Adel Manna : Les Palestiniens qui sont restés pendant la Nakba

L’historien Adel Manna raconte l’histoire des 120 000 Palestiniens restés en Israël en 1948 alors que 750 000 autres étaient chassés
Des réfugiés palestiniens sur la route du Liban, le 4 novembre 1948. Photo : AP/Jim Pringle

Quand il était en quatrième année primaire dans la ville arabe de Majd al-Krum, en haute Galilée, Adel Manna avait participé aux préparatifs de la célébration du dixième Jour de l’Indépendance d’Israël. Chez lui, il avait dit à son père, Hussein, à quel point il était ravi de figurer dans une pièce sur les réalisations du mouvement sioniste et du jeune État. Le visage de son père s’était assombri. Il avait fait asseoir Adel, son aîné, à côté de lui et lui avait expliqué avec beaucoup de patience pourquoi l’événement n’était pas un motif de fête pour les Arabes, mais plutôt une journée de douleur et de traumatisme. « Ce n’est pas un jour d’istiqlal [indépendance], mais d’istakhlal [conquête, occupation] », avait-il dit.

« Mon père m’avait parlé des tueries commises en novembre 1948 par les soldats des Forces de défense israéliennes et, au cours des mois qui avaient suivi la fin de la guerre, des centaines de résidents avaient été expulsés, dont notre famille », m’explique Manna lors d’une interview à Jérusalem. En janvier 1949, sa famille était passée en Jordanie et, après cela, avait poursuivi son chemin jusqu’au camp de réfugiés d’Ein al-Hilweh, au Sud-Liban.

Soixante années se sont écoulées depuis que Manna a saisi la différence entre ces deux mondes arabes. Les circonstances de l’exil de la famille et de son retour par la suite dans la maison ancestrale l’ont hanté toute sa vie. Aujourd’hui, après une gestation difficile, ces expériences ont produit une étude historique novatrice, Nakba et survie, ou l’histoire des Palestiniens restés à Haïfa et en Galilée, 1948-1956, qui a d’abord été publié en arabe avant de l’être tout récemment en hébreu. Le terme Nakba, ou « catastrophe », est utilisé pour décrire la guerre d’indépendance d‘Israël, lorsque des centaines de milliers d’Arabes se sont enfuis ou ont été chassés de leurs foyers. Dans la version en hébreu de son ouvrage, Manna utilise le mot hébreu sordim pour désigner les survivants, c’est-à-dire ceux qui sont restés (contrairement au terme nitzolim, renvoyant aux survivants de l’Holocauste et que les Juifs se sont essentiellement appropriés, dit-il).

J’entame notre entretien en demandant à Manna quand il en est venu à décider que les protagonistes du livre seraient ceux qui avaient survécu – étaient restés – après les événements de 1948-1949.

« La survie, c’est la force », répond-il. « C’est la capacité de faire face à un désastre, comme un tremblement de terre, et de tenir le coup et de sauver votre famille et vos biens. C’est ce qui est arrivé aux Arabes en Israël, et le désastre ne s’est pas terminé en 1948 mais s’est poursuivi au moins jusqu’en 1956. Les Palestiniens sont devenus une minorité gouvernée par les Juifs, dont la langue et les lois ne leur étaient pas familières. Officiellement, ils étaient des citoyens mais, dans la réalité, ils étaient sous occupation. Leurs droits ont été foulés aux pieds, leurs propriétés ont été expropriées et pillées, ils ne pouvaient quitter leur village sans permis, etc. Il faut de la force et, par-dessus tout, des stratégies, si on veut survivre. J’appelle cela la force des vaincus : ne pas céder au désespoir et faire en sorte que votre famille reste en vie. L’historien [israélien] Benny Morris et d’autres de son bord détestent mon livre, parce que je leur reprends l’histoire et que je prétends aussi avec effronterie que les Palestiniens ont survécu, même si, après la Seconde Guerre mondiale et l’Holocauste, les Juifs ont monopolisé le mot “survie”. »

En fait, ne remplacez-vous pas le terme [arabe] summud – détermination – par le terme [hébreu] hisardut, ou survie ?

