Des colons juifs ont volé ma maison. Ce n’est pas ma faute s’ils sont juifs…

On dit aux Palestiniens que les mots que nous utilisons éclipsent les décennies de violence que nous a infligées l’autoproclamé État juif. Un drone est une chose, mais un trope – un trope est inacceptable. Tout simplement.

Sheikh Jarrah. Des hommes des forces d’occupation israéliennes sont positionnés en face de la maison familiale des Ghawi, dont des colons israéliens se sont emparés en 2009 et au sommet de laquelle on a placé une étoile de David de néon. La photo a été prise en mai 2021. (Photo : Mohammed El-Kurd)

Sheikh Jarrah. Des hommes des forces d’occupation israéliennes sont positionnés en face de la maison familiale des Ghawi, dont des colons israéliens se sont emparés en 2009 et au sommet de laquelle on a placé une étoile de David de néon. La photo a été prise en mai 2021. (Photo : Mohammed El-Kurd)

 

Mohammed El-Kurd, 26 septembre 2023

Alors que nous grandissions dans Jérusalem occupée, les gens qui cherchaient à nous chasser de notre quartier étaient juifs et, souvent, leurs organisations portaient le qualificatif « juif » dans leur nom. Juifs étaient les gens qui ont volé notre maison, ont éparpillé nos meubles dans la rue et ont brûlé le berceau de ma sœur, encore bébé. Les juges qui ont frappé du marteau en faveur de notre expulsion étaient juifs eux aussi, et c’était le cas également des législateurs dont les lois ont facilité et systématisé notre dépossession.

Le bureaucrate qui nous fournissait – et parfois annulait – nos cartes d’identité bleues était un juif, et je le méprisais tout particulièrement parce qu’un trait de sa plume se trouvait entre mon père et la ville de l’arrière-arrière-grand-père de mon père. Quant aux soldats qui nous fouillaient afin de vérifier ces cartes d’identité, certains d’entre eux étaient druzes, certains musulmans, la plupart juifs et tous, selon ma grand-mère, des « bâtards sans Dieu ». Ceux qui administraient les fusils et les menottes, ceux qui préparaient les plans urbains, méticuleux et meurtriers, étaient tous des… Vous avez deviné quoi.

Ce n’était pas un secret. Nous vivions sous la domination de l’autoproclamé « État juif ». Les hommes politiques israéliens ont épuisé cette ligne et leurs homologues internationaux ont hoché la tête. L’armée s’est déclarée une armée juive et a marché sous ce qu’on appelle un drapeau juif. Les conseillers de la Ville de Jérusalem se sont vantés « de prendre une maison après l’autre » parce que « la Bible dit que ce pays appartient au peuple juif », et les membres de la Knesset ont chanté des rengaines du même genre. Ces législateurs n’étaient pas des marginaux ni des gens d’extrême droite : la loi de l’État-nation israélien consacre explicitement « la colonie juive » comme une valeur nationale… « à encourager et promouvoir ».

De plus, bien que ce ne fût aucunement un secret, nous avons été instruits de traiter la chose en tant que telle, parfois par nos parents, parfois par des activistes bien-pensants de la solidarité. Nous avons été instruits d’ignorer l’étoile de David sur le drapeau israélien et de distinguer les juifs des sionistes avec une précision chirurgicale. Cela importait peu si leurs bottes nous écrasaient le cou et si leurs balles et bâtons nous infligeaient des meurtrissures. Le fait que nous étions sans État et sans foyer était trivial. Ce qui importait, c’était la façon dont nous parlions de nos gardiens, et non pas les conditions dans lesquelles ils nous gardaient – sous blocus, entourés de colonies et d’avant-postes militaires – ni du tout le fait qu’ils nous gardaient.

La langue ressemble davantage à un champ de mines que la frontière entre la Syrie et les hauteurs du Golan occupées, et de nous, qui étions encore des enfants à l’époque, on s’attendait à ce que nous sautillions autour d’elles en espérant que nous n’allions pas marcher accidentellement sur un trope explosif qui nous aurait discrédités. Utiliser les « mots qu’il ne fallait pas » avait la capacité magique de faire disparaître les choses ; bottes, balles, bâtons et blessures deviennent tous invisibles si vous dites quelque chose en plaisantant ou sous l’effet de la colère. Plus dangereux encore, croire en des « choses indues » faisait que vous méritiez cette brutalité. La citoyenneté et le droit au mouvement n’étaient pas les seuls privilèges dont on nous avait dépouillés, la simple ignorance était un luxe elle aussi.

