Comment Facebook aide Israël à dissimuler ses crimes

Human Rights Watch a exigé une enquête sur la censure de Facebook à l’égard des Palestiniens. (Photo : Mohammed Asad / APA images)

Tamara Nassar, 20 octobre 2021

Au moment où Israël a intensifié sa campagne meurtrière dans la bande de Gaza, en mai dernier, des gens du monde entier sont descendus dans les rues afin de témoigner leur solidarité avec les Palestiniens.

D’autres ont utilisé les médias sociaux pour rapporter les crimes d’Israël, les condamner ou conscientiser les gens à leur sujet.

Mais les usagers de Facebook et d’Instagram n’ont pas tardé à remarquer que leurs messages étaient supprimés, leurs comptes suspendus et leurs contenus frappés d’une réduction de visibilité.

Un nouveau rapport de Human Rights Watch confirme que les deux plates-formes des médiaux sociaux, toutes deux aux mains de Facebook, suppriment et éloignent en effet certains contenus et, dans bien des cas, le font par erreur ou de façon injustifiée.

Mais, au mieux, il ne suffisait pas qu’en s’adressant à HRW, Facebook reconnaisse des erreurs et des suppressions injustifiées. Facebook

« ne s’est pas penché sur l’ampleur et la portée des restrictions des contenus mentionnés, ni n’a au préalable expliqué pourquoi elles avaient lieu »,

a déclaré l’organisme de contrôle.

La semaine dernière, Facebook a annoncé qu’il louait les services d’un consultant extérieur pour enquêter sur les accusations prétendant qu’il censurait les contenus favorables aux Palestiniens. Il existe plein de preuves de suppression sur lesquelles les enquêteurs peuvent se pencher.

 

La censure

Dans la période du 6 au 19 mai – dans laquelle se situe l’attaque israélienne contre Gaza – l’organisation palestinienne en faveur des droits digitaux 7amleh (prononcez « hamleh ») a recensé 500 exemples de violation en ligne du droit de parole des Palestiniens.

Cela comprend des suppressions de contenus, des fermetures de comptes, des blocages d’hashtags et des réductions de portée pour certains contenus spécifiques.

La grande majorité de ces violations – environ 85 pour 100 – se sont produites sur Facebook et Instagram, y compris la suppression de récits.

Près de la moitié des suppressions ont été pratiquées sans avertissement ou avis préalable et 20 autres pour 100 ont eu lieu sans qu’il soit spécifié la moindre raison de suppression.

Dans un exemple, Instagram a limité l’utilisation de l’hashtag #alAqsa en anglais et en arabe – qui fait référence à la mosquée al-Aqsa à Jérusalem occupée. Après réclamation de 7amleh auprès de la société, l’hashtag a été restauré.

7amleh a également remarqué une augmentation du « géo-blocage » sur Facebook – une technologie qui restreint l’accès basé sur l’emplacement géographique de l’utilisateur. 

Certains messages éliminés par Instagram étaient tout simplement des reprises de contenu d’importantes organisations médiatiques dont on ne pouvait dire, même indirectement ou de loin, qu’elles incitaient à la violence ou à la haine.

Mais Instagram les cataloguait comme telles, ce qui suggère que la plate-forme « limite la liberté d’expression quand il s’agit de sujets d’intérêt public », selon Human Rights Watch.

Même quand les compagnies de médias sociaux ont reconnu leurs erreurs et ont restauré les contenus qu’elles avaient supprimés, il reste néanmoins que les dégâts ont déjà été commis.

« L’erreur empêche le flux à des moments critiques des informations concernant les droits humains »,

a déclaré Human Rights Watch.

L’organisation a exigé une enquête externe sur les pratiques de suppression de Facebook.

 

La liste Facebook des « organisations et individus dangereux »

Dans un exemple, Facebook a écarté un message posté par un utilisateur en Égypte disposant de plus de 15 000 suiveurs. L’utilisateur avait partagé un élément d’information d’Al Jazeera concernant les Brigades Qassam, l’aile armée du Hamas.

Initialement, Facebook avait détruit le message en fonction de ses « normes communautaires à propos des organisations et individus dangereux », qui interdisent à certains individus et organisations spécifiques d’avoir une présence sur la plate-forme.

Plus tard, Facebook avait réinstallé le message après que le cas eut été examiné par son comité de contrôle.

Le comité avait conclu que le message ne contenait « ni louange, ni soutien, ni représentation » des Brigades Qassam.

Le comité de contrôle avait également critiqué le caractère flou de cette politique – et avait exigé de Facebook qu’il définisse explicitement ce qu’il entend par « louange, soutien ou représentation ».

