« Chaque allégation d’antisémitisme s’est avérée fausse »
Sur les universités britanniques pèse aujourd’hui un climat de crainte qui étouffe la libre expression, la recherche universitaire et l’activisme estudiantin autour de la Palestine. Voilà le résultat direct de l’adoption et de l’utilisation, mandatées par le gouvernement, de la fameuse définition de l’antisémitisme de l’IHRA afin d’investiguer sur de prétendues manifestations de préjugés antijuifs et de les sanctionner.
Ali Abunimah, 21 septembre 2023
Cette définition, qui tire ses racines d’un projet soutenu par la tristement célèbre agence israélienne d’espionnage et d’assassinat qu’est le Mossad, est intensément promue par Israël et son lobby.
Une analyse de tous les incidents répertoriés par le Centre européen d’assistance juridique (CEAJ) entre janvier 2017 et mai 2022, et dans lesquels des membres du personnel, des et des intervenants extérieurs ont été ciblés par des accusations d’antisémitisme, montre que la définition de l’antisémitisme de l’IHRA n’est pas utilisée pour combattre le sectarisme envers les juifs, mais bien pour réduire au silence et intimider les personnes critiques à l’égard d’Israël.
En tout, le CEAJ a répertorié 40 cas de ce genre et il a parfois fourni des conseils juridiques aux personnes accusées. Dans 38 cas, les accusations d’antisémitisme se sont avérées non fondées, alors que deux affaires sont toujours en cours.
Dans l’ensemble, 27 individus ou groupes ont été soumis à des enquêtes et, souvent, à de longues procédures disciplinaires, et deux ont été confrontés à des menaces d’action juridique.
Vingt-quatre cas impliquaient du personnel universitaire, parmi lesquels 18 ont abouti à des enquêtes officielles ou à des procédures disciplinaires.
« Dans le cas d’audiences officielles, tous les membres du personnel ont été ‘exonérés de toutes charges’. En d’autres termes, chaque allégation d’antisémitisme s’est révélée fausse »,
explique le CEAJ dans un nouveau rapport corédigé avec BRISMES, la Société britannique pour les Études sur le Moyen-Orient, la plus grande association universitaire d’Europe à se focaliser sur l’étude de cette région.
Dans les six autres cas impliquant des membres du personnel, aucune plainte officielle n’a été déposée, l’université a refusé d’ouvrir une enquête ou la plainte a été rejetée.
Réduire des intervenants au silence
D’autres cas concernent des activités estudiantines ou des intervenants extérieurs.
Il est typique que ces événements aient attiré des demandes de la part d’organisations pro-israéliennes en vue de les annuler – et, dans quatre exemples, les universités se sont exécutées. Dans sept autres exemples, des institutions ont directement interféré sur les événements ou sur le savoir transmis.
Dans plusieurs cas, les administrations universitaires ont demandé que les intervenants appliquent la définition de l’IHRA bien avant l’événement, ou ont imposé des conditions strictes aux organisations estudiantines, allant même jusqu’à contrôler et enregistrer ces événements.
Dans l’un des cas, Somdeep Sen, un professeur à l’Université Roskilde, au Danemark, était invité à l’Université de Glasgow, en 2021, afin de présenter son livre récemment publié par Cornell University Press, Decolonizing Palestine: Hamas between Anticolonial and Postcolonial (La décolonisation de la Palestine : Le Hamas, entre l’anticolonialisme et le postcolonialisme).
La société juive de l’Université de Glasgow a introduit ce que le CEAJ et BRISMES appellent une « plainte sans fondement », affirmant que le sujet de la conférence était « antisémite » et que les étudiants juifs pourraient en être affectés.
En réponse, les administrateurs ont exigé que le Dr Sen fournisse à l’avance des renseignements sur le contenu de sa conférence et qu’il s’engage à ne rien dire qui pût contrevenir à la définition de l’IHRA.
« Puisque les demandes de l’université étaient discriminatoires et qu’elles nuisaient à la liberté académique, le Dr Sen a décidé de se désister et l’événement a donc été annulé »,
déclare le rapport.
Mettre l’histoire hors la loi
La définition de l’IHRA est accompagnée de 11 exemples d’antisémitisme, dont la majorité concernent en fait la critique à l’égard d’Israël et de son idéologie raciste officielle, le sionisme.
L’effet de leur application réside dans la mise hors la loi de toute discussion concernant l’histoire d’Israël et ses pratiques actuelles.
L’un des exemples les plus tristement connus affirme qu’il est antisémite de prétendre que « l’existence de l’État d’Israël constitue une entreprise raciste ».
« Comment devrais-je commenter le nettoyage ethnique colonial qui a abouti à la création de l’État d’Israël ? »,
a demandé un enseignant cité dans le rapport.
