plus simplement procédurale, mais également coercitive.

Au moment où la grève en était à sa septième semaine et plus loin encore, la détérioration physique s’est intensifiée. Les médecins ont parlé publiquement de dégâts irréversibles et du risque de mort immédiat, alors que les familles disaient qu’elles voyaient leurs êtres chers « disparaître physiquement ». Les réponses officielles, entre-temps, se bornaient à assurer que les prisonniers étaient « contrôlés » et que les procédures établies étaient suivies.

Le contraste entre la détention administrative en Israël et les pratiques de détention provisoire au Royaume-Uni est souvent présenté comme une question de nature plutôt que de gradation, mais les grèves de la faim révèlent leur parenté structurelle. La détention administrative en Israël permet l’emprisonnement des Palestiniens à l’infini, sans accusation ni procès, et cet emprisonnement est renouvelable en s’appuyant sur des preuves qui restent secrètes.

La détention préventive au Royaume-Uni est officiellement limitée dans le temps et elle est contrôlée juridiquement mais, pour les cas dont les charges sont de nature politique – particulièrement quand ils impliquent la sécurité nationale ou le terrorisme – elle peut fonctionner de façon parallèle : détention provisoire prolongée, restrictions dans la communication, reports d’audience et report continu du jugement. Dans les deux systèmes, la légalité opère moins via le jugement que via le report : le détenu reste enfermé dans un présent suspendu où le temps lui-même devient punitif.

Les grèves de la faim apparaissent quand la loi ne propose plus de véritable voie vers la justice.

 

Les grèves de la faim en tant que résistance dans les systèmes carcéraux coloniaux

Depuis longtemps les prisonniers palestiniens recourent aux grèves de la faim pour dénoncer cette logique. Sous le domination israélienne, la détention administrative a produit quelques-unes des grèves de la faim les plus reconnues sur le plan international au cours des deux décennies écoulées, avec des personnages comme Khader Adnan qui sont devenus des noms familiers quand leurs corps émaciés ont forcé la confrontation publique avec leur détention sans accusation. Le nom du prisonnier et sa détérioration physique ont agi ensemble en tant que moteur moral : Plus longue était la grève, plus étique devenait le corps et plus il devenait malaisé pour l’État de se dissimuler derrière la procédure.

Cette procédure ne tire pas son origine de la seule domination israélienne. Lors du Mandat britannique en Palestine, les prisonniers palestiniens dans les prisons coloniales s’engagèrent dans des grèves de la faim collectives, surtout au moment des arrestations massives des années 1930. Bien que largement absents de la mémoire collective occidentale, les récits contemporains et les rapports de prison font état de grèves pour protester contre la détention illimitée, les conditions pénibles et le refus du statut politique. Nombre de ces grèves eurent d’ailleurs lieu dans des installations gérées par les Britanniques. La faim fonctionnait donc comme un langage colonial de résistance bien avant sa codification ultérieure sous le colonialisme de peuplement sioniste et sous l’occupation israélienne.

Cette généalogie vaut également pour l’Irlande. Les grèves de la faim des prisonniers républicains irlandais – la plus célèbre eut lieu en 1981 – étaient dirigées contre les pratiques britanniques d’emprisonnement qui cherchaient à criminaliser la lutte politique en dépouillant les prisonniers de toute reconnaissance politique. Là aussi, les noms importaient : Bobby Sands et les autres devinrent des noms familiers à mesure que leurs corps se détérioraient et que l’administration carcérale se transformait publiquement en une crise morale.

Les autorités britanniques avaient défini la question comme étant une matière d’ordre public ; les grévistes la redéfinirent comme une confrontation entre le pouvoir souverain et le corps humain – une confrontation qui se soustrayait aux technicités juridiques et par laquelle il devenait impossible d’ignorer les grévistes.

L’actuelle grève de la faim emprunte à l’histoire tant palestinienne qu’irlandaise de la résistance en prison. À l’instar des Palestiniens détenus sans accusation, les grévistes présents sont piégés dans un système qui se sert de l’incertitude juridique pour épuiser les gens. Et, à l’instar des prisonniers républicains irlandais, ils sont confrontés à un État qui prétend être neutre et procédurier alors qu’il permet à la lente érosion du temps reporté de prélever un tribut physique sur leurs corps.