En tant que Palestiniens, nous comprenons dès notre jeune âge que la violence sémantique que nous pratiquons avec nos mots éclipse les décennies de cette violence systémique et matérielle exercée contre nous par l’autoproclamé État juif. Un drone est une chose, mais un trope – un trope est inacceptable. Nous apprenons à internaliser notre museau.

Ainsi donc, j’ai tenu compte de ces appels – qu’est-ce qu’un garçon de dix ans est censé faire d’autres ? – et j’ai appris des choses sur Hitler et sur l’Holocauste. J’ai appris des choses sur le stéréotype du nez, sur les puits empoisonnés, sur les banquiers, sur les vampires, sur les serpents et sud les lézards (je venais tout juste de découvrir la pieuvre) et j’ai appris que, lorsqu’on s’adressait à des diplomates venus visiter le zoo qu’était notre quartier, les colons qui squattaient dans notre maison devaient être un détail accessoire de notre présentation, et passer au second rang après une dénonciation effusive de l’antisémitisme mondial. Et quand ma grand-mère de 80 et quelques années s’adressait à ces visiteurs étrangers, je la corrigeais à la moitié de sa phrase chaque fois qu’elle décrivait les colons juifs dans notre maison, eh bien, tout simplement comme des juifs.

Une décennie et quelques années plus tard, pas grand-chose n’a changé. La botte est restée ; de même que les balles et les bâtons (et je m’en voudrais de ne pas mentionner le génie novateur des armes à feu robots commandées par IA – intelligence artificielle – qui sont venues compléter récemment l’arsenal de l’État juif).

Le gouvernement intitule son projet en Galilée « judaïsation de la Galilée » et ses quasi-institutions font pareil. Quant aux membres du conseil qui promettaient de prendre « une maison après l’autre », en sus de leur succès dans le vol de maisons à Sheikh Jarrah, dans la Vieille Ville, à Silwan et ailleurs, ils ont l’habitude de déambuler dans nos villes avec leurs mégaphones et leurs drapeaux en scandant « nous voulons la Nakba maintenant ». Les juges frappent toujours du marteau pour assurer la continuation de cette Nakba, et ils tranchent toujours en faveur de la suprématie juive. Et, bien qu’ils soient en désaccord avec la Cour suprême à plusieurs égards, les parlementaires légifèrent en accord avec cette attitude suprémaciste. Certains déclarent ouvertement que la vie juive est tout simplement « plus importante que [notre] liberté » (et, parfois, ils sont assez gentils pour s’excuser face à des présentateurs de TV arabes quand ils leur servent ces très sévères vérités).

Une décennie et quelques années plus tard, le statu quo reste le même. Et nous – comme mon cœur se brise pour nous ! – nous continuons de danser au milieu de mines terrestres. Nous continuons de miser sur la moralité et l’humanité, au moment où eux parient sur leurs fusils.

Il y a quelques semaines, 16 policiers israéliens ont éteint leurs caméras corporelles et ont gravé physiquement, par brûlure, l’étoile de David sur la joue d’Orwa Sheikh Ali, un jeune homme de 22 ans qu’ils avaient arrêté dans le camp de réfugiés de Shufat.

Voici quelques semaines également, MEMRI, une organisation de contrôle des médias cofondée par un ancien officier des renseignements militaires israéliens, a diffusé une prise de vue du président de l’AP, Mahmoud Abbas, au moment où il déclarait que les Européens « avaient combattu [les juifs] en raison de leur rôle social » et de leur pratique de « l’usure », et « non en raison de leur religion ».

En réponse, un groupe d’intellectuels palestiniens réputés, parmi lesquels nombreux sont ceux que j’admire et respecte, ont publié une lettre ouverte « condamnant sans équivoque – devinez quoi ? – les commentaires moralement et politiquement répréhensibles d’Abbas ».

On pourrait dire de leur déclaration commune qu’il s’agit une démarche « stratégique » visant à nier la croyance que les Palestiniens sont nés sectaires. On pourrait dire par ailleurs qu’elle représente ce à quoi ressemble le fait d’avoir « un code moral cohérent ». Je suis sûr que certains signataires croient que notre prétendue autorité morale nous oblige de déplorer le révisionnisme historique « à propos de l’Holocauste » et de donner l’exemple en rejetant toutes formes de racisme, aussi rhétoriques soient-elles.

