L’idée coloniale qui a mis sur pied l’Autorité palestinienne

Israël a tenté pendant des années de créer un organe qui contrôlerait les Palestiniens en son nom et ce sont les dirigeants du mouvement de libération qui l’ont aidé à y parvenir.

(De gauche à droite) Le président égyptien Hosni Mubarak, le président de l’OLP Yasser Arafat, le président des États-Unis Bill Clinton, le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin et le roi de Jordanie Hussein bin Talal à la Maison-Blanche après la signature des accords d’Oslo II, le 28 septembre 1995. (Photo : Avi Ohayon / GPO)

Tariq Dana, 25 juillet 2021

L’horrible meurtre de l’activiste et critique acerbe Nizar Banat par les forces de sécurité de l’Autorité palestinienne, et la violente répression qui a suivi, accompagnée d’arrestations arbitraires de protestataires, d’activistes et de journalistes palestiniens, ont élargi le débat parmi les Palestiniens à propos de la place de l’AP au sein du régime israélien de l’occupation. 

Ce qui rend ce dernier débat particulièrement significatif, c’est qu’il a attiré un segment considérable de Palestiniens apolitiques ou dépolitisés. Des slogans illusoires concernant la « construction de l’État » sont carrément rejetés par un nombre sans cesse croissant de Palestiniens. Sur les médias sociaux et dans les discussions publiques, il est devenu habituel de qualifier l’AP de « collaborationniste » et ses forces de sécurité de « gardiennes des colonies israéliennes », tout en ridiculisant le succès du « projet national » dépeint par les apologistes de l’AP. Il est sans doute très frappant que la majeure partie des Palestiniens, aujourd’hui, perçoivent ouvertement l’AP comme une extension de la domination coloniale israélienne qui n’est en aucun cas à même de faire progresser leur combat. Et ils ont bien raison de le penser.

Créée en 1994 sous les accords d’Oslo en tant qu’arrangement inter-élites entre l’Organisation de libération de la Palestine, Israël et ses partenaires occidentaux, l’AP a effectivement échangé la lutte palestinienne de libération contre une forme limitée d’autodétermination complètement sous l’emprise d’Israël et qui en dépend dans la quasi-totalité des domaines.

L’AP a non seulement imposé des contraintes structurelles aux Palestiniens dans leur résistance aux mesures israéliennes, mais elle a activement collaboré avec Israël d’une façon qui a servi la myriade d’intérêts de ce dernier sur les plans sécuritaire, économique et politique. L’avènement de l’AP a en outre débouché sur l’effondrement de l’OLP, ce qui a mis un terme à la représentation de la direction de la diaspora palestinienne en dehors des parcelles de territoire créées par Oslo et a finalement subordonné et coopté le mouvement national palestinien.

24 juin 2021. À Ramallah, en Cisjordanie, des Palestiniens protestent contre la mort de l’activiste palestinien des droits humains, Nizar Banat, décédé après avoir été arrêté par les forces de sécurité de l’AP. (Photo : Flash90)

Cette trajectoire historique recoupe parfaitement la logique d’Israël dans sa gouvernance coloniale. Depuis plus d’un siècle, le mouvement sioniste poursuit une doctrine prônant « un maximum de terres avec un minimum d’Arabes » et cherchant à neutraliser le « fardeau géographique » palestinien qui entrave la souveraineté juive sur la terre s’étendant du Jourdain à la Méditerranée.

Toutefois, étant donné son incapacité à réitérer une même campagne de nettoyage ethnique à grande échelle, comme en 1948 – tant à cause de la résistance locale qu’en raison des pressions régionales et internationales –, Israël a préféré s’embarquer dans des stratégies à facettes multiples de gestion et de contrôle des populations afin de maintenir une équation territoriale et démographique qui soit avantageuse pour le projet colonial de peuplement. Après l’occupation de la Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem-Est en 1967, la priorité a consisté à faire en sorte qu’Israël puisse continuer de coloniser la terre tout en excluant les Palestiniens du pouvoir et en les concentrant dans d’infimes parcelles de territoire.

Un pilier fondamental de cette logique a été la création d’une institution « autochtone » chargée de contrôler les Palestiniens dans les zones à forte densité de population. Cette idée découlait de nombreux précédents historiques, depuis l’Afrique jusqu’en Asie du Sud-Est, où les puissances coloniales avaient l’habitude de créer et d’entretenir des autorités locales censées soutenir leur domination.

Ces autorités étaient souvent places dans les mains des élites traditionnelles qui, sous le patronage du pouvoir, servaient à assurer la médiation entre le colonisateur et le colonisé, à faire régner la sécurité et la stabilité et à réduire les coûts de la bureaucratie coloniale et des opérations militaires. Elles développaient également des forces de police locale ou des milices afin d’assurer l’ordre public, de protéger l’élite de l’opposition interne et de réprimer toute forme de résistance. Quand les mouvements de libération nationale émergèrent plus tard pour renverser leurs oppresseurs, ces autorités locales furent perçues comme des entités collaborationnistes auxquelles on résista avant de les démanteler en tant que telles.

