« Accepter de prendre une responsabilité dans la catastrophe (48), c’est repenser le vivre ensemble »

Il y a 68 ans, les milices sionistes chassent plus de 700 000 Palestiniens de leurs terres. Les Palestiniens appellent cette tragédie la « Nakba ».
 
Eléonore Bronstein, anthropologue et militante anti-colonialiste (déjà menacée de mort par le passé), vit en Israël depuis 5 ans. Elle est surtout co-directrice de De-Colonizer, un laboratoire de recherches. Elle revient pour Le Courrier de l’Atlas sur la perception qu’ont les Israéliens de la Nakba.
Eléonore Merza Bronstein

LCDA :Que signifie exactement le mot « Nakba » ?

Le mot « Nakba » est un terme arabe qui signifie « catastrophe » ou « cataclysme ». Il désigne l’expulsion de 750 000 Palestinien(nes) de leur terre d’origine, la destruction de près de 600 communautés et de la très grande majorité de la vie palestinienne.

LCDA : En Israël, le mot Nakba existe-il ?Oui et non ! Il y a 15 ans, le mot « Nakba » n’existait même pas en hébreu. Aujourd’hui, oui. Et c’est grâce au travail acharné d’une poignée de militants anti-colonialistes. Par exemple, quand leur stade a été détruit, les supporters du club de football Hapoel Tel Aviv ont parlé de « véritable Nakba » pour évoquer le désastre. Bien sûr, ce n’est pas parce que le terme « nakba » est entré dans le langage commun que les Israélien.ne.s savent réellement ce qu’est la Nakba.

Dans le cadre d’une des recherches que nous menons au sein de De-Colonizer, nous avons effectué une enquête scientifique auprès de 500 Juif.ve.s israélien.ne.s et réalisé un documentaire pour lequel nous sommes partis à la rencontre de ces Israélien.ne.s leur demander ce qu’elles/ils savaient réellement de la Nakba. Pour beaucoup, il s’agit d’un évènement qui a « quelque chose à voir avec les Arabes » : est-ce une fête arabe ? Un soulèvement ?, confondant ainsi Nakba avec Intifada. Mais peu sont réellement capables de dire ce que recouvre le terme.

 LCDA : Cela vous surprend-t-il ?

Non. Quand on sait que la Nakba n’est jamais mentionnée dans les programmes scolaires.

Pour Gideon Saar, ancien ministre de l’Education, enseigner la Nakba à l’école reviendrait à dire que « la fondation d’Israël est un désastre »

Une ministre de la Culture a essayé de faire interdire un festival de film autour de la Nakba à la cinémathèque de Tel Aviv, parce qu’elle ne trouvait « pas normal que soit faite la promotion d’une notion négative se référant au jour de l’établissement d’Israël ».

LCDA : De nombreux Israéliens pensent également que la Palestine était une terre vierge en 1948….

Oui. Le mythe d’une Palestine« vide de Palestinien.ne.s » est bien ancré dans la tête de nombreux israéliens. Le mythe de « la terre vierge » est tenace.

En1901, Israel Zangwill déclarait : « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Une phrase connue de tous et reprise encore aujourd’hui.

Ainsi, dans une ancienne version (1980, actualisée depuis) du Que-Sais-Je ? consacré au sionisme, ses auteurs n’hésitaient pas à écrire que « La partie occidentale de la Palestine (que recouvre le territoire actuel de l’État d’Israël) constituait jusqu’à la fin du 19ème siècle une terre en grande partie vide et presque entièrement désertique (…) Contrairement à un mythe solidement enraciné depuis peu, la Palestine occidentale était encore, il y a une centaine d’années, largement inhabitée. Aucune population arabe d’importance n’y vivait alors (…) » . Ce qui est bien entendu faux.

En 1946, le dernier recensement britannique pour les Nations unies donne les chiffres suivants : sur une population totale de 1 845 560 habitant.e.s, on comptait 58,35% de musulman.e.s (1 076 780 hab.), 32,95% de juif.ve.s (608 230 hab.) et 7,85% de chrétien.ne.s (145 060 Arabes Palestinien.ne.s et non Arabes).

Et puis, il y a un autre mythe sur laquelle la mémoire collective juive israélienne s’est bâtie: celui du départ « volontaire » des Palestinien.ne.s en 1948. Pour la majorité des Israéliens, les Palestiniens n’ont pas été chassés de leurs terres.LCDA : Continuer à présenter la commémoration de la Nakba comme celle de la libération d’Israël est-elle une manière pour l’Etat d’Israël de se dédouaner ?

Effectivement, comment penser que « notre » propre existence est « leur » catastrophe ?

Se contenter d’établir que la Nakba est le drame de la fondation d’Israël et non revenir à sa définition réelle ne permet pas de regarder cette histoire comme une catastrophe humaine arrivée à une partie de la population mais la cantonne à « quelque chose contre nous ».

C’est non seulement nier la catastrophe et le traumatisme de l’autre, mais c’est également les détourner pour en faire un objet de conflit et de peur. 

Cela renforce l’idée majoritairement répandue selon laquelle l’identité palestinienne se réduirait à une détestation des Juifs et d’Israël.

Restituer à la Nakba sa définition réelle permettrait de développer l’empathie ou la compréhension: s’ils n’étaient pas sommés de choisir entre eux eux-mêmes et les autres, beaucoup pourraient sans doute comprendre les souffrances endurées.

Mais comme le résumait une des personnes que nous interrogions dans les rues de Tel Aviv: « C’est leur histoire, ce n’est pas notre problème ».

Accepter de prendre une responsabilité dans la catastrophe de 1948, c’est regarder les zones d’ombre de l’histoire et admettre qu’il faut envisager des réparations pour pouvoir accéder à la paix, c’est imaginer et repenser le vivre ensemble.


Publié le 14 mai 2016 dans le Courrier de l’Atlas
 
EléonoreEléonore Merza Bronstein est française et anthropologue. Elle est co-directrice de De-Colonizer.
Eléonore a dédié une grande partie de sa carrière universitaire à l’étude de la société israélienne contemporaine dont sa thèse réalisée sur la minorité des Tcherkesses d’Israël.
Fille d’une mère juive et d’un père musulman, ses activités de chercheuse-activiste témoignent d’un attachement à ses identités plurielles. 
 
 
Nadir Dendoun
Nadir Dendoun est un journaliste et un écrivain. Il est l’auteur de Journal de guerre d’un pacifiste, de Lettre ouverte à un fils d’immigré et d’Un tocard sur le toit du monde.
 

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