Mais les médias et le paysage juridique qui les entourent ont changé. Dans le temps, des grèves de la faim rompaient souvent le silence parce que le public voyait les noms des grévistes et les dégâts visibles sur leurs corps. Aujourd’hui, le langage sécuritaire national et la controverse politique ont fait qu’il est devenu plus malaisé pour ces prisonniers d’être perçus clairement ou en tant qu’individus.

C’est pourquoi les grévistes et leurs partisans ont choisi de mettre l’accent sur l’action collective plutôt que sur un parcours individuel. À un moment où la visibilité peut être utilisée pour contrôler ou déformer la dissidence, la focalisation sur le groupe protège ses membres et maintient l’attention sur le système qu’ils défient. Leur emphase sur de larges revendications politiques est elle-même une forme de résistance : elle refuse de laisser leur souffrance se muer en un simple spectacle et elle insiste sur le fait que la véritable question n’est pas pourquoi ils sont là en tant qu’individus, mais bien ce que l’État fait – ce en quoi il échoue – à mesure que s’écoule le temps.

 

Un traitement éditorial différentiel et le refus de l’urgence

Cette vulnérabilité structurelle est intensifiée par le traitement éditorial distinct que les grèves de la faim relatives à la Palestine reçoivent dans les médias britanniques. Même quand ces grèves atteignent les seuils établis de couverture soutenue – risque imminent de mort, prolongement de la durée, controverse juridique et engagement parlementaire –, elles bénéficient de moins d’attention, arrivent plus tard dans le cycle des informations et sont encadrées de façon plus superficielle que d’autres cas comparables.

Une évaluation de cette asymétrie réside dans l’analyse de Nexis, par Bart Cammaerts : Entre le moment de l’annonce de l’imminence de la grève, le 20 octobre, et le 10 décembre 2025, la grève de la faim de Palestine Action n’est apparue que douze fois dans les gros titres de la grande presse nationale écrite britannique, et la couverture sur les ondes a été plus limitée encore. BBC Online n’a pas fait allusion à la grève avant le 10 décembre – en gros, six semaines après son commencement – et seulement après les hospitalisations, les mises en garde médicales contre les dégâts irréversibles et la publication de motions parlementaires.

C’est un modèle qui diffère très fortement de celui des prisonniers politiques de haut rang dans d’autres contextes, comme les grèves de la faim d’Alexei Navalny (2021–2023), qui ont en quelques jours généré des reportages incessants en suivant la durée, la dégradation corporelle, les grèves politiques et les réponses diplomatiques ; ou les grèves de la faim des prisonnières politiques iraniennes au cours du soulèvement « Femme, Vie, Liberté » en 2022-2023, traitées avec un encadrement similaire sur le plan de la rapidité, de la répétition et de l’urgence. Dans tous ces cas, la controverse n’a pas supprimé la couverture ; elle l’a soutenue.

La différence ne peut être expliquée par la nouveauté, la complexité juridique ou les seules préoccupations sur le plan de la sécurité nationale – des facteurs qui existent aussi dans d’autres cas comparables. Elle reflète un calcul éditorial spécifique appliqué à la dissidence liée à la Palestine, dans laquelle le coût politique perçu d’une couverture claire et soutenue l’emporte sur le devoir journalistique de faire état des risques corporels croissants tels qu’ils se présentent.

Là où d’autres grèves de la faim politique ont été traitées comme des urgences publiques en cours, la grève de Palestine Action a été longtemps rendue épisodique et administrative, son urgence a été reportée jusqu’au moment où les corps s’étaient déjà détériorés de façon critique. La différence a plus à voir avec une priorité éditoriale qu’avec l’actualité.

 

Intériorisation de la pression sioniste et prudence éditoriale

Sous quelles pressions, dans ce cas, ce calcul éditorial opère-t-il ? La couverture retardée et réduite s’avère provoquée par les calculs journalistiques internes à propos de la sensibilité politique et du contrecoup prévu dans un climat polarisé, plutôt que par les interventions documentées liées directement à ce cas.

Bien qu’aucune preuve vérifiable ne soit apparue – au 23 décembre 2025 – de doléances spécifiques, de déclarations publiques ou d’efforts de pression de la part des organisations pro-israéliennes tels le Conseil des députés des Juifs britanniques, le Fonds fiduciaire de sécurité communautaire ou CAMERA UK qui visent la production journalistique traditionnelle autour de cette grève de la faim en particulier, l’approche précautionneuse des rédacteurs en chef reflète des modèles déjà anciens dans la couverture médiatique britannique des questions israélo-palestiniennes, lesquels étaient déjà antérieurs à l’escalade qui a suivi octobre 2023. La discipline imposée au personnel éditorial par ces organisations à déjà été intériorisée.

Depuis des années, les organisations de soutien à Israël contrôlent et contestent systématiquement toute couverture qu’elles perçoivent comme défavorable et ce, en exerçant des pressions soutenues sur les institutions médiatiques du Royaume-Uni. À maintes reprises, des organisations comme CAMERA UK ont ciblé le reportage de la BBC et du Guardian, en suscitant des corrections et des amendements — souvent dans des domaines comme la terminologie, le cadrage des actions palestiniennes et la description géographique.

La BBC en particulier est depuis longtemps la cible d’accusations de partialité savamment mises sur pied par des circonscriptions pro-israéliennes, dont des critiques internes et des campagnes publiques remontant au début des années 2000, renforcées par des examens minutieux de la part des instances communautaires juives. L’effet cumulatif de ces pressions a été de réduire la marge de manœuvre éditoriale, d’encourager une prudence qui restreint disproportionnellement la couverture des souffrances palestiniennes et la dissidence politique plutôt que de favoriser un examen minutieux des pratiques de l’État israélien.

Cette longue histoire de doléances organisées et de soutien – qui se sont intensifiées après octobre 2023 via une escalade officielle d’Ofcom (Office des communications) (y compris des discussions quant à l’étiquetage du Hamas et la couverture des événements comme l’explosion de l’hôpital Al-Ahli), des milliers de plaintes de spectateurs concernant une prétendue partialité propalestinienne et des procédures accrues d’examen interne – a remodelé le comportement éditorial. Elle a produit un environnement médiatique dans lequel les rédacteurs en chef modèrent régulièrement l’urgence afin d’éviter les accusations de partialité, surtout sur les questions relatives à la Palestine.

Par conséquent, même sans intervention directe dans le cas qui nous occupe, la prudence intériorisée fonctionne comme une pression de facto, débouchant sur un cadrage retardé, réduit et procédurier des dommages corporels liés à la Palestine – ce qui donne la couverture plus mince et plus tardive observée ici.

 

Les médias sociaux en tant que contre-infrastructure

Par contre, les plates-formes des médias sociaux ont joué un rôle contre-narratif crucial, en amplifiant rapidement l’urgence de la grève de la faim de Prisoners for Palestine en 2025 et ce, dès son lancement le 2 novembre. Sur X, Instagram et TikTok, les activistes et les partisans – via des comptes comme @Prisoners4Pal — ont immédiatement présenté l’action comme une urgence de menace pour la vie liée à des revendications politiques, y compris la fin de la détention provisoire prolongée, de meilleures conditions d’emprisonnement et la cessation des opérations au Royaume-Uni du fabricant d’armes israélien Elbit Systems.

Des messages ont instauré un incessant décompte du temps – « jour 7 », « jour 14 », « jour 21 », « jour 42 », « jour 50 » – transformant le temps écoulé en principe central d’organisation et en accentuant le sens du danger corporel sans cesse croissant. Ici dominait un langage direct, inflexible : des phrases du genre « on meurt dans les prisons britanniques », « il s’agit d’une question pressante de vie et de mort » et des mises en garde comme « défaillance d’un organe » et « mort soudaine » ont largement circulé, souvent accompagnées de mises à jour sur les hospitalisations et les symptômes tels une rapide perte de poids, des vertiges, des douleurs dans la poitrine et des problèmes de mobilité.

Là où les médias traditionnels ont fréquemment adopté une formulation clinique ou détachée – en disant que les prisonniers étaient « contrôlés » ou qu’ils subissaient une « détérioration de leur santé » – les médias sociaux fusionnaient explicitement les dimensions médicales et morales en recourant à des assertions disant que « un contrôle n’est pas une intervention » et que les procédures ordinaires « n’empêchent pas la défaillance d’un organe voire la mort ». Ces formulations sont apparues dans des messages, des répétitions de messages, des vidéos de protestation et des panneaux devant les prisons et le ministère de la Justice, convergeant en un langage vernaculaire puissant et partagé qui requérait une attention et une intervention immédiates en comblant le vide laissé par la couverture traditionnelle retardée et limitée.