Le comité de contrôle est parfois très critique à l’égard de la politique de la compagnie et il se prétend indépendant.

Mais des inquiétudes sont apparues l’an dernier, quand Facebook a désigné l’ancien fonctionnaire israélien Emi Palmor comme faisant partie de ses membres. Palmor a passé des années au ministère israélien de la Justice à faire appliquer la censure au discours palestinien.

Human Rights Watch a invité instamment Facebook à publier sa liste des « organisations et individus dangereux ». Plus tôt déjà, cette recommandation avait été exprimée par le comité de contrôle de Facebook même.

Mais Facebook a catégoriquement refusé de le faire, prétendant que cela ferait du tort à ses employés.

La semaine dernière, The Intercept a publié une version de la liste ayant fait l’objet d’une fuite.

Cette liste reprend

« plus de 4 000 personnes et organisations, y compris des hommes politiques, des écrivains, des ONG, des hôpitaux, des centaines d’actes musicaux et des personnages historiques décédés depuis longtemps »,

a rapporté The Intercept.

La liste de ceux que Facebook perçoit comme « dangereux » coïncide grandement avec ceux que les États-Unis et Israël considèrent comme des ennemis.

Mais cela va bien plus loin encore.

« Elle comprend l’enfant soldat cachemirien de 14 ans, Mudassir Rashid Parray, plus de 200 actes musicaux, des chaînes de télévision, un jeu vidéo, des compagnies aériennes, l’université de médecine qui a travaillé sur la confection du vaccin iranien contre le Covid-19 et de nombreux personnages historiques décédés depuis longtemps, comme Joseph Goebbels et Benito Mussolini »,

a déclaré The Intercept.

En sus du Hamas et de son aile militaire, la liste reprend également le Front populaire pour la libération de la Palestine – un parti politique marxiste-léniniste créé en 1967. Israël considère pour ainsi dire tous les partis politiques palestiniens comme des organisations « terroristes » – un prétexte routinier pour arrêter des Palestiniens se livrant à des activités politiques.

Si la liste comprend au moins trois organisations sionistes – la Ligue de défense juive, Kahane Chai et Lehava – ces organisations sont tellement extrémistes que le parti Kahane Chai a même été interdit par le gouvernement israélien.

Kahane Chai, ou Kach, est un parti israélien fondé par Meir Kahane, un colon extrémiste qui prônait l’expulsion totale des Palestiniens de leur patrie. Kahane Chai est désigné par le département d’État américain comme une organisation extrémiste étrangère.

Lehava est une organisation raciste qui œuvre pour empêcher les mariages mixtes entre juifs et Palestiniens. Ses membres ont été filmés à de nombreuses reprises en train de se livrer à des déprédations dans Jérusalem-Est occupée tout en scandant « Mort aux Arabes ! ».

Mais bien des hommes et femmes politiques, partis et dirigeants religieux israéliens qui incitent régulièrement à la haine et à la violence – comme la ministre de l’Intérieur Ayelet Shaked, qui a promu sur Facebook un appel au génocide des palestiniens – en sont absents.

De même que l’armée israélienne.

Même si l’armée israélienne se livre régulièrement à des massacres de familles palestiniennes entières, à des crimes contre les enfants, à des exécutions extrajudiciaires ou encore à des expulsions forcées, elle n’est pas considérée comme suffisamment « dangereuse » pour faire partie de la liste de Facebook.

Et Israël utilise régulièrement Facebook pour ses menaces de violence accrue.

Par exemple, l’armée israélienne a l’habitude de poster des menaces directes de punition collective contre les deux millions de civils palestiniens de Gaza.

En mai, le ministre israélien de la Défense, Benny Gantz, a utilisé Facebook pour menacer de plus de destructions encore qu’il n’en avait commandé à Gaza en 2014.

À l’époque, chef de l’état-major de l’armée israélienne, il avait commandé l’offensive de 51 jours qui avait tué plus de 2 200 Palestiniens, dont 551 enfants.

« Gaza brûlera », avait dit Gantz dans une vidéo postée sur Facebook en mai, une menace directe qui constitue probablement une preuve de son intention préméditée de commettre des crimes de guerre.

« Habitants de Gaza, la dernière fois où nous nous sommes rencontrés, j’étais chef d’état-major lors de l’opération ‘Bordure protectrice’ »,

dit-il dans le passage de la vidéo où il est question des destructions.

« Si le Hamas ne met pas un terme à sa violence, les frappes de 2021 seront plus dures et plus douloureuses encore qu’en 2014 »,

avait-il promis.

 

Qui décide ?