« Dans la version arabe du livre, j’utilise le mot bakaa, qui signifie “rester en vie”. Les Palestiniens n’ont pas été confrontés à l’extinction, lors de la Nakba de 1948, et j’insiste là-dessus, dans le livre. Tout le monde n’est pas parvenu à en sortir et à réhabiliter son existence ; certains ont désespéré et sont partis. Des familles se sont séparées et leurs membres ne se sont plus vus pendant des années. Certains Palestiniens ont préféré rester dans leur patrie sous le pouvoir militaire et courber l’échine afin de survivre, malgré leur tragédie privée, qui était également une tragédie nationale et politique.

« C’est également une histoire de renaissance. Le terme summud date des années 1980 et implique une approche politique et idéologique, à savoir : Je dois me cramponner à la terre. Après que les Palestiniens de Cisjordanie ont désespéré quant à la possibilité de libérer la Palestine, ils ont parlé d’un engagement à se cramponner avec détermination aux territoires qui avaient été occupés en 1967. »

Quand les Palestiniens en Israël ont-ils compris qu’il leur incombait de survivre ?

« Au début de la guerre, en 1948, beaucoup ont fui pour leur existence, en croyant qu’ils allaient rentrer bientôt. Mais, en très peu de temps, ils ont compris que la Galilée centrale et la Galilée occidentale – censées faire partie de l’État arabe, dans le plan de partition des Nations unies – allaient être perdues. Quand vous comprenez que ceux qui sont partis ne seront pas en mesure de revenir et que vous apprenez que les conditions de vie dans les camps de réfugiés au Liban sont très pénibles, vous comprenez que l’abandon n’est pas une option.

« Les résidents de la ville arabe de Nazareth et des vingt villages de la périphérie n’ont pas été chassés, lors de l’opération Hiram [qui, en octobre 1948, cherchait à ravir le contrôle de la haute Galilée à l’Armée de libération arabe]. Quand les Forces de défense israéliennes atteignirent des localités comme Bana, Deir al-Assad, Nahaf et d’autres, dans le cadre de l’opération, » poursuit Manna, « les soldats sont entrés dans les villages, ont rassemblé les hommes, en ont abattu quelques-uns et ont ordonné à tout le monde :  “Yallah, au Liban !” Apparemment, les villageois sont partis et ont commencé à marcher vers le nord. Les soldats ne les ont pas accompagnés. Souvent, après avoir parcouru cinq ou dix kilomètres et sans qu’il y ait eu un militaire en vue, ils sont revenus sur leurs pas et ont trouvé des gens pour se mettre en liaison avec les commandants israéliens. Les gens se sont alors mis à développer tout un savoir-faire de survie. »

Le livre, ensuite, se concentre sur les Palestiniens qui n’ont pas été chassés et Manna s’intéresse de près à des groupes comme les Druzes, qui avaient rejoint les FDI déjà en juin 1948, et d’autres comme les Circassiens et certains des villages bédouins de Galilée. Dans l’ensemble, Manna traite de Nazareth et d’un grand nombre de villages des alentours, qui sont sortis presque intacts de la Nakba, suite à la décision israélienne de juillet 1948. L’auteur analyse les circonstances qui ont permis à quelque 100 000 Palestiniens de rester en Galilée et à Haïfa, alors que 750 000 autres Palestiniens ont été déportés ou se sont enfuis.

Chrétiens contre musulmans

« En 1948 », explique-t-il, « les décideurs politiques de haut rang ont sorti des directives explicites ordonnant aux officiers des FDI de ne pas molester ni d’expulser les résidents de Nazareth et des nombreux villages qui l’entourent. Il y a le cas bien connu du village chrétien d’Ilabun, où un massacre fut perpétré et les habitants chassés vers le Sud-Liban – mais, dans un exemple unique, ces réfugiés eurent l’autorisation de regagner leurs foyers et leurs terres. Par contre, les musulmans de Galilée furent victimes d’une épuration ethnique. »

Sur quelle base affirmez-vous que la plupart des personnes déplacées étaient des musulmans ?

« Si nous nous concentrons sur la Galilée, le fait est que de nombreux chrétiens d’Acre et Haïfa ont également été chassés. Cela contredit le compte rendu des historiens israéliens, à savoir que le maire de Haïfa, Shabtai Levy, avait sorti une petite brochure émouvante qui pressait les résidents arabes de ne pas quitter la ville où ils avaient vécu tant d’années. J’ai interviewé des résidents de Haïfa – des membres du parti communiste qui ne sont pas nationalistes et qui ne haïssent certainement pas Israël. Aucun d’eux n’a jamais entendu parler de cette brochure et, le jour où elle était censée avoir été distribuée, la Haganah [l’organisation paramilitaire qui a précédé les FDI] avait bombardé les quartiers arabes depuis le mont Carmel. À Haïfa, il n’y a pas eu d’expulsion dans le sens que les gens auraient été forcés de monter dans des camions à la pointe du fusil. Mais, quand des quartiers entiers ont été bombardés, les gens se sont précipités vers le port. Le même modèle s’est répété à Acre et à Jaffa. »

Le Premier ministre David Ben-Gourion a-t-il poursuivi une politique ou sorti un ordre visant à se débarrasser des musulmans ?