 

L’expression des revendications et la cohérence politique

Les médias sociaux ont continué de maintenir la cohérence politique de la grève, en faisant en sorte que ses motivations profondes restent dénuées d’ambiguïté. Comptes rendus de campagne, membres des familles et réseaux de solidarité ont exprimé à maintes reprises les cinq revendications des grévistes en tant que condamnation structurelle des systèmes qui ont produit la grève.

L’appel à la mise en liberté immédiate sous caution dénonçait la fonction de la détention provisoire en tant qu’incarcération punitive ; la demande de mettre un terme à la censure carcérale et aux restrictions de la communication défiaient les cadres contre-terroristes d’isolement des accusés politiques ; l’insistance sur la divulgation complète des documents mettait en évidence l’opacité qui entoure la coordination entre l’État et les fabricants d’armes ; la demande de levée d’interdiction de Palestine Action contestait l’élasticité des désignations de terrorisme ; et l’appel à mettre un terme aux opérations d’Elbit Systems au Royaume-Uni situait la grève dans une critique élargie de noyau militaro-industriel britannico-israélien.

Ces revendications liaient explicitement la détérioration corporelle progressive des prisonniers – marquée par une rapide perte de poids, des vertiges, des douleurs dans la poitrine et de multiples hospitalisations – à la détention provisoire prolongée (pour certains, dépassant 18 mois), à une complicité de l’État perçue dans les actions d’Israël à Gaza et à la criminalisation de l’activisme hostile au commerce des armes. Des hashtags comme #PrisonersForPalestine, #ShutElbitDown et #FreeTheHungerStrikers servaient de cadres unificateurs, ancrant la souffrance physique dans la responsabilisation systémique et dans les appels plus larges à mettre fin à l’implication du Royaume-Uni dans les fournitures d’armes.

Les lignes chronologiques sur les plates-formes sont restées ininterrompues et se sont intensifiées, progressant des avertissements initiaux pour se muer en alertes sèches – « stade critique », « défaillance d’organe », « volontés rédigées », « mort soudaine imminente » – favorisant ainsi un décompte collectif que les médias traditionnels ont largement reporté ou édulcoré.

Dans une inversion frappante des hiérarchies traditionnelles de la prise de parole, les familles, les avocats, les médecins indépendants et les grévistes eux-mêmes se sont exprimés directement, sans passer par les réassurances officielles de « contrôle » ou de « procédures bien en place ». L’autorité découlait de la proximité intime avec le préjudice : comptes rendus de première main de la douleur, de l’isolement et de la résolution, plutôt que le détachement institutionnel, le tout amplifiant une demande abrupte d’intervention qui contournait la couverture traditionnelle reportée ou neutralisée.

 

La visibilité, le legs au public et la politique du souvenir

Alors que la grève entre dans sa phase la plus dangereuse, la façon dont on se souviendra de ces jeunes activistes – en tant que héros, martyrs ou extrémistes – est inséparable de la politique de la visibilité, du fait de citer leurs noms et du contrôle corporel qui auront modelé la grève dès le début. Leur legs au public sera déterminé par la même asymétrie éditoriale suivie tout au long du présent article : Qui est cité nommément, qui est humanisé, de qui narre-t-on l’histoire de la souffrance, et de qui les risques physiques encourus ont ils été repoussés au fond du silence administratif ?

Si la grève se termine sans décès – peut-être via des concessions partielles comme la mise en liberté sous caution ou la restitution des droits à la communication – les grévistes peuvent être reconnus dans les cercles militants comme faisant partie d’une tradition transnationale de protestation corporelle. Même dans ce cas, cette reconnaissance dépendra de ce que les médias traditionnels les traiteront en tant qu’individus ou en tant que collectif anonyme – un anonymat qui peut offrir une protection juridique mais qui reflète également la prudence éditoriale qui a constamment édulcoré et retardé la reconnaissance de leur déclin physique.