Une question plus importante, c’est la suivante : Pourquoi Facebook – qui a près d’un tiers de la population mondiale sur sa plate-forme – est-il capable de décider ce qui ou qui est « dangereux » ?

Il s’avère, comme l’a écrit récemment le professeur de l’Université de Columbia, Joseph Massad, que les critères à propos de qui ou de ce qui est considéré comme « dangereux » ou comme un « terroriste » dépendent davantage de l’identité de la personne que de ce qu’elle fait.

« Ce n’est pas l’acte de ‘terrorisme’ qui définit l’acteur comme ‘terroriste’, mais plutôt l’inverse. C’est l’identité de ‘terroriste’ conférée au perpétrateur qui définit ses actions comme ‘terroristes’ de nature »,

dit Joseph Massad. (*)

Dans le même temps où Facebook sévissait contre les Palestiniens, les extrémistes juifs israéliens utilisaient les services de la messagerie instantanée pour organiser des attaques de foule contre des citoyens palestiniens d’Israël.

Ceci incluait des groupes Facebook ainsi que le service WhatsApp, qui appartient également à Facebook.

Il n’y a pas de signe que Facebook ait l’intention de prendre cette sorte d’abus au sérieux, alors que, pour le compte d’Israël, il interdit les organisations politiques, journalistes et débats palestiniens. 

 

Des appels à plus de censure encore

Longtemps avant l’offensive israélienne contre Gaza, en mai dernier, Facebook avait l’habitude de supprimer les pages des organisations palestiniennes d’information, souvent sans avis préalable ni justification.

L’an dernier, Facebook a même supprimé la page du ministère de la Santé de Gaza – une source d’information vitale pour les gens sur place. Elle a toutefois été rouverte suite à des demandes d’information introduites par The Electronic Intifada.

Mais la seule censure ne semble pas suffire.

Ces dernières années, les médias et élites politiques des États-Unis ont exigé que le gouvernement accroisse le contrôle et la censure des plates-formes des médias sociaux.

Le prétexte initial résidait dans les allégationsdénuées de preuves – selon lesquelles la Russie avait utilisé des médias sociaux, dont Facebook, pour manipuler le résultat de l’élection présidentielle américaine de 2016 afin d’aider à la victoire de Donald Trump.

 

« La semeuse d’alerte »

La fuite mentionnée dans The Intercept et dans le rapport de Human Rights Watch coïncide avec une récente « enquête » du Wall Street Journal qui, prétendument, examinait des documents internes de Facebook qui auraient fait l’objet de fuites.  

Le journal prétend que les fameux « Facebook Files » (les fichiers FB) révèlent que la compagnie est responsable de toute une étonnante palette de « nuisances » allant de la pauvre image de soi et de la santé mentale déficiente des adolescentes à la violence en Éthiopie.  

L’ancienne directrice de production de Facebook, Frances Haugen, qui a permis la fuite des documents, a été reconnue comme « semeuse d’alerte » par les dirigeants du Congrès et les médias traditionnels.

Haugen a dû comparaître devant le Congrès afin d’apporter de l’eau au moulin de ceux qui réclamaient plus de censure et de contrôle des débats publics sur Facebook, sous le prétexte d’empêcher des pays comme la Chine et l’Iran d’utiliser la plate-forme à des fins nuisibles – une resucée du même vieux discours du « Russiagate ».

L’appel de Haugen en faveur de ce que The Washington Post a qualifié de réglementation gouvernementale « onéreuse et ambitieuse » a été reçu avec enthousiasme par plusieurs représentants de premier plan.

Le journaliste Max Blumenthal a fait remarquer que les affirmations de Haugen « coïncidaient de très près avec le discours impérialiste américain ».

Naturellement, les mêmes milieux qui ont accueilli avec plaisir les appels de Haugen en vue de censurer davantage ce que les gens peuvent dire en ligne ont ignoré la réalité dont les Palestiniens peuvent déjà témoigner : Exiger que les sociétés de Silicon Valley agissent en tant qu’arbitres de la vérité sert en fin de compte à écraser les dissensions et à réprimer les voix les plus vulnérables et les plus marginalisées.

C’est sans doute ce qui rend les réglementations du gouvernement concernant l’expression en ligne si attrayantes aux yeux des élites politiques.

Ali Abunimah a contribué à cet article.

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Publié le 20 octobre 2021 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

(*) Joseph Massad : Le monde impérialiste binaire des terroristes et des antiterroristes

Lisez également : Facebook réduit au silence les voix palestiniennes

Youtube, Zoom et Facebook censurent Leila Khaled pour le compte d’Israël

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