« Je ne cherche pas une directive ou un document portant la signature de Ben-Gourion. Il a souvent abordé le sujet et je cite ses déclarations dans le livre. Par exemple, le 26 septembre 1948, il a déclaré :  »Il reste une seule tâche aux Arabes sur la terre d’Israël : fuir. » La direction israélienne comprenait et était également d’avis que, pour l’État juif, moins il y avait d’Arabes, mieux cela valait. Le sujet avait déjà été évoqué à la fin des années 1930. Yosef Weitz, un haut responsable du Fonds national juif, appuyait l’expulsion massive des Arabes et prônait un transfert de population. Les commandants des FDI, à divers niveaux, savaient ce que les dirigeants voulaient et ils agirent en fonction de ces desiderata. On ne se livra pas partout à des massacres. Quand vous bombardez un village ou un quartier dans une ville, les résidents fuient. Au cours du premier semestre 1948, du moins, les résidents croyaient qu’ils seraient à même de rentrer chez eux. Lorsque les combats prirent fin à Haïfa, bien des résidents tentèrent de revenir par bateau depuis Acre, mais la Haganah bloqua leur retour. »

Votre étude confirme-t-elle, ou prouve-t-elle qu’un nettoyage ethnique a bien eu lieu ?

« Le but du livre n’est pas de prouver qu’un nettoyage ethnique a bien eu lieu. Mon désaccord avec [la critique de mon livre dans Haaretz par] Benny Morris n’a pas tourné autour de la question de savoir ‘“si un nettoyage ethnique a eu lieu ou non”, mais autour de la question de savoir si les dirigeants ont ou n’ont pas pris une décision lors d’une rencontre particulière afin d’appliquer une politique de nettoyage ethnique. » À ce propos, Manna cite la réponse de Daniel Blatman (dans Haaretz, le 4 août) à une critique de son livre par Morris (dans Haaretz, le 29 juillet). « On pourrait penser, d’après le livre de Morris, faisait remarquer Blatman, « que, lorsque Ratko Mladic a décidé de massacrer plus de 7 000 hommes et garçons musulmans à Srebrenica, en 1995, il avait donné ses ordres en public. »(*)

En effet, fait remarquer Manna, « le premier historien a avoir révélé qu’une épuration ethnique avait eu lieu et qu’il y avait également des cas de massacres, de viols et d’expulsions a été Benny Morris. Il en est arrivé à la conclusion qu’il n’y avait pas de politique [officielle] à la lumière du fait qu’aucune documentation d’archives faisant autorité n’existe. Dans un village, ils décidaient d’agir d’une certaine façon et, dans un autre, de façon différente. N’empêche, il existe un modèle. Les soldats ont perpétré un autre massacre et se sont livré à une autre expulsion, et il y a encore eu un autre massacre, et une autre expulsion, et personne n’a été traîné en justice. S’il n’y avait pas eu de politique derrière cela, pourquoi les criminels de cette guerre n’ont-ils pas été jugés ? »

Un cas parmi d’autres : les atrocités commises dans le village de Safsaf, au nord-ouest de Safed, le 30 octobre 1948. Ces atrocités comprenaient homicides, expulsions et viols. Manna écrit qu’une membre de la famille de sa femme a été violée et tuée de sang-froid par des soldats des FDI. Sa femme, Aziza, porte le prénom de la victime du viol et du meurtre. Il a appris cette histoire il y a neuf ans de la bouche d’une femme appelée Maryam Halihal, qui a quatre-vingts ans aujourd’hui et qui en avait dix au moment des faits.

Le viol est considéré comme un déshonneur pour la famille, dans la société arabe. Avez-vous eu des scrupules à propos de la publication de cette histoire et de l’identité des victimes ?