« N’était-ce pas – pour utiliser les mots de l’un des exemples d’’antisémitisme’ compris dans la définition – une ‘tentative’ de créer un État en s’appuyant sur un déploiement de violence raciste ? »
« Comment devrais-je aborder la persistance de ces pratiques de la violence selon les lignes raciales utilisées par l’État d’Israël ? Comment devrais-je commenter la tentative des tribunaux d’État d’Israël de chasser les Palestiniens de leurs foyers ? »,
ajoutait l’enseignant.
« Puis-je soulever la question en compagnie de mes étudiants, ou avec des intervenants invités, ou dans mes recherches ? Ai-je même le droit de parler de ces choses ? »
Des menaces gouvernementales
Alors que la définition de l’IHRA est souvent qualifiée de « juridiquement non contraignante », elle a été bel et bien imposée par le gouvernement britannique.
En 2020, déçu par le fait que relativement peu d’universités du Royaume-Uni avaient adopté volontairement la définition, le secrétaire britannique à l’éducation de l’époque avait menacé les institutions de sanctions financières si elles ne s’exécutaient pas.
Suite à ces menaces, les trois quarts des universités britanniques allaient dorénavant adopter l’une ou l’autre version de la définition de l’IHRA comme base d’application de leurs mesures.
Dans d’autres pays aussi, il a été souvent recouru à la contrainte quasi-juridique, ce qui s’est traduit par de nombreux abus du même genre.
La crainte et le désarroi
Les plaintes fallacieuses pour antisémitisme sont fréquemment accompagnées de diffamation et de campagnes médiatiques de calomnies contre les organisations estudiantines, les universités et les intervenants extérieurs, ce qui provoque un profond désarroi et de graves perturbations dans les existences et les carrières des personnes ciblées.
« Au cours de la première enquête sur les calomnies des médias, je me suis senti impuissant et désemparé du fait que l’université n’envisageait que ses propres intérêts »,
a dit un membre du personnel.
« Ils n’ont pas cessé de me dire de ne rien raconter. Dès lors, je me suis tu, tout simplement. Je me sentais réellement seul. Absolument seul. »
« Ils vous font gaspiller votre temps, ils vous pompent toute votre énergie et vous épuisent. Ils vous empêchent d’agir selon vos pleines capacités, du fait que vous avez d’autres choses à penser »,
a déclaré un étudiant visé par de fausses accusations.
« Vous apprenez que l’université n’est pas là pour vous. Divers intérêts l’emportent sur vos droits. »
« Mentalement, cela m’a affecté, cela a pris beaucoup de temps et nécessité de gros efforts mentaux »,
a déclaré un autre étudiant, visé lui aussi.
« Cela a provoqué un stress énorme. Cela a eu pour effet de me détourner d’autres choses importantes dans ma vie. »
Ce sont souvent les gens des communautés marginalisées qui sont les cibles d’accusations et de procédures disciplinaires.
« Spécifiquement, les étudiants palestiniens et les membres du personnel qui parlent de leurs expériences respectives d’oppression et de discrimination et qui s’expriment sur l’histoire de l’oppression de leur peuple, figurent parmi les personnes ciblées, en même temps que les étudiants et les membres du personnel – fréquemment des gens de couleur ou appartenant à des minorités ethniques – qui expriment leur solidarité avec la situation pénible des Palestiniens »,
fait remarquer le rapport.
Les personnes faisant l’objet de fausses accusations craignent souvent pour l’avenir de leur carrière et pour leur réputation, ce qui les rend plus prudents encore dans l’expression directe de leurs opinions.
Bien que le rapport ne le dise pas explicitement, susciter la terreur constitue probablement le résultat souhaité par les organisations pro-israéliennes qui introduisent ce genre de fausses accusations.
Canary Mission, par exemple, une organisation sioniste qui diffame sur les campus américains les activistes estudiantins en faveur de la Palestine, a choisi comme l’un de ses objectifs de nuire à leurs futures carrières – dans le but d’en intimider d’autres et de les contraindre au silence à propos des violations par Israël des droits palestiniens.
Défendre la liberté d’expression
Aujourd’hui, le CEAJ et BRISMES invitent le gouvernement du Royaume-Uni à cesser d’imposer la définition de l’IHRA, et demandent aux universités qui l’ont adoptée de cesser de l’utiliser et d’annuler les décisions qu’elles ont prises sur cette base.
Ils pressent également l’Union nationale des étudiants du Royaume-Uni – qui est censée défendre les droits estudiantins – d’annuler sa propre adoption de la définition de l’IHRA.
En lieu et place, les institutions académiques et les organisations feraient mieux
« de faire pression sur la direction et l’administration des universités afin qu’elles protègent davantage la liberté académique et la liberté d’expression de tous les membres de leur communauté universitaire ».
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Ali Abunimah, cofondateur et directeur exécutif de The Electronic Intifada, est l’auteur de The Battle for Justice in Palestine, paru chez Haymarket Books.
Il a aussi écrit : One Country : A Bold Proposal to end the Israeli-Palestinian Impasse
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Publié le 21 septembre 2023 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine