L’incarcération comme outil de déshumanisation en pleine crise du Covid

L’incarcération est une manifestation et une continuation des structures chroniques et interactives de l’oppression.

Azadeh Shahshahani et Charlotte Kates

10 juillet 2020

La situation dramatique des prisonniers palestiniens en Israël revêt une signification encore plus grande en pleine menace de crise mondiale de la santé en raison de la pandémie du Covid-19. (Photo : Peoples Dispatch)

Comment les Etats coloniaux d’implantation recourent à l’incarcération comme outil de déshumanisation en pleine crise du Covid

Andrea Circle Bear, 30 ans et enceinte, était une Américaine autochtone, mère de cinq enfants et détenue dans une prison fédérale avec une peine de 26 mois pour un délit mineur de drogue non accompagné de violence. Elle est décédée en avril, trois semaines après avoir été admise en section C des urgences et placée sous ventilateur. Elle est une victime du coronavirus et d’un système judiciaire inhumain qui a envoyé par avion une femme enceinte de huit mois et demi vers une lointaine prison fédérale, surpeuplée de surcroît. Sa famille n’a jamais entendu parler du Bureau fédéral des prisons des Etats-Unis (United States Federal Bureau of Prisons) à propos des mères ou des enfants, ce qui est typique de l’inhumanité et de la cruauté d’une bureaucratie à laquelle on ne demande pas de rendre des comptes.

La mort d’Andrea Circle Bear était à la fois prévisible et évitable. Tout d’abord, pourquoi fallait-il que cette femme soit envoyée en prison ? Surtout maintenant, avec le Covid-19 qui transforme prisons et centres de détention en pièges mortels ? Parce qu’Andrea Circle Bear, comme la plupart des gens en centre de détention et en prison, devait être déshumanisée et, partant, rendue disponibles à tout moment. En fait, telle est précisément la destination du complexe carcéral-industriel. Il transforme les personnes détenues dans ses cages en « autres » personnes afin que les gens ne remettent pas en question les inégalités qui sous-tendent les Etats carcéraux.

Le racisme structurel fait en sorte que les gens en prison, du fait que leurs classes, races, origines religieuses ou nationales se recoupent, sont présentés comme des gens non méritants. L’incarcération de masse est fondamentale dans les sociétés qui tendent à déposséder, à rendre moins visibles, voire à éliminer complètement des sociétés marginalisées comme c’est le cas aux Etats-Unis, en Israël et au Canada. L’orientation politique modèle aussi les existences diversement valorisées des personnes emprisonnées, comme celles qui le sont sur base de leur activité politique, de leur engagement et de leur organisation sont confrontées à une forme de déshumanisation qui en fait en tout premier lieu des menaces pour l’Etat. Parmi ces personnes, on trouve des activistes faisant partie du Black Power, des Droits des autochtones, de la Libération palestinienne, des anti-impérialistes et d’autres mouvements historiquement ciblés par les Etats carcéraux.

Les organisateurs, les dirigeants de communauté, les experts médicaux et les proches des gens incarcérés ont élevé leurs voix sans pour autant se faire largement entendre, même si des revendications abolitionnistes sont apparues dans le sillage du soulèvement provoqué par la mort de George Floyd, des protestations de masse à l’échelle nationale et des revendications en faveur du dé-financement et de l’abolition de la police. Dans un même temps, les Palestiniens ont lutté pour la liberté des prisonniers palestiniens dans les prisons israéliennes, non seulement à cause de la crise humanitaire mais aussi en tant que revendication politique centrale nécessaire pour la libération, et ils luttent aussi pour la fin de l’occupation, le démantèlement des colonies, et le droit au retour pour les réfugiés palestiniens.

Il est virtuellement impossible, dans les actuelles conditions dominantes de confinement dans les Etats carcéraux que nous analysons, que les autorités correctionnelles adhèrent aux directives émises par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le Bureau du haut-commissaire des Nations unies pour les droits de l’homme (OHCHR) et les experts et défenseurs des droits de l’homme de l’ONU, sur la nécessité d’empêcher la propagation du Covid-19 dans les prisons et autres lieux d’incarcération du monde entier.

