Futurs radicaux : Quand les Palestiniens imaginent
“Nous devons raconter des histoires qui sont différentes de celles avec lesquelles on nous lave le cerveau (…). Souvenez-vous de ceci : un autre monde n’est pas seulement possible, il est en route » – Arundhati Roy (1)
Résumé
Confrontés à un processus constant d’effacement, les Palestiniens se trouvent dans une situation où leur passé et leur avenir sont niés. Ils sont enfermés dans un présent continu dans lequel la puissance colonisatrice, Israël, détermine des frontières temporelles et spatiales.
Les Palestiniens appellent souvent cela la nakba al mustamirrah, ou la Nakba continue, dans laquelle le déplacement, la dépossession et la destruction se produisent dans un continuum sans fin. Cette continuité de la Nakba a rendu difficile aux Palestiniens de penser le futur : Survivre à un présent qui ne cesse de se détériorer, en particulier en Palestine même, est une priorité.
Cette analyse met en lumière les études sur le colonialisme et imagine des avenirs radicaux. Elle dessine également des expressions de l’avenir qui amputent les Palestiniens. Elle se termine par des exemples de la façon dont les Palestiniens, malgré leur assujettissement, continuent d’imaginer radicalement, et appellent à un avenir construit à partir de leur expérience collective.
Colonialisme et perception de la réalité
Frantz Fanon a écrit que le colonialisme français en Algérie « s’est toujours développé en partant de l’hypothèse qu’il serait éternel », notant que « les structures construites, les installations portuaires, les aérodromes, [et] l’interdiction de la langue arabe » donnaient tous l’impression qu’une rupture dans la période coloniale était impossible.
En effet,
« toute manifestation de la présence française exprimait un enracinement continu dans le temps et dans l’avenir algérien, et pouvait toujours être lue comme le signe d’une oppression indéfinie ».
De même, le régime israélien s’impose par les « faits sur le terrain » en poursuivant la construction de colonies en Cisjordanie et en s’appropriant de terres au-delà de la Ligne verte, en déplaçant constamment les limites de ce qui est accepté comme terre israélienne en faveur du régime colonial des colons.
Les projets coloniaux et de colonisation de peuplement cherchent donc à contrôler les perceptions de la réalité afin de placer les populations indigènes et colonisées dans un état d’être apparemment éternel, ou dans une immobilité absolue normalisée. Imaginer un avenir au-delà de cet état d’immobilité est donc un acte rebelle et radical. Il ne s’avère en aucun cas un acte simple.
L’universitaire indigène et intellectuelle Waziyatawin, qui écrit sur la colonisation de peuplement sur l’île de la Tortue aux États-Unis et au Canada, explique comment la vie au-delà du colonialisme est particulièrement difficile à percevoir dans le contexte de la « plus grande et dernière superpuissance de la planète ».
Pour les Palestiniens, il est également difficile d’imaginer un avenir dans lequel la Nakba continue n’est pas une caractéristique de leur vie quotidienne.
Par exemple, de nombreux Palestiniens ont du mal à concevoir un avenir dans lequel le droit au retour serait respecté et où les réfugiés et tous les Palestiniens se verraient accorder tous les droits dans leur patrie historique.
L’appel lancé par Waziyatawin aux populations indigènes pour qu’elles pensent au-delà des limites spatiales et temporelles témoigne de cette difficulté :
« En tant que peuples indigènes, il est essentiel que nous comprenions la gravité de la situation mondiale, que nous reconnaissions l’idée fausse de l’invulnérabilité de la civilisation industrielle et que nous commencions à imaginer un avenir au-delà de l’empire et des États-nations coloniaux qui nous ont maintenus dans la soumission. »
Arjun Appadurai décrit l’imagination comme
« un champ organisé de pratiques sociales, une forme de travail (…) et une forme de négociation entre des sites d’actants (les individus) et des champs globalement définis de possibles. »
En d’autres termes, l’imagination est un amalgame de perceptions individualisées et socialisées de ce qui est possible. C’est cet élément collectif qui distingue l’imagination de la rêverie. Appadurai fait cette distinction :
« L’idée de rêverie porte en elle la connotation incontournable d’une pensée séparée des projets et des actions. Elle possède aussi une sonorité privée, voire individualiste. L’imagination a un sens de projection… surtout quand elle est collective, [elle] peut devenir le carburant de l’action. C’est l’imagination, dans ses formes collectives, qui crée des idées de voisinage et de nation, d’économies morales et de règles injustes, de salaires plus élevés et de perspectives de travail à l’étranger. L’imagination est aujourd’hui un terrain d’action, et pas seulement un terrain d’évasion. »
Cette distinction place l’imagination au-delà de l’abstrait, dans le domaine du possible et de l’action (radicale). Il est également important de noter que l’imagination au-delà de l’empire n’est pas un retour à un passé d’avant l’invasion ou, dans le cas de la Palestine, un retour à avant 1948.
Il s’agit plutôt d’un processus par lequel nous explorons les moyens de démanteler le colonialisme et son oppression, ainsi que les moyens de reconstruire après le démantèlement. Il s’agit d’un travail décolonial qui doit accompagner le travail anticolonial qui remet en question et affronte le régime colonial.
Visions amputées de l’avenir
Toutes les articulations de l’avenir ne peuvent pas être décrites comme des imaginations radicales ou décolonisantes.
Les futurs palestiniens ont longtemps été discutés soit sans l’avis des Palestiniens, soit avec des cadres limités en nombre et étrangers, dont beaucoup sont intrinsèquement liés à l’État-nation.
Aujourd’hui, beaucoup d’idées et d’imaginations politiques dominantes sur l’avenir placent le confinement des Palestiniens indigènes et la sécurité de l’État colonisateur au premier plan des préoccupations.
Le fait de présenter Israël/Palestine comme deux groupes nationaux en guerre plutôt que comme un projet de colonisation de peuplement a contribué à privilégier l’idée de « deux États le long des frontières de 1967 » comme l’avenir le plus approprié et le plus réalisable pour les Israéliens et les Palestiniens.
L’hégémonie de cette idée de deux États a été encore renforcée lorsque les dirigeants palestiniens l’ont implicitement approuvée dans le Plan en dix points de l’OLP en 1974.
Cette idée est devenue officiellement sans rivale au début des années 1990 avec les Accords d’Oslo, qui ont établi un calendrier supposé pour la réalisation de l’État palestinien. (2)
Oslo a concrètement fait passer le discours et les politiques de l’OLP de la libération et de l’anticolonialisme à la construction de l’État en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.
Ce changement a également transformé la société civile palestinienne, qui est devenue largement dépendante du patronage des donateurs extérieurs.
Un tel changement au sein de la représentation politique et de la société civile a lié une grande partie du processus de l’imagination collective palestinienne à un programme politique spécifique.
Omar Jarabary Salamanca et ses co-auteurs posent d’importantes questions rhétoriques concernant ce changement :
« Quand la lutte pour la terre et pour le retour est-elle devenue une situation « post-conflit » ? Quand Israël est-il devenu une société « post-sioniste » ? Quand les Palestiniens indigènes de Galilée (par exemple) sont-ils devenus une « minorité ethnique » ? Et quand la création de l’Autorité palestinienne et la multiplication de réserves palestiniennes qui en découle sont-elles devenues la « construction d’un État » ? »
Le cadre politique de la lutte anticoloniale a été inversé. L’accent mis sur la libération collective a glissé sur la réussite individuelle, et en particulier sur le gain de capital.
En outre, la limitation de la Palestine et des Palestiniens à la Cisjordanie et à la bande de Gaza continue de marginaliser les réfugiés, les membres de la diaspora et les citoyens palestiniens d’Israël.
Cela les relègue de fait à des questions mineures ou sans importance. Dans ce cadre, les imaginations de l’avenir n’excluent pas seulement la majorité du peuple palestinien, elles sont également tributaires des conditions de l’entité coloniale et de son éternité imaginée.
Cette façade de permanence, commune à tous les projets coloniaux et de colonisation, fixe l’avenir à l’intérieur des frontières coloniales.
L’un des principaux arguments en faveur de cet avenir est celui de la faisabilité. Les personnes en position de pouvoir déterminent la faisabilité par ce qu’elles considèrent comme possible, rationnel et pratique.
Par exemple, les Palestiniens s’entendent constamment dire que la solution à deux États est la seule issue possible et qu’ils doivent donc abandonner certains droits, dont le droit au retour.
En effet, la violence épistémique au sein du milieu universitaire, des médias et de la sphère politique, dans laquelle les Palestiniens sont contraints d’accepter certaines « vérités » qui nient la légitimité de leurs propres voix et de leurs droits, est très répandue.
Écrivant sur l’avenir palestinien, Richard Falk s’oppose à l’argument de la faisabilité de la solution à deux États. Il soutient que cette solution possède les caractéristiques d’une impasse :
« (…) les horizons de faisabilité limitent les options palestiniennes à deux : soit accepter un nouveau cycle de négociations dont l’échec est pratiquement certain, soit refuser ces négociations et être tenu pour responsable de l’obstruction des efforts de recherche de la paix. »
Richard Falk plaide pour libérer l’imagination morale et politique en reconnaissant les
« nécessités d’une paix juste et digne et, ce faisant, en plaçant notre regard au-dessus des horizons du désir ».
Cependant, il n’est pas facile de sortir des limites de la faisabilité, surtout lorsqu’elles sont depuis longtemps inscrites dans le lexique et l’existence quotidienne des Palestiniens.
L’imagination radicale palestinienne
Néanmoins, des individus et des petits groupes de Palestiniens issus de toutes les composantes de la société palestinienne ont tenté d’imaginer un avenir de manière différente et radicale.
Il n’est pas surprenant que nombre de ces imaginations soient centrées sur le droit au retour des réfugiés palestiniens, que les individus ou les groupes de Palestiniens soient eux-mêmes réfugiés ou non.
L’un des plus éminents chercheurs palestiniens à cet égard est Salman Abu Sitta, dont les travaux cartographiques démontrent la faisabilité du retour par une approche empirique spatiale et démographique.
Par une évaluation de la terre et de la population, Abu Sitta démontre qu’il y a suffisamment de terres pour tous les réfugiés de retour ainsi que pour les citoyens israéliens.
Il organise le retour selon un processus échelonné en sept phases, basé sur une répartition régionale et un plan de construction de logements.
Abu Sitta reprend la notion de retour, qui a été utilisée principalement de manière discursive parmi les Palestiniens, et crée un plan d’action concret. Bien que beaucoup puissent être en désaccord avec ce processus, il montre qu’il y a des moyens de l’actualiser.
Un autre projet à orientation spatiale qui se tourne vers l’avenir est la Résidence d’art en architecture décolonisée (Decolonizing Architecture Art Residency – DAAR), basée à Beit Sahour, Bethléem. Decolonizing Architecture est une collaboration entre « locaux et internationaux, et entre artistes et architectes ».
Elle considère la décolonisation en Cisjordanie et dans la bande de Gaza d’un point de vue architectural, en imaginant le démantèlement des colonies et le retour de la terre aux Palestiniens.
Les chercheurs du projet se concentrent également sur le retour des réfugiés. Ils affirment que
« le retour et la décolonisation sont des concepts emmêlés : nous ne pouvons pas penser au retour sans décolonisation, tout comme nous ne pouvons pas penser à la décolonisation sans retour ».
Leur travail vise à ancrer l’architecture dans l’imaginaire culturel collectif du futur. Bien que le travail de Decolonizing Architecture soit limité aux frontières de 1967 – plus précisément, la Cisjordanie et la bande de Gaza – pour des raisons de focalisation des études, il n’est pas idéologiquement réduit aux limites géographiques des « Territoires palestiniens occupés » ; il comprend plutôt la Palestine dans sa totalité historique.
Divers groupes de jeunes Palestiniens issus des déplacés internes (les muhajjareen) au sein des Territoires palestiniens de 1948 participent également à l’imagination radicale de leurs villages détruits.
Les déplacés internes représentent un tiers des citoyens palestiniens d’Israël. Beaucoup d’entre eux vivent à proximité des villages dont leurs parents et grands-parents ont été déplacés en 1948.
L’État israélien les empêche de revenir sur leurs terres ancestrales par divers mécanismes juridiques, y compris des ordres militaires.
Certains groupes, par exemple, maintiennent une présence physique sur le site de leurs villages détruits en érigeant des abris et des tentes, comme à Iqrith et Kufr Bir’am.
Les autorités israéliennes entravent constamment cette présence et la jugent « illégale » par crainte que les militants ne créent un précédent pour d’autres Palestiniens déplacés à l’intérieur du pays.
D’autres militants déplacés ont reconstruit leurs villages à l’aide de modèles et de simulations informatiques, en tenant compte non seulement de leur retour mais aussi de celui de leurs proches qui ont fui vers les pays voisins en 1948, en s’appuyant sur l’idée d’Abu Sitta de créer un plan d’action pour le retour.
Ce ne sont là que quelques exemples qui incarnent des imaginations radicales de l’avenir. Ils ne fournissent pas seulement un contre-récit car, réunis, ils peuvent fournir un plan de libération.
Pourtant, nombre de ces projets et initiatives sont disjoints, et ne sont aucunement continus. L’une des raisons de cette discontinuité est sans doute la fragmentation géographique, sociale et politique du peuple palestinien, qui compromet également sa capacité à se rassembler autour d’un consensus politique sur la libération.
Le combat n’est donc pas seulement d’imaginer, mais de le faire collectivement.
Dans son dernier article pour The Guardian, le chroniqueur Gary Younge a écrit :
« Imaginez un monde dans lequel vous pourriez prospérer, pour lequel il n’existe aucune preuve. Et ensuite vous battre pour cela. »
Aujourd’hui, alors que des visions d’avenir continuent à être écrites pour les Palestiniens – la dernière manifestation étant celle de l’administration Trump – il est vital de lutter pour un avenir construit à partir de l’imagination collective des Palestiniens.
Notes :
1. Arundhati Roy, War Talk (Cambridge, MA: South End Press, 2003), 127.
2. Il est important de noter que les accords d’Oslo ne se sont pas arrivés dans le vide ; au contraire, l’effondrement du bloc soviétique et l’isolement croissant de l’OLP par rapport aux régimes arabes ainsi que son exode du Liban vers Tunis ont contribué à préparer le terrain pour ce changement capital de discours et de stratégie.
Article publié sur Al-Shabaka le 24 mars 2020.
Traduction : MR pour ISM
Yara Hawari est chargée de recherche en politique palestinienne à Al-Shabaka : The Palestinian Policy Network.
Elle a obtenu son doctorat en politique du Moyen-Orient à l’université d’Exeter, où elle a enseigné divers cours de premier cycle et continue à être chercheur honoraire. En plus de son travail universitaire qui s’est concentré sur les études indigènes et l’histoire orale, elle publie fréquemment ses commentaires politiques dans divers médias, notamment The Guardian, Foreign Policy et Al Jazeera English.
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