« Le viol génère une honte profonde, dans la famille de la victime. Aziza Sharaida n’est plus en vie – pourquoi rendre publique sa pénible histoire et raviver la honte au sein de sa famille ? Quand j’ai rencontré la femme qui allait devenir mon épouse, elle m’a raconté qu’elle tirait son prénom d’une cousine, Aziza Sharaida, sans m’en dire plus. Dans le cadre de mes recherches, j’ai interviewé des membres de la famille de ma femme, et Maryam Halihal a décidé de parler de l’incident, malgré les lourdes objections de son mari.

« Les soldats sont entrés dans la maison de la famille et ont tenté de violer Aziza Sharaida en présence de son mari et de ses enfants. Elle a résisté. Les soldats ont menacé de tuer son fils de dix-sept ans, son aîné, si elle s’obstinait à résister. Elle a résisté avec force et ils ont abattu le garçon. Les soldats ont menacé d’abattre son mari, ensuite, mais elle a refusé de céder, et ils ont abattu et tué le mari. Les deux fils cadets, qui ont été témoins de ces atrocités, sont partis en exil au Liban. La mère de ma femme, une parente de la femme assassinée, a décidé voici soixante-trois ans d’appeler sa fille Aziza. Comme je le dis dans le livre, même si Haim Laskov [plus tard, un chef d’état-major] a été chargé d’interroger les coupables des horreurs de Safsaf, aucun d’entre eux n’a payé le prix de ces crimes de guerre, qui comprenaient le fait d’avoir exécuté sommairement des prisonniers, ainsi que des actes de violence et de viol. »

Manna a entamé ses recherches en 1984. Au fil des années, il a interviewé cent vingt hommes et femmes et a rassemblé des documents, des journaux personnels et des lettres de cette période qui, dans certains cas, avaient été oubliés dans des tiroirs. Il a également puisé dans des sources écrites palestiniennes, qui l’ont aidé à confirmer ses témoignages oraux. Des mémoires publiés en arabe et des articles de presse de cette période, en arabe et en hébreu, ont contribué à ces recherches. Manna s’est également servi de nombreuses études réalisées par des historiens juifs israéliens. Toutefois, dit-il, il n’a pas cédé à la préférence abusive pour les archives israéliennes qui caractérise des historiens comme Benny Morris. « La façon flagrante dont les témoignages oraux sont méprisés et ignorés par les chercheurs en Israël reflète une attitude dominante », écrit-il dans l’introduction de son ouvrage.

Il ne déposera pas le matériel qu’il a rassemblé au fil des années dans des archives israéliennes. Ce matériel ira plutôt à l’Université Bir Zeit, près de Ramallah, ou à l’Institut des Études palestiniennes, à Beyrouth. « Les étudiants palestiniens ne peuvent aller à l’Université hébraïque [de Jérusalem] », explique-t-il.

Les « illégaux » palestiniens

En tant que musulman né en 1947 à Majd al-Krum et en sa qualité d’historien qui a effectué des recherches sur l’histoire particulière de son village durant la guerre de 1948, Adel Manna a décidé qu’il était de son devoir d’écrire l’histoire des 120 000 Arabes qui étaient restés en Israël – la génération de ses parents, Hussein et Kawthar.

« Ils ont survécu à la politique d’un gouvernement militaire, sous lequel leurs droits étaient foulés aux pieds, et malgré cela, ils ont été à même d’élever neuf enfants et de nous instiller le message disant que personne n’est habilité à nous traiter comme des gens inférieurs », dit-il.

Passant aux épreuves de ses parents au cours de la guerre de 1948, Manna raconte : « La première personne de Majd al-Krum à avoir un bandeau sur les yeux et à devoir se tenir contre un mur de la place du village – avant d’être exécuté par un peloton de six soldats – était le mari de ma grand-mère Zahra », explique-t-il. « Par la suite, en janvier 1949, 536 résidents ont été chassés, y compris des membres de sa famille et ses enfants, et se sont réfugiés au Liban. Son frère a été assassiné par un résident de [la communauté juive de] Pardes Hannah ; son fils, Samih, a été tué en marchant sur une mine terrestre. Après la guerre, elle a travaillé comme bonne à Haïfa, avec sa fille. Pendant deux ans, mon père s’est  »infiltré » en Israël pour lui rendre visite et ramener un peu d’argent que ma grand-mère avait mis de côté pour lui et pour son frère au Liban. »

Manna avait un an quand lui et ses parents ont fait partie des nombreuses personnes de Majd al-Krum entassées dans des camions des FDI qui les ont emmenés à l’ouest du village d’Al-Birwa (aujourd’hui, c’est l’emplacement de Moshav Ahihud), puis vers le sud en direction de la vallée de Jezreel Valley et du Wadi Ara.