De par leur destination même, les prisons et les lieux d’incarcération ne permettent pas une distanciation sociale acceptable et les habituelles mesures carcérales de deux ou trois détenus par cellule, voire de larges dortoirs exposent d’énormes secteurs de la population incarcérée à des risques élevés et immédiats. Les prisons et autres lieux d’incarcération sont aussi exposés chroniquement à des soins de santé de très piètre qualité. Malgré la fourniture récente de masques au personnel et à certaines personnes incarcérées, les tests adéquats, le tracking, les traitements, la mise en isolement humain (plutôt que le confinement solitaire), les conditions sanitaires et les équipements protecteurs nécessaires sont tous pratiquement inexistants. Tels sont les pièges mortels qu’on s’attend à voir se refermer.

Les gens en prison et dans d’autres lieux de détention sont également des plus vulnérables aux violations des droits humains. C’est pour cette raison que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a réitéré les importants principes des droits humains qu’il convenait de respecter en réponse au Covid-19 dans les prisons et les centres de détention. Remarque importante, elle dit également que

« une considération accrue devrait être accordée au recours à des mesures non carcérales à tous les niveaux de l’administration de la justice pénale, y compris au stade précédant le procès, au stade du procès et de la sentence mêmes, ainsi qu’au stade qui suit la sentence ».

L’ONU et les défenseurs des droits de l’homme ont spécifiquement demandé aux prisons de réduire leur population en libérant ceux qui sont « particulièrement vulnérables à la maladie, tels les détenus plus âgés ou ceux qui ont des problèmes de santé », ainsi que les délinquants à faible risque, en examinant tous les cas de détention avant jugement et en étendant l’usage de la caution à tous les cas, sauf les plus graves. Ils ont également demandé la libération des prisonniers politiques et la haute commissaire de l’ONU, Michelle Bachelet, a insisté : 

« Aujourd’hui, plus que jamais, les gouvernements devraient libérer toute personne détenue sans base juridique suffisante, y compris les prisonniers politiques et autres détenus simplement pour avoir exprimé des points de vue critiques ou dissidents. »

Peu de prisons répondent à ces appels et l’on ne tient généralement pas compte des prisonniers politiques dans les appels à la libération.

La pandémie du Covid-19 a montré que les revendications abolitionnistes sont les plus sensibles et les plus pratiques – et, en effet, elles sont les seules – des mesures afin de garantir la santé des gens incarcérés ainsi que des communautés dont eux et le personnel carcéral sont originaires. En « temps normal », envisager des mesures non carcérales à tous les stades de la procédure judiciaire a toujours été réclamé, aussi bien par l’ONU que par les organisations populaires du monde entier. En pleine pandémie, la libération massive de gens incarcérés est nécessaire pour éviter une catastrophe prévisible.

Les Etats-Unis ont le taux d’incarcération le plus élevé au monde et, alors que le pays ne représente qu’environ 5 pour 100 de la population mondiale, il compte quelque 25 pour 100 des prisonniers de la planète – plus de 2,3 millions de personnes, dont 60 pour 100 sont des Afro- ou des Latino-Américains. Tel est le résultat du caractère punitif inhérent aux systèmes suprémacistes blancs de criminalisation et d’oppression des Etats-Unis. Cela fait de la pandémie carcérale non seulement une question de santé publique, mais aussi une question de justice raciale.

Au Canada, 30 pour 100 des gens incarcérés sont des autochtones, et ce pourcentage atteint 42 pour 100 pour les femmes emprisonnées. En même temps, les peuples autochtones ne constituent que 5 pour 100 de la population du Canada. Après des années de vol de terres, d’extraction des ressources naturelles sur des terres non cédées, d’écoles résidentielles et d’autres mesures génocidaires ciblant les communautés autochtones, l’incarcération constitue une préoccupation majeure en tant que menace permanente à l’encontre de la vie de ces mêmes autochtones, dans le même temps que le système pénitentiaire canadien tente avant tout de se soustraire à ses responsabilités.

Aux Etats-Unis, le système carcéral est divisé entre les prisons fédérales et les prisons d’Etat et, au niveau local, entre les prisons municipales et les prisons de comté, ce qui fait qu’il est à peu près impossible d’obtenir des statistiques complètes et à jour. Nous savons qu’à la mi-mai, plus de 80 pour 100 des personnes enfermées dans une seule prison, celle de Marion, Ohio, où il y a eu un test de masse portant sur environ 2 000 personnes, étaient infectées par le coronavirus. 13 sont mortes. Cette crise aurait pu être évitée si le gouverneur avait voulu libérer les gens en masse, commuer certaines sentences de prison ou accorder sa grâce ou sa clémence quand le risque pour la population incarcérée était devenu manifeste.

