Mon Nuseirat

Je suis né au camp de réfugiés de Nuseirat, et c’est lui qui m’a fait tel que je suis. Le massacre de Nuseirat ne sera pas le dernier à Gaza mais, à l’instar de tous les massacres commis par des colonialistes, il constituera un jalon de notre longue marche vers la liberté et il ne sera jamais oublié.

 

Le 8 juin 2024, des Palestiniens se rassemblent en face d'immeubles démolis à la suite de l'invasion israélienne du camp de réfugiés de Nuseirat, dans la bande de Gaza.

Le 8 juin 2024, des Palestiniens se rassemblent en face d’immeubles démolis à la suite de l’invasion israélienne du camp de réfugiés de Nuseirat, dans la bande de Gaza. (Photo : Omar Ashtawy / APA Images)

 

Haidar Eid, 9 juin 2024

Je suis né au camp de réfugiés de Nuseirat ; tous mes frères et sœurs y sont nés aussi. Mon père, de même que ma sœur et mon frère, sont enterrés dans deux de ses cimetières. La quasi-totalité du clan Eid y vit toujours et ceux qui ont été massacrés par la machine de mort génocidaire d’Israël sont enterrés ici aussi. Des centaines de mes étudiants sont d’ici. Je connais pour ainsi dire chaque rue du camp ; les visages de ses résidents me sont familiers. Tous sont des réfugiés de villes et de villages oblitérés par l’apartheid israélien en 1948.

Nuseirat, l’un des huit camps de réfugiés de Gaza, est devenu une composante majeure de ma conscience nationale et de classe, un lieu à la fois de misère et de révolution. Au début des années 1970, j’étais encore un petit enfant quand j’ai entendu parler des affrontements entre les fida’iyyin, nos surhommes, et les « mauvais », les sionistes. Des histoires d’héroïsme et de martyre en défense du camp et d’un pays perdu appelé Falasteen étaient véhiculées par la famille, les proches, les voisins et les amis – tous des réfugiés du sud de la « Terre des Oranges tristes », comme l’avait surnommée notre géant intellectuel, Ghassan Kanafani. Une connexion avait été créée par le village de Zarnouqa, d’où mes parents avaient été chassés par les brutes sionistes en même temps que des milliers d’autres villageois en 1948, et Nuseirat. Le dialecte de Zarnouqa / Nuseirat était devenu la forme correcte de dialecte en arabe parlé, pour moi ; ses bortoqal (oranges), me disait-on, étaient les meilleures dans le vaste monde (parfois, la personne qui le disait le reconnaissait : « après celles de Jaffa ! »). Ces orangeraies furent replantées autour de Nuseirat jusqu’au moment où l’Israël de l’apartheid décida de les déraciner tous durant la Première Intifada de la fin des années 1980 et du début des années 1990.

J’écris cet article quelques heures après que le génocidaire Israël a tué 274 des beaux habitants de Nuseirat et en a blessé plus de 400, dont beaucoup sont de mes proches, de mes amis, de mes étudiants – tout cela pour délivrer quatre otages seulement. Parmi les victimes, 64 étaient des enfants et 57 des femmes. Les personnes qui ont été si brutalement assassinées se rendaient soit à Camp Souk, soit en revenaient, ou prenaient leur petit déjeuner, jouaient dans la rue, se rendaient à l’hôpital Al Awda, cuisaient des aliments ou encore rendaient visite à des proches ou à des amis. Autrement dit, le timing avait été choisi avec soin afin de tuer le plus de monde possible.

Mais quand Biden le génocidaire sera-t-il donc satisfait ? Combien d’enfants de plus vont-ils devoir perdre des membres ou être tués ? Combien de mères vont-elles devoir être assassinées ou perdre leurs petits afin de convaincre l’Occident colonialiste, dirigé par les États-Unis, qu’il est temps d’avoir un cessez-le-feu ? Manifestement, les 36 800 tués, dont 15 000 enfants et 11 000 femmes, et plus de 11 000 autres personnes sous les décombres, ne suffisent pas. Et quid de la destruction de 70 pour 100 de la totalité de la bande de Gaza ? De l’assassinat de centaines de ses universitaires, médecins et journalistes ? De l’oblitération de familles entières des registres de l’état civil ? De la fermeture de ses sept portes ? De la mort par la faim imposée aux personnes qui refusent de s’en aller ou de mourir ?

Non, cela ne suffit pas.

Gaza se fait anéantir en temps réel sous les yeux mêmes du monde. En fait, Gaza a marqué le début de la fin des « droits humains » tels que définis et monopolisés par l’Occident colonialiste. Ni la Cour internationale de Justice ni la Cour pénale internationale ni l’Assemblée générale des Nations unies et son Conseil de sécurité n’ont été en mesure de faire cesser le génocide et de protéger mon Nuseirat. Et pourquoi ? Uniquement parce que certains autochtones palestiniens à la peau brune sont parvenus à sortir de Gaza après plus d’une décennie et demie d’existence dans un blocus terrestre, aérien et maritime total dans la plus vaste prison en plein air de la planète ! Comment osent-ils fracasser l’image de l’invincibilité militaire d’Israël et de l’Occident colonialiste ?

Nuseirat est un microcosme du génocide. Les vies de quatre ashkénazes israéliens blancs équivalent à celles de 274 mères, médecins et enfants autochtones. Le monde blanc célèbre cette « victoire », sans égard pour les « dommages collatéraux », du moment que les victimes ne sont pas comme « nous », les dieux blancs de ce monde injuste.

Le massacre de Nuseirat n’est pas un moment de victoire après lequel Netanyahou et sa bande de crapules fascistes peuvent dire qu’ils s’en tiendront là. Il y aura d’autres massacres encore commis par les mêmes colonisateurs sanguinaires. Mais Nuseirat, à l’instar de tous les massacres perpétrés par des colonialistes, que ce soit en Algérie, en Afrique du Sud, en Irlande ou dans d’autres colonies de peuplement, constituera un jalon de notre longue marche vers la liberté. Seuls ceux qui se trouvent du bon côté de l’histoire peuvent en lire les signes.

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Haidar Eid

Haidar Eid est écrivain et professeur de littérature postcoloniale à l’université Al-Aqsa à Gaza, après avoir enseigné dans plusieurs universités à l’étranger. Vétéran dans le mouvement des droits nationaux palestiniens, c’est un commentateur politique indépendant, auteur de nombreux articles sur la situation en Palestine.

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Publié le 9 juin 2024 sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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