Cisjordanie : Il reste des braises, sous la cendre…
La Cisjordanie occupée a beau avoir été la dernière région palestinienne à rallier le soulèvement populaire massif contre les expulsions de Sheikh Jarrah en mai dernier, elle reste néanmoins aujourd’hui la seule région où les protestations de résistance continuent à flamber. Aujourd’hui, la Cisjordanie est un « lion endormi » sur le point de s’éveiller après des décennies de léthargie. Désormais, sa jeunesse palestinienne rejette ouvertement l’Autorité palestinienne et la traîtrise du « processus de paix » arabe – de sorte qu’elle engage directement, dans la rue même, le combat contre l’occupation israélienne, recourant ainsi au même modèle de résistance que celui de Gaza.
Abdelrahman Nassar, 27 septembre 2021
La Cisjordanie occupée a beau avoir été la dernière région palestinienne à rallier le soulèvement populaire massif contre les expulsions de Sheikh Jarrah en mai dernier, elle reste néanmoins aujourd’hui la seule région où les protestations de résistance continuent à flamber.
Sept jours après le déclenchement des affrontements, le 7 mai 2021, l’implication de la Cisjordanie était restée modérée. La surprise est venue quand les Palestiniens résidant dans les territoires occupés en 1948 se sont dressés afin de défendre la mosquée Al-Aqsa, organisant d’abord des marches, puis passant à des confrontations directes avec les forces israéliennes. Ensuite, les factions de résistance de la bande de Gaza se sont lancées dans un combat majeur, associant directement le sort de Jérusalem à celui de Gaza et ce, pour la première fois depuis la fin de la Seconde Intifada.
Ce n’est que le 14 mai 2021, le « vendredi de la colère », que la Cisjordanie a rallié la mêlée. Ce seul jour, plus de deux cents heurts ont eu lieu dans tout le pays – des confrontations qui se poursuivent encore quotidiennement, bien que leur nombre diminue progressivement, passant à 80 environ, puis à 20 par jour.
« Le lion endormi », une expression utilisée par feu le président palestinien Yasser Arafat pour décrire Hébron, la ville chaude du sud de la Palestine, convient tout aussi bien aujourd’hui pour désigner l’ensemble de la Cisjordanie.
Avant de discuter des raisons de cette dichotomie de la Cisjordanie – tout d’abord, le retard de sa réaction, ensuite, ses embrasements continuels –, il convient de faire remarquer que, pour l’armée israélienne d’occupation, qui approche la Palestine sous un angle uniquement militaire et sécuritaire, ce nouveau développement constitue un dilemme.
Bien que le nombre d’opérations armées des Palestiniens soit considérablement plus bas que durant le soulèvement d’Al-Aqsa des années 2000-2005 (la Seconde Intifada), l’armée, d’un jour à l’autre, a été bien davantage préoccupée de gérer de nombreuses confrontations sur divers fronts, alors que les services de sécurité dirigés par le Shin Bet et opérant en Cisjordanie sont obsédés par les « pires issues possibles ».
Aucune des solutions récemment proposées en vue d’atténuer ces escalades – l’activité du renseignement politique chez les Américains, la relance économique de l’Autorité palestinienne (AP), l’initiative égyptienne en vue de reprendre les négociations, ou les concessions limitées de la part des Israéliens – ne sont parvenues à réduire le pessimisme dominant au sein des milieux décisionnels israéliens à propos de la résurgence politique de la Cisjordanie. Et c’est ainsi que la situation reste chargée de tension.
Le dernier exemple a été l’évasion de six détenus palestiniens d’une prison israélienne. Deux ont cherché refuge à Jénine, la ville rebelle de Cisjordanie souvent citée comme « nid de frelons » par ses occupants. En raison de leur passé punitif avec Jénine, les Israéliens ont été forcés de réprimer leur impulsion normale à vouloir y intervenir directement et ils ont dû se tourner vers les autorités palestiniennes pour qu’elles les aident et leur éviter d’être aspirés une fois de plus dans ce nouveau bourbier militaire que serait le camp de réfugiés de Jénine, une icône de la résistance palestinienne depuis 2002.
Selon certaines sources, l’AP a travaillé avec les dirigeants du Fatah pour convaincre les deux derniers évadés, Ayham Nayef Kamamji et Munadel Nufay’at, de quitter le camp de Jénine et de prendre le chemin de la ville afin d’éviter un potentiel massacre de Palestiniens du camp par les Israéliens. C’est tout de suite après que les deux hommes ont été capturés par les forces israéliennes d’occupation.