Quoi qu’il en soit, quand j’ai lu cette lettre ouverte, j’ai éprouvé un sentiment de déjà-vu. Nous voici coincés une fois de plus dans une crise discursive, répondant hâtivement à des crimes que nous n’avons pas commis. La stratégie consistant à nous défendre contre l’accusation sans fondement d’antisémitisme nous en a historiquement rapprochés. Et, plus encore, une telle impulsion rehausse involontairement l’histoire de la souffrance juive, qui a certainement été étudiée, sinon honorée, en la plaçant au-dessus de notre souffrance actuelle, laquelle est niée et remise en question.

Alors que les signataires de la lettre, dont certains critiquaient déjà l’AP bien avant ma naissance, décriaient « le pouvoir de plus en plus autoritaire et draconien de l’AP » et, alors qu’ils faisaient remarquer que « les forces occidentales et pro-israéliennes » soutenaient le mandat présidentiel expiré d’Abbas, aucune de ces choses n’a servi de catalyseur de ce qui constitue la première déclaration commune condamnant Mahmoud Abbas. La lettre ne présentait pas en tête d’affiche sa collaboration avec le régime sioniste, ni ses brutalités à l’égard des protestataires et des prisonniers politiques, et encore moins l’assassinat de Nizar Banat.

Le catalyseur ici consistait en mots. De simples mots. Et c’est toujours le cas. Une fois encore, un drone est une chose, mais un trope va au-delà des limites tolérées.

Ironiquement, tant la lettre commune que le discours d’Abbas cherchaient à se distancier de l’antisémitisme. Vers la fin du clip, Abbas voulait « clarifier » qu’il avait tenu ces propos concernant « les juifs d’Europe qui n’avaient rien à voir avec le sémitisme », parce que nous devrions « savoir qui nous devrions accuser d’être notre ennemi ».

Quelle impulsion fastidieuse ! Non seulement nous vivons dans la crainte d’être déplacés par un colonialisme qui s’auto-présente comme juif, non seulement notre peuple est bombardé par une armée qui défile sous ce qu’elle-même revendique comme étant le drapeau juif, et non seulement les hommes politiques israéliens ne cessent de parler de la judéité de leurs opérations, mais on nous enjoint d’ignorer l’étoile de David qui s’étend sur leur drapeau – cette même étoile de David qu’ils nous gravent à même la peau !

Cette impulsion est vieille de plusieurs décennies, sinon d’un siècle ! Dans sa transcription écrite d’un discours qu’il avait donné au Caire, en octobre 1948, l’érudit palestinien Khalil Sakakini avait barré un fragment de phrase disant « … le combat entre Arabes et juifs » pour le remplacer par « le combat entre nous et les envahisseurs ». Des universitaires palestiniens, l’Institut des études palestiniennes et le Centre des recherches sur la Palestine de l’OLP (qui a été pillé et bombardé à maintes reprises dans les années 1980) ont consacré des articles, des livres et des volumes entiers à l’étude de l’antisémitisme, de ses racines européennes, de ses manifestations – européennes ou autres – et de sa confusion avec l’antisionisme.

Le peuple palestinien a toujours conçu, avec la clarté du cristal, que son ennemi était le colonialisme et l’idéologie raciste du sionisme, et non les juifs. Notre capacité à produire une telle distinction est admirable et impressionnante, considérant la lourdeur avec laquelle le sionisme tente de se présenter comme un synonyme du judaïsme.

Toutefois, cette distinction n’engage pas notre responsabilité et, personnellement, elle n’est pas ma priorité. Le ressentiment perçu par un Palestinien n’est pas appuyé par la Knesset pour être codifié en loi. Les tropes ne sont pas des drones, pas plus qu’on ne peut convertir des théories du complot en armes nucléaires. Nous avons dépassé le début des années 1900. Les choses sont différentes, le pouvoir a changé. Les mots ne constituent pas un meurtre.