« Les camions se sont arrêtés là », raconte-t-il. « Les gens ont reçu l’ordre de descendre au beau milieu des cris de  »Yallah, allez chez le roi Abdullah ! » [en Jordanie]. Mes parents ont passé une nuit dans une mosquée de Kafr Ara et, de là, ils ont marché jusque Naplouse [qui, alors, faisait partie de la Jordanie]. C’est là que nous avons passé le dur hiver de 1949. Les gens étaient entassés dans des tentes, et les conditions hygiéniques étaient déplorables. En avril, les Jordaniens ont encouragé les réfugiés à s’en aller. Mes parents ont décidé d’aller vers le nord et ils ont atteint Ein al-Hilweh [au Liban]. J’ai failli mourir, dans le camp de réfugiés, à l’instar d’autres enfants en bas âge. »

En raison d’une maladie intestinale, Manna n’a pu se tenir debout ni marcher avant l’âge de deux ans et demi. « Une femme du camp en a déduit que c’était la raison pour laquelle je ne pouvais me tenir debout et elle m’a préparé une potion avec des herbes et de l’huile de castor. Cela a éradiqué les parasites et, un jour ou deux plus tard, je marchais. Nous sommes retournés en Israël en 1951, à bord d’un bateau de pêche qui est parti du port de Tyr, au Liban, et nous a ramenés, nous, les « illégaux » palestiniens, sur les côtes de Shavei Tzion [ceux qui retournent à Sion], au nord d’Acre. Quel symbole », ajoute Manna avec un sourire.

Comment êtes-vous parvenus à rentrer ?

« Comme beaucoup de Palestiniens de Galilée, mon père s’était  »infiltré » à diverses reprises en Israël. Lors d’une de ces occasions, il a appris qu’un avocat, Hana Naqara, avait adressé une requête à la Haute Cour de justice au nom de 43 résidents de Majd al-Krum, dont chacun était retourné au village plus d’une fois, mais avait chaque fois été renvoyé au Liban. Naqara a prétendu que ces personnes avaient des numéros de carte d’identité [israélienne] – un recensement de la population avait été effectué à Majd al-Krum en décembre 1948, un mois avant qu’elles ne soient déportées pour la première fois. [Les personnes qui recevaient un numéro de CI officiel étaient considérées comme des citoyens.] À l’instar de ces personnes, mes parents avaient eux aussi des numéros de CI. De retour au Liban, mon père a dit à ma mère : « Prépare ce qu’il faut – ce soir, nous retournons au village. »

« Ma mère était enceinte de sept mois, comment allait-elle faire 40 kilomètres à pied ? Mon père lui a dit qu’un pêcheur palestinien du village d’Az-Zeeb [dont le nom en hébreu est Achziv] avait découvert que transporter des réfugiés par bateau était plus rentable que la pêche. Enfant, je croyais que mon père était un grand héros, et qu’il avait imaginé cette idée de rentrer par bateau. Alors que j’effectuais des recherches pour le livre, j’ai appris que de nombreux Galiléens sont retournés en Israël par la mer – c’est un sujet qui attend encore des recherches historiques. »

« Ne sois pas un âne »

« Nakba et survie » est dédié à la mémoire du père de Manna. Sa mère, Kawthar (« eau pure »), 89 ans, vit dans la maison familiale au village et elle a considérablement contribué au livre.

Manna rappelle que les premiers Juifs qu’il a rencontrés quand il était encore enfant étaient des femmes. À l’époque, il se rendait dans les faubourgs de Haïfa ou à Kiryat Motzkin et Kiryat Bialik pour vendre des figues provenant de la terre de la famille. Là, il avait découvert que non seulement les Juifs vivaient dans des immeubles à appartements et que des arbres avaient été plantés le long de la route pour faire de l’ombre, mais aussi que les femmes juives étaient très affables. L’une d’elles, qui s’appelait Madame Miller, le traitait chaleureusement et, quand des policiers étaient apparus pour confisquer les marchandises des colporteurs arabes, elle avait caché ses paniers de figues chez elle.