Le retard de la Cisjordanie et ses protestations continues
Pourquoi la Cisjordanie a-t-elle mis du temps avant de rallier les protestations de résistance en mai ? Et pourquoi ces protestations continuent-elles à s’y manifester ? D’abord, il importe de comprendre que la Cisjordanie n’a jamais été un endroit paisible, ces dernières années, comme la question semblerait le suggérer.
Au contraire, depuis 2015, les braises qui couvaient naguère sous la cendre se sont ravivées. À l’époque, Omar Dia Talahmeh, le tout jeune ingénieur présenté comme l’initiateur de l’intifada Al-Quds, n’avait que 20 ans. Talahmeh soutenait l’axe de la résistance et il était membre du Comité de soutien à la Syrie à l’intérieur de la Palestine. Bien des photos de lui ont été publiées sur lesquelles on le voit afficher un portrait du secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah. S’inspirant peut-être des opérations de la résistance islamique au Liban dans les années 1990, Talahmeh avait préparé une embuscade en se servant de petits engins locaux appelés « coudes » explosifs contre une patrouille israélienne à Hébron et il avait perdu la vie dans l’opération. Le 22 septembre de cette année marquait le 6e anniversaire de son martyre.
Le tir fatal qui avait tué Talahmeh fut bientôt suivi d’un autre décès, celui de l’ami de Talahmeh, Muhannad Halabi, lui aussi âgé de 20 ans, abattu et tué après qu’il avait tué et blessé plusieurs soldats de l’occupation israélienne à Jérusalem, ce qui avait déclenché des agressions similaires qui se poursuivent toujours aujourd’hui.
De tels actes de résistance ont été particulièrement fréquents entre 2015 et 2018, mais leur nombre a diminué après 2019 en raison de la répression exercée par l’Autorité palestinienne (AP) et par les renseignements israéliens.
Après cela, même les plans du « deal du siècle » en vue d’annexer la Cisjordanie, proposés par l’ancien président américain Donald Trump et l’ancien Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu – un accord dont on s’attendait à ce qu’il rallume la Cisjordanie – ne se traduisit pas par de nouveaux actes de résistance, comme l’avaient prévu les services de sécurité israéliens.
Tout changea en 2021. Juste avant l’entrée du président Joe Biden à la Maison-Blanche, Netanyahou tenta de maximaliser les fruits du travail de Trump avant de quitter lui-même le pouvoir, laissant ainsi le président Mahmoud Abbas et l’AP se débattre pour leur propre survie.
Bien qu’il y ait eu une légère amélioration dans le discours officiel palestinien durant ces trois années intermédiaires, la confiance avait complètement disparu entre la nouvelle génération représentée par Talahmeh et Halabi, d’une part, et la classe dirigeante de l’AP, dont la réputation s’était fortement ternie sur les plans politique et économique, d’autre part. Aujourd’hui, en effet, on pourrait prétendre qu’il n’y a littéralement aucun point de convergence entre le discours de l’AP et ce que pensent ces jeunes Palestiniens.
Néanmoins, l’AP bénéficie toujours d’un environnement de crainte qui prévaut parmi les générations plus âgées – les générations d’Oslo et d’avant Oslo – qui ont assisté à une série d’échecs dans la Seconde Intifada et ces échecs ne les ont pas du tout incitées à répéter l’expérience.
Le facteur « crainte » peut fournir une réponse aux deux questions ci-dessus. Le retard de la Cisjordanie pour rallier les protestations était dû à la crainte de la génération plus ancienne de répéter les erreurs et d’en arriver aux mêmes impasses. Les flambées de protestation en cours, par ailleurs, sont dues au fait que ceux qui dirigent les confrontations actuelles ne sont pas affectés par ce pessimisme.
Washington tente de sauver Ramallah
The Cradle a interviewé plusieurs cadres du Fatah dans des villes de Cisjordanie. La plupart se sont révélés mal à l’aise à propos du comportement de la direction du Fatah et tout particulièrement quant à celle du chef de l’AP, des forces armées palestiniennes et de l’OLP, Mahmoud Abbas, qui exerce tout seul le contrôle sur les processus décisionnels.