La formule de l’autonomie

Israël a longtemps essayé de concrétiser cette logique coloniale en encourageant une certaine vision d’« autonomie palestinienne » sous son pouvoir. Dans le sillage immédiat de la guerre de 1967, par exemple, le ministre israélien de la Défense, Moshe Dayan, favorisa la politique des « ponts ouverts », une stratégie contre-insurrectionnelle qui encourageait les directions locales, tels les chefs de tribus, à gérer les affaires de leurs propres communautés, ce qui était perçu comme une façon de pacifier la population palestinienne.

En parallèle, Israël a adopté non officiellement le « plan Allon », proposé par le ministre travailliste de l’Enseignement de l’époque, Yigal Allon, qui envisageait l’« option jordanienne » pour gouverner les territoires occupés – en accordant l’une ou l’autre forme d’autonomie sous les auspices de la Jordanie, tout en gardant les territoires en question sous contrôle militaire israélien.

Le modèle le plus systématique d’autonomie palestinienne fut proposé par le Premier ministre israélien Menahem Begin en 1978, lors des entretiens de Camp David entre Israël et l’Égypte. La proposition de Begin s’appuyait sur la mise en place d’un « conseil administratif d’autogouvernance » qui serait administré par 11 membres palestiniens censés superviser les affaires civiles sans toutefois détenir un véritable pouvoir politique. Alors que l’armée israélienne devait assurer la sécurité et garder le territoire stratégique, le conseil administratif allait devoir être à même de déployer une force de police locale dans les centres de population palestinienne, et ce, en coordination avec Israël.

Pour mettre en pratique cette conception de l’autonomie, Israël constitua des « ligues villageoises » en 1979, un réseau de vieux responsables tribaux collaborationnistes qui exerçaient des mesures coercitives envers leur propre population, sous la direction de l’armée israélienne (Ariel Sharon, qui fut ministre de la Défense de Begin au début des années 1980, était l’un des principaux partisans de cette politique). Le gouvernement israélien espérait aussi que les « ligues villageoises » allaient saper l’appel nationaliste de l’OLP dans les territoires occupés et briser toute tentative en vue de mobiliser le peuple contre la domination israélienne. Toutefois, cette politique a été largement rejetée et délégitimée par le public palestinien, ce qui a conduit à sa fin lors du déclenchement de la Première Intifada, en 1987.

Ce n’est qu’avec la signature des accords d’Oslo, en 1993, qu’Israël a finalement été à même de réaliser son ambition. Mais, alors que l’AP est certainement une réplique moderne de cette formule coloniale, elle présente la caractéristique particulière d’avoir en fait été acceptée par le mouvement de libération nationale lui-même. 

L’acceptation par l’OLP de cet arrangement a été en partie motivée par un agenda visant à se servir soi-même : la Première Intifada, qui avait produit de nouvelles formes de direction nationale et de la base à l’intérieur des territoires occupés, s’était mise progressivement à marginaliser la direction de l’OLP en exil. Menacée par ce défi, l’OLP avait cherché à restaurer sa position hégémonique en capitalisant sur le soulèvement et en négociant secrètement un accord de paix avec Israël avec le soutien des États-Unis.

Ce genre de rencontre consciente entre un mouvement de libération nationale et un pouvoir colonial est sans précédent dans l’histoire des luttes anticoloniales. Le résultat en a été désastreux pour le tissu national palestinien, le privant de la capacité de résister à la politique israélienne, tout en accordant à l’État une position confortable à partir de laquelle il allait pouvoir intensifier la colonisation des territoires occupés.  

L’antithèse de la libération

Malgré ce faux semblant d’autodétermination dans le cadre d’un « processus de paix », la création de l’AP était essentiellement prévue comme projet de sécurité, dont la doctrine consiste à traiter avec les forces israéliennes non en tant qu’occupant, mais en tant que partenaire dans un régime partagé. La quasi-totalité des institutions de l’AP, y compris ses modes de gouvernance et sa politique économique, ont été spécifiquement conçues pour assumer une fonction contre-insurrectionnelle dans le but de pacifier les Palestiniens – une tâche centrale des autorités locales opérant sous domination coloniale.

La coordination sécuritaire est la preuve la plus infâme de l’interaction harmonieuse entre l’AP et Israël, dans laquelle les deux parties échangent des informations sur la population locale et arrêtent ou tuent des Palestiniens, qu’il s’agisse de dissidents politiques ou de militants armés. Bien que la coordination sécuritaire ait été une condition israélienne en vue d’assurer la survie de l’AP, elle est également devenue une priorité pour l’AP afin de contrer l’opposition interne croissante.