Adel se rappelle que son père lui racontait : « Ne sois pas un âne comme moi, qui travaille comme ouvrier agricole toute sa vie du matin au soir et qui a beaucoup de mal à nourrir ses neuf enfants. Fais des études, de façon à pouvoir avoir un bon boulot avec un bon salaire. »

Manna a obtenu une licence en histoire à l’Université de Haïfa, ensuite sa maîtrise et son doctorat à l’Université hébraïque de Jérusalem, après avoir rédigé sa thèse sur l’histoire du district de Jérusalem durant la période ottomane. Son mentor, Gabriel Baer, lui conseilla de se tenir à l’écart de questions comme la Nakba et le conflit, rappelle-t-il : « Le professeur Baer m’avait intimidé en disant que les sujets que j’avais en tête n’aideraient pas un étudiant comme moi à se forger une carrière académique. En y repensant, j’ai apprécié son conseil. »

La conscience politique de Manna s’est affinée dans les années 1970, alors qu’il était étudiant à Haïfa et qu’il logeait dans un dortoir. Il avait été secrétaire de l’Union des étudiants arabes, dont les activités comprenaient l’organisation d’événements culturels et politiques. Ses activités politiques requéraient un prix, dit-il : « Je me suis retrouvé soumis à des pressions des agents du Shin Bet [le service de la sécurité], qui ont essayé de me recruter comme collaborateur et m’ont promis qu’en retour, il me serait permis de devenir enseignant. « Qu’est-ce que tu vas faire avec une licence en histoire ? », m’avait demandé un agent du Shin Bet appelé Carmi. Au lieu d’abonder dans son sens ou de m’effrayer, j’en ai parlé à Gideon Spiro, le rédacteur en chef du journal estudiantin.

« Le journal a publié un rapport intitulé  »Le Shin Bet harcèle un étudiant arabe » le 2 février 1972, une semaine avant que je ne reçoive mon diplôme. L’article a déclenché la fureur à l’université ainsi que dans la presse en hébreu. Dans son sillage, le magazine Haolam Hazeh a publié une suite à l’article. Je n’ai pas paniqué. J’ai entamé mes études de maîtrise à l’Université hébraïque et j’ai été élu à l’Union locale des étudiants arabes, qui dirigeait la résistance à la  »protection » forcée des étudiants arabes en 1974-1975.

« À tout moment, j’étais hanté par l’histoire que j’avais entendue de la bouche de mon père et d’autres gens du village. Quand j’en ai parlé à des étudiants [juifs], j’ai toujours reçu la même réponse :  »Nous n’avons chassé personne et le seul massacre a eu lieu à Deir Yassin [en dehors de Jérusalem, en 1948]. Les Palestiniens se sont simplement enfuis. » Le silence et la négation de la Nakba m’ont incité à rédiger un article intitulé  »Lettre à un ami israélien », qui a été publié dans Haaretz en juin 1984. »

L’article commençait par une description concise des événements dans son village, en 1948, son apprentissage philo-sioniste et le choc qu’avait subi Manna lorsqu’il faisait ses études, en participant à des manifestations contre l’invasion du Liban par Israël en 1982, au moment où deux de ses cousins d’Ein al-Hilwey avaient été emprisonnés dans le lieu de détention des FDI à Ansar, au Sud-Liban.

Abasourdi par la nouvelle, il avait décidé d’abandonner ses études de doctorat et de se consacrer à écrire un livre sur la Nakba.

« Ma femme a été choquée », rappelle-t-il. « Tu as perdu la tête ? Qu’est-ce que tu veux faire avec un livre pareil ? Tu dois terminer ton doctorat », avait-elle insisté. 1984 a été une rude année. Il y a eu une campagne très orageuse pour les élections à la Knesset, les membres de l’underground juif qui avaient commis des actes terroristes dans les territoires ont été arrêtés – tout cela avait détourné mon attention du sujet de ma thèse sur l’administration et la société dans le district de Jérusalem entre deux invasions : celle de Napoléon en 1799 et celle de Muhammad Ali en 1831. »

Néanmoins, Manna avait reçu son doctorat avec mention et, par la suite, avait fait de la recherche post-doctorat à Princeton, où sa fille, Jumana, était née en 1987. Lui et Aziza avaient alors passé une autre année à l’étranger, à Oxford, avant de rentrer en Israël en 1989. À ce moment, il avait compris qu’une carrière académique n’avait rien d’une perspective : « L’Université hébraïque m’a proposé un poste de maître de conférences d’un an, sans être titulaire, au Département des études sur le Moyen-Orient et j’allais écrire un article de recherche sur l’Égypte du 19e siècle et, après ça,  »nous verrions bien ». J’ai décidé finalement de me concentrer sur mes recherches autour de la guerre de 1948. »