Abbas dirige le jeu politique d’une façon archaïque et obsolète, disent certains de ces cadres. D’autres rappellent Arafat avec ferveur, particulièrement à la fin de sa vie, quand il était repassé à l’action armée. Les personnes interviewées ne voient aucun espoir de changement en Cisjordanie tant qu’Abbas tiendra les rênes du pouvoir. En lieu et place, ils perçoivent leur président de 85 ans comme quelqu’un qui, bizarrement, ne se lasse pas d’« expérimenter avec des gens expérimentés », un choix qui a débouché sur une série de départs et de démissions, particulièrement parmi la Jeunesse du Fatah, le bras estudiantin du parti.
Nombre de ces cadres constatent que leur mouvement perd trop de terrain sur le Hamas et le Djihad islamique, qui sont de plus en plus populaires et dont la forte résistance et l’opposition à l’occupation sont devenues une source d’inspiration pour les jeunes de Cisjordanie qui désirent aujourd’hui se confronter aux forces de l’occupation.
La génération qui affronte aujourd’hui l’armée à coups de pierres est surtout constitué d’enfants du millénaires, nés après l’an 2000. Ils n’ont aucun lien organisationnel avec l’un ou l’autre des deux mouvements islamiques mais certains d’entre eux reconnaissent qu’ils puisent leur inspiration dans le « modèle de Gaza », ainsi que dans les nouvelles confrontations armées apparaissant à Jénine, Tubas et Salfit, dans le nord de la Cisjordanie.
De récents sondages d’opinion appuient le point de vue des cadres du Fatah. Les derniers sondages, menés par les centres de recherche palestiniens à la demande des États-Unis, qui les a également financés, confirment que tant la popularité de Fatah que le soutien public à l’AP ont dégringolé et que le Fatah perdrait de façon retentissante les élections prochaines s’il y participait. Voici quelques jours, le Centre palestinien de recherche sur la politique et les enquêtes, installé en Cisjordanie, a organisé un nouveau sondage qui a révélé que 80 pour 100 des Palestiniens interrogés veulent qu’Abbas s’en aille, dans le même temps que 45 pour 100 veulent que ce soit le Hamas qui les dirige.
La disparité des chiffres entre ce qui précède et le précédent sondage du centre de recherche peut être reliée directement à la mort violente de l’activiste de l’opposition Nizar Banat (de Hébron) lors de son arrestation par l’AP. Deux tiers des personnes interrogées aujourd’hui croient que la mort de Banat était intentionnelle et elles soutiennent les manifestations hostiles à l’AP qui ont eu lieu dans la foulée et qui ont déclenché de nouvelles actions de répression contre les Palestiniens de Cisjordanie. Khalil Shikaki, le directeur du centre de recherche, a décrit le résultat du sondage comme « le pire que nous ayons jamais vu pour le président. Il n’a jamais été dans une situation pire qu’aujourd’hui. »
Les agences américaines intéressées, dirigées par l’envoyé américain d’origine palestinienne Hadi Amr, relevèrent ce comportement, qui n’échappa pas non plus aux agences américaines de sécurité et de renseignement, dont la CIA tout spécialement. Elles se méfiaient des intentions israéliennes visant à permettre l’effondrement de l’AP, surtout pendant la période Netanyahou. L’actuel Premier ministre Naftali Bennett semble totalement indifférent vis-à-vis de cette question, alors que le ministre de la Défense Benny Gantz, celui des Affaires étrangères, Yair Lapid et, jusqu’à un certain point, celui des Finances, Avigdor Lieberman s’avèrent plus préoccupés de ce que pourrait entraîner le fait de laisser l’AP affronter son propre sort.
La visite récente du roi de Jordanie Abdallah à Washington et les appels téléphoniques du président égyptien Abdel Fattah Sisi au président Joe Biden n’ont fait que renforcer ces préoccupations.
Une nouvelle approche était nécessaire. Sous les pressions de Washington, Israël rétablit le rôle sécuritaire fonctionnel de l’AP dans la sauvegarde de sa sécurité (à Israël), si pas de sa propre existence. Mais il n’allait pas supprimer d’autres mesures affaiblissantes, comme sa mainmise sur les fonds émanant des taxes palestiniennes, qui est la cause même de la crise économique actuelle en Palestine. En lieu et place, Israël décida de compenser la perte des fonds palestiniens vitaux en introduisant ses « prêts » et son « aide » à Ramallah mais, cette fois, selon ses propres conditions.