Si la mort advient – et les mises en garde médicales suggèrent qu’il s’agit désormais d’un risque réel et immédiat – la politique consistant à citer les noms ne sera plus évitable. Les personnes qui ont été détenues dans les limbes juridiques et dont on a parlé de façon abstraite porteront désormais des noms, seront des individus pouvant faire l’objet d’un deuil et leurs corps forceront une reconnaissance que le langage procédurier ne pourra plus endiguer.

Mais, même dans ce cas, la visibilité ne sera pas égale. Les mêmes forces qui ont retardé la couverture médiatique peuvent influencer la façon dont les décès sont expliqués : comme des tragédies produites par l’État, comme des actes auto-infligés ou comme des preuves d’extrémisme, plutôt que comme le résultat prévisible d’un retard punitif.

Selon les perspectives de l’establishment ou les perspectives pro-israéliennes, les grévistes sont susceptibles d’être décrits comme des radicaux qui ont choisi le martyre, leur fin sera décrite comme du fanatisme et non comme le résultat d’une détention et d’un report prolongés. Au sein des réseaux de solidarité, leurs noms peuvent survivre de façon très différente – comme des symboles d’une rupture générationnelle, des jeunes gens qui se sont opposés à la complicité du Royaume-Uni dans les infrastructures militaires israéliennes en exposant leurs propres corps sur la ligne de front.

Dans les deux cas, la manière dont on s’en souviendra d’eux sera façonnée par la manière dont l’État aura traité leurs corps – via une détention provisoire prolongée, un « monitoring » clinique et le refus borné de résoudre leurs cas. Leur héritage dépendra de la capacité de leurs souffrances à révéler les dysfonctionnements du système qui les ont produites : une détention provisoire punitive, des encadrements contre-terroristes qui criminalisent la solidarité, des pratiques médiatiques qui font traîner l’urgence jusqu’à la défaillance des corps et l’implication plus large des États occidentaux dans la violence que ces activistes ont tenté d’interrompre.

Quel que soit le résultat immédiat, ils agissent selon une conviction selon laquelle certaines formes de légalité sont injustes en elles-mêmes et que les refuser constitue un acte moral. L’histoire a souvent jugé de tels refus plus généreusement que les autorités qui ont cherché à gérer, reporter ou à réprimer. L’espoir – de plus en plus urgent maintenant – est que ces grévistes vivent pour voir leurs souffrances reconnues, leurs exigences prises en compte et leurs actions comprises pour ce qu’elles sont : une position de principe adoptée du bon côté de l’histoire.

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Rima NajjarRima Najjar est une Palestinienne dont la branche paternelle de la famille provient du village dépeuplé de force de Lifta, dans la périphérie occidentale de Jérusalem et dont la branche maternelle de la famille est originaire d’Ijzim, au sud de Haïfa. C’est une activiste, une chercheuse et une professeure retraitée de littérature anglaise, à l’Université Al-Quds, en Cisjordanie occupée.

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Publié le 23 décembre 2025 sur le blog de Rima Najjar
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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Lisez également : Quatre prisonniers pour la Palestine interrompent leur grève de la faim et publient leurs communiqués.

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Trouvez ici quelques photos de l’action hebdomadaire de la Plateforme Charleroi-Palestine sur le pont de la Sambre et devant la gare de Charleroi  Central, le vendredi 26 décembre 2026 : en soutien aux grévistes de la faim dans les prisons britanniques et contre la présence des entreprises d’OIP-Elbit Systems en Belgique.

 

La grève de la faim de Prisoners for Palestine ou comment le temps devient punitif. Photo : action sur le pont de la Sambre à Charleroi en soutien aux grévistes de la faim.

 

La grève de la faim de Prisoners for Palestine ou comment le temps devient punitif. Photo : action devant la gare de Charleroi Central en soutien aux grévistes de la faim et contre la présence d'Elbit Systems en Belgique

 

La grève de la faim de Prisoners for Palestine ou comment le temps devient punitif. Photo : action sur le pont de la Sambre à Charleroi en soutien aux grévistes de la faim et contre la présence d'Elbit Systems en Belgique

La grève de la faim de Prisoners for Palestine ou comment le temps devient punitif. Photo : action sur le pont de la Sambre à Charleroi en soutien aux grévistes de la faim.

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