Les avocats des prisonniers, les familles et les experts médicaux ont demandé que le gouverneur libère 20 000 prisonniers d’Etat, soit environ 40 pour 100 des personnes détenues, y compris celles dont la sentence est presque achevée, ainsi que les personnes incarcérées pour des délits « non violents », les détenus plus âgés et les gens avec des problèmes de santé les rendant particulièrement vulnérables à l’infection. Le gouverneur DeWine n’a commué que sept sentences et a créé une procédure opaque via laquelle la population carcérale allait pouvoir se réduire en gros de 1 300 unités, dont quelque 200 recommandées pour une libération rapide. Pendant ce temps, des dizaines de milliers de personnes sont restées coincées dans les prisons de l’Etat, craignant toujours pour leur vie.

Les autochtones représentent 30 pour 100 des prisonniers fédéraux, au Canada. (Photo : Don Healy/Regina Leader-Post)

Les autochtones représentent 30 pour 100 des prisonniers fédéraux, au Canada. (Photo : Don Healy/Regina Leader-Post)

Malgré la sentence de mort que pourrait signifier le fait de rester derrière les barreaux pour des dizaines de milliers de personnes, la plupart des autorités carcérales se sont opiniâtrement opposées à toute forme de libération de masse, même conditionnée par une surveillance électronique contraignante. Alors que certaines prisons ont consenti des efforts significatifs en vue de réduire leur population, à la mi-mai, seuls huit Etats, tous avec des populations relativement réduites, avaient libéré plus de 10 pour 100 de leurs détenus. Au niveau fédéral, en dépit de l’ordre du ministre américain de la Justice, Barr, de « maximaliser immédiatement » les libérations, à la mi-mai, le Bureau fédéral des prisons n’avait toujours libéré que 3 pour 100 de sa population carcérale.  

En tant qu’autre colonie d’implantation, Israël recourt de même à l’incarcération de masse comme moyen de déshumaniser et de faire disparaître une population colonisée au beau milieu d’une pandémie mortelle. De bien des façons, la politique d’Israël à l’égard de la population palestinienne présente des similitudes frappantes et peut tirer son inspiration de la politique appliquée par le Canada contre ses peuples autochtones.

Près de trente ans après les accords d’Oslo, la politique coloniale d’implantation appliquée par Israël continue à traiter les Palestiniens comme un même groupe indésirable et colonisé – qu’il s’agisse des citoyens d’Israël, des Palestiniens vivant dans les Territoires palestiniens occupés ou des réfugiés expulsés. Des centaines de prisonniers israéliens ont été relâchés dans des efforts en vue de ralentir la propagation du Covid-19, alors qu’aucun Palestinien n’a connu semblable geste d’humanité. Le nouveau gouvernement israélien d’unité nationale, impliquant le Likoud de Benjamin Netanyahou et l’alliance Bleu et blanc de Benny Gantz, a été formé nominalement en vue de traiter la crise sociale provoquée par la pandémie. Toutefois, le point le plus important dans l’unité de ce gouvernement, pour ceux qui s’inquiètent des droits de l’homme, a été l’annonce de sa plate-forme d’annexion illégale de la vallée du Jourdain, l’une des zones agricoles les plus fertiles de la Palestine, ainsi que les implantations coloniales illégales d’Israël dans toute la Cisjordanie palestinienne occupée.

Pour les Palestiniens, cela a signifié non seulement la menace d’une recrudescence des vols de terre, des démolitions de maisons et d’un durcissement de l’apartheid, mais aussi d’un nombre d’arrestations plus important encore. Dans les heures qui ont précédé l’aube du 1er juillet, avant les protestations à l’intérieur de la Palestine et dans le monde entier dans le cadre de la « Journée de colère » contre le plan d’annexion, les activistes et organisateurs estudiantins pour la liberté des prisonniers politiques ont été du nombre de ceux qui se sont fait surprendre. L’actuel ciblage de la population palestinienne en vue d’emprisonnement comprend les enfants palestiniens, qui se font régulièrement arrêter au cours de raids nocturnes violents dans leurs maisons familiales avant d’être ensuite soumis à des interrogatoires cruels, inhumains ou dégradants accompagnés de tortures en tous genres.

Malgré la pandémie, 194 enfants palestiniens étaient enfermés dans des prisons israéliennes fin mars, soit une augmentation de 6 pour 100 depuis janvier. Plus de 60 pour 100 de ces enfants sont détenus en attendant leur procès et n’effectuent donc même pas une peine qu’on leur aurait infligée. Israël est le seul pays qui emprisonne systématiquement des enfants au sein d’un système militaire, et ces enfants – dont certains ont à peine 12 ans – sont fréquemment soumis à des violences en tous genres et torturés.