L’Égypte, pendant ce temps, essayait de réunir Abbas et Bennett pour une séance photo, mais le projet n’aboutit pas car, selon des sources du Caire, Bennett avait insisté – lors de sa rencontre avec Sisi à Sharm El-Sheikh – pour que l’on s’abstienne de tout geste susceptible de ressembler à un « processus politique ». Bennett craint que même une allusion à un copinage diplomatique avec le dirigeant de l’AP ne puisse aboutir à son déboulonnage par des membres de son propre gouvernement encore plus à droite que lui. À son grand déplaisir, le ministre de la Défense, Gantz, rencontra Abbas publiquement, violant ainsi la décision de Bennett de garder secrètes les rencontres avec Abbas, alors que ce dernier, sans affectation, exprima le désir de rencontrer ensuite le ministre israélien des Affaires étrangères, Lapid.
Les jeunes de Cisjordanie ont choisi la « résistance »
En tout cas, les réalités émergentes en Cisjordanie ont exigé qu’à la fois l’AP et Israël gardent un certain calme et s’accordent un peu plus de temps. Mais ces plans réussiront-ils, ou vont-ils être confrontés au même sort que le mal nommé « deal du siècle » ?
La réponse à cette question commence et se termine par un regard superficiel sur ce qui se passe quotidiennement en Cisjordanie : des confrontations éclatent régulièrement parce qu’Israël insiste pour faire avancer à tout prix ses projets de colonies illégales, perturbant ainsi grandement les existences des Palestiniens et ce, jour après jour. Tels sont les problèmes auxquels la nouvelle génération doit faire face et, désormais, elle appelle cela protester selon « le modèle gazaoui ».
L’une des tactiques du modèle gazaoui s’est fait connaître sous l’appellation « confusion nocturne » et son but est d’empêcher l’installation de tout nouvel avant-poste de peuplement. Elle est surtout utilisée à Jbeil Sobeih, dans la ville de Beita, à une dizaine de kilomètres au sud de Naplouse.
C’est une génération qui commence à recourir à de nouvelles tactiques avec les mêmes vieux outils – pierres, cocktails Molotov et « coudes » explosifs – afin de perturber le plus possible les opérations de l’armée d’occupation.
Aux yeux des jeunes de Palestine, Abbas et ses propositions politiques ont expiré depuis longtemps et Washington et Tel-Aviv n’ont guère proposé davantage que des mesures de secours éculées et bien trop éloignées de tout véritable processus politique susceptible de satisfaire les aspirations nationales palestiniennes. Au lieu de cela, les jeunes Palestiniens n’ont assisté qu’au « deal du siècle », déjà mort à son arrivée et, par conséquent, ils ont totalement renoncé aux solutions de fabrication étrangère qu’on pourrait leur proposer.
Les responsables de plusieurs organisations locales en contact direct avec le public expliquent également dans les pages de The Cradle que les Palestiniens ont désormais perdu absolument toute confiance dans les régimes du Golf– même en termes de soutien humanitaire – suite à la trahison qu’est la normalisation des accords Abraham et la découverte qui s’en est suivie de l’hypocrisie de ces régimes à l’égard de la Palestine.
Ces responsables font référence à des déclarations faites par le ministre iranien des Affaires étrangères, Hossein Amir-Abdollahian, un peu plus tôt en septembre et révélant l’intention de l’Iran d’activer une proposition de référendum populaire déjà émise voici plusieurs années par le Chef suprême du pays, Ali Khamenei.
Téhéran a demandé que l’AP coopère en faisant avancer une résolution des Nations unies concernant l’autodétermination. La façon dont l’AP réagira à cette proposition exceptionnelle indiquera si l’AP cherche simplement à renforcer son pouvoir et sa richesse ou si elle est disposée à investir les ressources nécessaires et sa volonté en vue de ce combat pour son peuple.
Pour l’instant, toutefois, l’AP ne semble pas prête à s’écarter du rôle que lui ont assigné ses sponsors occidentaux et l’occupation israélienne. Cela suggère que l’avenir de la Cisjordanie pourrait de plus en plus dépendre de l’inspiration de la rue, où peuvent naître des plans et des décisions ; où l’on peut affronter directement les activités de l’occupation et la mise en place de colonies ; où les populations peuvent être rassemblées et organisées. Un vide dans la gouvernance est une chose qui a ses limites. Et, ce vide, les gens finiront par le combler.
Publié le 27 septembre 2021 sur The Cradle
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine
Abdelrahman Nasser est un journaliste et commentateur palestinien qui vit à Beyrouth depuis 2014. Il produit des documentaires et publie également des livres.
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