Dans l’espace de temps qui sépare le jour où les 16 militaires ont gravé une étoile de David sur le visage d’un homme et la publication de la lettre ouverte, un soldat israélien a tué un adolescent handicapé à proximité d’un check-point à Qalqilya ; un autre soldat a tué un enfant d’une balle dans la tête à Silwan ; un jeune homme précédemment abattu lors d’un raid israélien dans le camp de réfugiés de Balata est mort de ses blessures ; un sniper a abattu un jeune Palestinien d’une balle dans la tête à Beita ; un adolescent de 17 ans a été abattu et tué au sud de Jénine ; un autre jeune homme a succombé à ses blessures suite à un raid dans le camp de réfugiés ; les familles des Palestiniens dont les corps sont retenus par les autorités d’occupation ont défilé avec des cercueils vides à Naplouse ; un soldat a tué un homme près d’Hébron, la police a exécuté un garçon de 14 ans à Sheikh Jarrah sous les applaudissements de centaines de colons ; la police a ensuite aspergé sa famille de gaz lacrymogène à Beit Hanina ; un Palestinien a été tué lors d’une opération à la voiture bélier qui a tué un soldat israélien à Beit Sira ; dans le nord de Jéricho, un Palestinien a été tué et un soldat blessé lors d’un échange de coups de feu ; un soldat a tué un homme d’une balle dans la tête à Tubas – et cela ne constitue que la partie visible de l’iceberg.

Lequel de ces faits a donné lieu à un débat approfondi ? Aucun. Il y a eu tout un remue-ménage autour d’Itamar Ben-Gvir qui avait déclaré à la télévision que la vie juive « importait plus que la liberté [palestinienne] », beaucoup moins de bruit autour de l’étoile de David gravée sur un visage et, bien sûr, c’est Mahmoud Abbas qui a subi la réaction la plus bruyante de toutes. (C’est vrai en général, et pas que dans le cas de la lettre ouverte).

Ces trois exemples ont à voir avec l’esthétique. Les déclarations de Ben-Gvir sont factuelles et véridiques : L’existence des juifs vaut vraiment plus que la nôtre, sous le pouvoir israélien, mais c’est son discours explicite qui a déclenché l’indignation plutôt que les mesures institutionnalisées qui ont fait de ses remarques racistes une réalité matérielle sur le terrain. Même la déformation physique d’un visage palestinien ne constituait qu’une sorte de remarque anecdotique en raison de ce que symbolisait ce drapeau gravé à même la peau, et non du fait même de l’avoir gravé – je doute que, si les soldats lui avaient de façon moins visible tailladé des lignes sur la joue, la chose eût du tout attiré l’attention.

Quant à la mort du côté palestinien, elle est quotidienne et négligeable. Avec un peu de chance, nos martyrs sont mentionnés sous forme de totaux dans les pages des rapports de fin d’année. Par ailleurs, le « révisionnisme », lui, est la garantie d’une cacophonie de condamnations.

Voilà où j’en suis. Il y a un juif qui vit – de force – dans la moitié de ma maison à Jérusalem et il le fait par « décret divin ». Bien des autres résident – de force – dans des maisons palestiniennes, dans le même temps que les propriétaires de ces maisons languissent dans des camps de réfugiés. Ce n’est pas ma faute si ces gens sont juifs. Je n’ai pas le moindre intérêt à mémoriser ou à présenter des excuses pour des tropes vieux de plusieurs siècles créés par des Européens, ou à conférer à la sémantique plus de poids que la chose ne se justifie, surtout lorsque des millions d’entre nous sont confrontés à une oppression bien réelle et tangible, en vivant derrière des murailles en béton, ou sous état de siège, ou en exil, et avec des malheurs bien trop onéreux pour être résumés. Je suis las de l’impulsion consistant à me distancier d’avance de quelque chose dont je ne suis pas coupable et je suis particulièrement las d’entendre affirmer que je suis intrinsèquement sectaire. Je suis las de ce semblant d’enfilage de perles disant que, si une telle animosité devait exister, son existence serait inexplicable et sans fondement. Et, par-dessus tout, je suis las de la fausse équivalence entre la violence sémantique et la violence systémique.

Je sais que cet article est en lui-même un champ de mines. Qu’il sera extrait de son contexte et disséminé en fragments, mais je ne serai jamais une victime parfaite – il n’y a pas d’échappatoire à l’accusation d’antisémitisme. C’est un combat perdant et, fait plus important, une flagrante manœuvre de diversion. Et il est temps que nous réévaluions cette tactique. Il y a mieux à faire : nous avons des cercueils à porter. Nous avons des proches dans des chambres mortuaires israéliennes et il nous faut les enterrer.

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Cet article s’inspire du remarquable article de James Baldwin, en 1967, intitulé « Les noirs sont antisémites parce qu’ils sont hostiles aux blancs ».

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Publié le 26 septembre 2023 sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

 

 

 

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