Au cours d’une pandémie mondiale, alors que la distanciation sociale est impossible dans les prisons, on pourrait s’attendre à ce que les responsables israéliens, à tout le moins, libèrent les personnes détenues sans accusation, de même que les personnes les plus vulnérables : les personnes âgées, les malades et les enfants. En lieu et place, ils ont créé un cauchemar absolument inadmissible qui reflète la criminalisation et la déshumanisation en cours, tout en ciblant la population palestinienne, des plus jeunes aux plus vieux. Dans le même temps que les prisonniers mineurs d’âge se sont vu refuser leur libération, ç’a été pareil pour les prisonniers âgés. Les responsables israéliens ont rejeté des requêtes médicales et humanitaires de libération de prisonniers palestiniens de plus de 80 ans !

De nouvelles mesures ont de plus en plus isolé les Palestiniens incarcérés. Les visites familiales ont été interdites et « l’accès aux avocats restreint ». Les procès des tribunaux militaires ont été reportés, de sorte que les Palestiniens sont détenus indéfiniment sans avoir été accusés ni même déférés devant un tribunal. Des 5 000 Palestiniens détenus dans des prisons israéliennes, 430 sont en détention administrative, « une procédure selon laquelle une personne est privée de sa liberté sans accusation ni procès ».  Cela a signifié en fait que la politique nominalement décrite comme protectrice dans le cadre même de la pandémie de coronavirus a laissé les Palestiniens encore plus vulnérables aux pratiques répressives de l’Etat israélien.

L’incarcération de Palestiniens en Israël 

« viole les lois humanitaires internationales, qui interdisent à une puissance occupante de transférer des personnes protégées en dehors du territoire occupé ».

Du fait que la plupart des Palestiniens sont emprisonnés dans des prisons ou centres de détention situés en dehors des Territoires palestiniens occupés, cela complique considérablement et rend très coûteuse, voire impossible, toute visite familiale, même autorisée dans le cadre des circonstances actuelles.

Cette crise ne se limite pas à la Palestine occupée ni aux puissances coloniales d’implantation de l’Amérique du Nord. Par exemple, au Cachemire occupé par l’Inde, le Public Safety Act – Loi portant sur la sécurité publique – a été décrété comme « illégal » par Amnesty International. On y a vu des gens détenus emmenés très loin de leurs familles et à qui l’on a refusé tout véritable procès en bonne et due forme.

Le soulèvement pour George Floyd, les manifestations contre l’annexion et le mouvement mondial qui a surgi sous la bannière de Black Lives ne sont pas seulement des protestations contre le racisme, mais des revendications en vue d’une évaluation sérieuse des forces mondiales destructrices que sont le colonialisme et l’impérialisme. Ce projet de libération implique également qu’il faille affronter les forces mêmes qui maintiennent intact le pouvoir impérial et colonial au niveau domestique et à l’intérieur des Etats-Unis, tels la police, les prisons et les centres de détention.

L’incarcération est une manifestation et une continuation des structures chroniques et interactives de l’oppression. Elle est utilisée pour mettre en placer le capitalisme racial, l’apartheid et le colonialisme, depuis les Etats-Unis jusqu’au Canada et jusqu’en Palestine occupée. Ce système n’est toujours pas brisé puisqu’il tolère les pièges mortels que sont devenus les prisons et les centres de détention. Il fonctionne exactement comme prévu et il ne fera pas preuve de justice pour répondre à cette tragédie. La véritable justice ne peut débuter que

(1) par l’abolition du complexe carcéral-industriel en gros, lequel est alimenté et maintenu en état – tout en opérant lui-même à son maintien – par le suprémacisme blanc, le colonialisme et le racisme,

(2) en favorisant l’épanouissement des structures qui vont à la rencontre des besoins des communautés.


Publié le 10 juillet 2020 sur Canadian Dimension
Traduction : Jean-Marie Flémal

Azadeh Shahshahani est directrice juridique de responsable de la promotion du Project South et elle a été présidente de la National Lawyers Guild (Guilde nationale des avocats – Etats-Unis). Elle tweete en tant que @ashahshahani.

Charlotte Kates, installée à Vancouver, est la coordinatrice internationale du Samidoun Palestinian Prisoner Solidarity Network et la coordinatrice du Comité international de la National Lawyers Guild (Etats-Unis). Suivez Charlotte sur Twitter : @charlottekates.

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