10 décembre 2020. Les forces sécuritaires palestiniennes gardent un check-point à l’entrée de la ville cisjordanienne de Hébron. (Photo : Wisam Hashlamoun / Flash90)

Les cas les plus connus de ce partenariat mutuel sont les meurtres des activistes palestiniens Basel Al-Araj et Nizar Banat. Alors qu’Al-Araj avait été tué par des soldats israéliens au cœur de la ville de Ramallah contrôlée par l’AP, et ce, après qu’il avait été libéré d’une prison de cette même AP, Banat de son côté a été tué par les forces de l’AP dans une zone de Hébron contrôlée par Israël.

Une caractéristique distincte de l’AP qui la différencie des modèles du passé réside dans l’investissement technique et financier considérable consenti par des donateurs occidentaux – peut-être le modèle le plus efficace d’intervention postcoloniale à notre époque. Les États-Unis et l’Union européenne ont contribué à établir, former et équiper les forces de sécurité pour qu’elles se concentrent sur la sécurité interne ; c’est-à-dire pour qu’elles empêchent par la force toute forme de résistance palestinienne organisée et efficace.

À ce jour, le secteur sécuritaire palestinien, financé par des gouvernements étrangers, détient la part du lion dans les ressources financières et humaines de l’AP : il emploie près de la moitié de tous les fonctionnaires de l’AP et consomme entre 29 et 34 pour 100 du budget – dépassant des secteurs vitaux comme l’éducation, la santé et l’agriculture mises ensemble.

Ces architectes internationaux ont parfaitement compris qu’assurer la conformité de l’AP avec Israël requérait inévitablement et en même temps la corruption afin d’encourager financièrement l’élite de l’AP et un pouvoir autoritaire pour protéger cette même élite de l’opposition du public. L’élite de l’AP et ses acolytes ont vu dans cette réalité une industrie lucrative : l’aide étrangère, les privilèges accordés par Israël, les monopoles sur les ressources, l’implication dans les affaires privées et le détournement de fonds publics sont devenus des sources majeures d’enrichissement personnel. Des donateurs importants comme l’Union européenne et les États-Unis n’ont pas agi contre cette corruption généralisée ou ces violations des droits humains tant qu’elles ont été en mesure de préserver la collaboration sécuritaire avec Israël.

12 janvier 2010. Le président palestinien Mahmoud Abbas à proximité de sa garde d’honneur en dehors de son bureau à Ramallah, en Cisjordanie. (Photo : Issam Rimawi / Flash90)

La stabilité institutionnelle de l’AP est encore renforcée par le biais de l’engagement de constituantes du parti du Fatah dans des réseaux de patronage afin d’assurer leur loyauté et d’en coopter les dissidents. L’emploi dans les secteurs public et sécuritaire de l’AP est hautement politisé, dominé par les membres du parti dont le but est de prolonger l’existence de l’AP en dépit de son obédience aux conditions oppressives d’Israël – même si l’on requiert d’eux qu’ils deviennent des hommes de main dans le but d’assaillir des protestataires, comme on l’a vu lors des manifestations récentes. Dans un même temps, les fonctionnaires civils qui ont exprimé des critiques à l’égard de la politique de l’AP ont été immédiatement virés ou forcés de prendre une retraite anticipée.

Dans cette réalité déplorable, on ne sera guère étonné que bien des Palestiniens aujourd’hui croient que l’AP est à l’antithèse de leur lutte de libération. La capitulation de l’AP et son auto-défaite selon les conditions humiliantes d’Oslo ont eu des conséquences extrêmes pour tous les aspects de la vie palestinienne et ont infligé des torts innombrables à la cause palestinienne. Elles ont introduit de profondes divisions politiques et sociales dans le tissu national, elles ont délabré le mouvement national palestinien et affaibli le pouvoir international de la voix palestinienne en faveur de la liberté et de la dignité.

L’acception dénuée de critique de cette voie n’a rien d’un mauvais calcul politique, mais constitue un choix systématique de la part des élites et de leurs patrons en vue de préserver l’ordre colonial. En tant que telle, l’AP ne peut être ni réformée ni changée ; elle a été créée précisément pour fonctionner de cette façon. De deux choses l’une : ou les Palestiniens prennent la direction et rompent avec cette voie, ou ils risquent d’avoir à emprunter une trajectoire pire encore dans un futur qui n’est plus très lointain. 


Publié le 25 juillet 2021 sur +972 Magazine
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Tariq Dana

Tariq Dana

Le Dr Tariq Dana est professeur assistant dans les études sur le conflit et les études humanitaires à l’Institut des Études supérieures de Doha et il est professeur adjoint à l’Université du Nord-Ouest, au Qatar. Il est également conseiller politique à Al-Shabaka : le Réseau de la politique palestinienne.

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