La première priorité des Manna restait l’éducation de leurs enfants. Tous deux travaillaient et l’un des deux salaires servait à payer les frais très lourds de la scolarité de leurs trois enfants à l’École internationale anglicane de Jérusalem-Ouest, où la lingua franca est l’anglais. Manna fait remarquer que sa femme et lui-même voulaient fournir à leurs enfants davantage de langues et d’outils intellectuels que n’en reçoivent habituellement les enfants arabes en Israël. Il est possible qu’ils aient déjà eu une petite idée de ce que l’avenir réservait à leurs trois enfants.

Manna fait souvent état du soutien qu’il a reçu d’Aziza. Ils se sont rencontrés en 1974, sur le campus du Mont Scopus de l’Université hébraïque, où elle avait entrepris des études islamiques. Après son mariage, elle a étudié l’enseignement de la petite enfance et travaillé comme coordinatrice et instructrice dans ce domaine de la communauté arabe, sous l’égide de l’Université hébraïque. Adel, à l’époque chercheur émérite à l’Institut Van Leer de Jérusalem, s’était d’abord impliqué dans l’administration et la gestion du Centre pour l’étude de la langue, de la société et de la culture arabe, au Collège Beit Berl de Kfar Sava. Après cela, il avait dirigé le Centre pour l’étude de la société arabe en Israël, toujours à Van Leer, jusqu’en 2007. De 2009 à 2012, il a dirigé l’Institut académique de formation des enseignants arabes à Beit Berl.

« De mon point de vue », dit-il, « ce fut la fermeture d’un cercle en ce qui concerne le Shin Bet, dont l’agent à Haïfa m’avait assuré en 1972 que je ne serais jamais enseignant en Israël à cause de mes activités politiques ».

Lui et sa femme vivent à Shoafat, un quartier palestinien de Jérusalem-Est. Ironiquement, leurs enfants n’y sont pas restés : tous les trois ont quitté le pays. L’aîné, Fadi, 41 ans, un avocat qui a trois enfants, vit aux États-Unis où il est vice-président et conseiller général associé chez HP. Shadi, 37 ans, est ingénieur logiciel ; lui et sa femme vivent à Barcelone. Jumana Manna, artiste et réalisatrice, partage son temps entre Berlin et Jérusalem. Son film documentaire de 2015, « Une substance magique coule en moi », est un regard sur les traditions musicales des communautés ethniques à Jérusalem dans les années 1930, telles qu’elles ont été compilées à l’époque par l’ethnomusicologue juif allemand Robert Lachmann.

« Nous sommes restés seuls » dit Manna. « Cela fait partie de la dure réalité d’ici. Mon fils Fadi est arrivé à un niveau professionnel qu’un Arabe ne pourrait atteindre en Israël. Shadi a travaillé en Israël pendant tout un temps, mais il a senti qu’il lui était constamment rappelé le  »privilège » qu’il avait, en tant qu’Arabe, d’être employé en ingénierie logicielle. Finalement, il en a eu assez et il m’a dit :  »Je ne veux pas être l’Arabe des Juifs. » Il est allé aux États-Unis, où il a décroché une maîtrise en gestion et obtenu un emploi dans une société américaine. »

Vos enfants pensent-ils que vous êtes restés en Israël au prix d’être  “les Arabes des Juifs” ?

« Nos enfants ont compris que peu d’options s’offraient à nous. Comme membre de l’ancienne génération, je suis l’un de ceux qui sont restés. Dans leur perception, je me suis quelque peu habitué aux Juifs et à leur façon de traiter les Arabes. Ils pensent que, malgré mes origines dans la maison de mon père, comme fils d’un travailleur de la construction ayant élevé neuf enfants, et même si j’ai travaillé très dur et reçu un doctorat avec mention, peut-être je n’ai pas eu ma titularisation parce que je suis musulman. Je ne sais pas. Les enfants n’ont pas voulu vivre une expérience similaire ni se sentir inférieurs aux Juifs. »


Publié le 22/9/2017 sur Haaretz
Traduction : Jean-Marie Flémal

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*Il existe plusieurs interprétations des événements de Srebrenica et les avis diffèrent fortement

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