Israël et son camp de torture Sde Teiman dans le désert doivent faire face à une contestation judiciaire
Israël est confronté à une contestation judiciaire à propos de son tristement célèbre camp militaire de Sde Teiman, dans le désert du Néguev, juste à l’est de Gaza, où il a détenu des milliers de Palestiniens soupçonnés depuis le début octobre d’être des combattants illégaux.
Maureen Clare Murphy, 11 juin 2024
Reuters a rapporté la semaine dernière qu’Israël avait l’intention de mettre progressivement hors service le site de Sde Teiman.
CNN, citant des allégations faites mercredi par un procureur lors d’une audience de la haute cour israélienne, a rapporté de son côté que plusieurs centaines de détenus avaient déjà été transférés de Sde Teiman vers d’autres centres de détention, dont la prison militaire d‘Ofer, en Cisjordanie.
Des centaines d’autres détenus seront également transférés au cours des semaines à venir, selon ce même procureur.
Mais Israël utilisera toujours le camp militaire pour son « contrôle initial des détenus », fait savoir l’Association pour les droits civiques en Israël, l’une des organisations qui a initié des procédures juridiques en vue de fermer Sde Teiman.
« Garder des prisonniers au camp de Sde Teiman est interdit selon les lois tant israéliennes qu’internationales, même si ce n’est que pour de courtes périodes et quand bien même le nombre de détenus serait faible »,
a expliqué l’organisation de défense des droits.
« Une réalité incompréhensible »
Sde Teiman a été décrit comme la réponse israélienne à la prison de Guantánamo, un camp militaire américain où près de 800 hommes et adolescents musulmans sont détenus depuis 2002.
« Guantánamo est devenu un symbole d’injustice, d’abus et de mépris de l’état de droit »,
estime l’American Civil Liberties Union (ACLU – Union américaine des libertés civiques).
On pourrait dire la même chose de Sde Teiman.
Les Palestiniens de Gaza détenus dans les installations de Sde Teiman et libérés par la suite ainsi que les médecins qui travaillaient sur les lieux et qui ont lancé l’alerte, ont livré des témoignages horribles à propos des traitements infligés dans le camp.
« Plus de 1 000 prisonniers sont gardés dans des installations ressemblant à des cages, sans lit et sans autre équipement »,
fait savoir l’Association pour les droits civiques en Israël, qui a expliqué à la haute cour israélienne que les détenus ont les yeux bandés
« pendant des journées entières, même pendant leurs traitements médicaux et lorsqu’ils utilisent les toilettes ».
« Des témoignages ont révélé une réalité incompréhensible d’interventions chirurgicales réalisées sans la moindre anesthésie, la détention de prisonniers des journées entières d’affilée dans des positions douloureuses et des menottages tellement sévères qu’ils se sont soldés par des amputations »,
a expliqué l’organisation israélienne pour les droits humains.
Un lanceur d’alerte qui travaillait à Sde Teiman a décrit des médecins refusant des antidouleurs à un détenu au cours d’une opération dans laquelle lui et d’autres ont ressenti « qu’elle avait été un acte délibéré de vengeance ».
D’anciens détenus, dont un grand nombre ont été escamotés arbitrairement par les soldats israéliens à Gaza et détenus sans aucun moyen de communiquer avec leurs familles ou avec un avocat, ce qui équivaut à une disparition forcée, ont déclaré qu’ils avaient été battus, qu’ils avaient subi des décharges électriques en cours d’interrogatoire et qu’on les avait privés de nourriture adéquate.
Diaa al-Kahlout, le chef du bureau de Gaza du journal Al-Araby al-Jadeed, dont le siège est à Londres, a déclaré qu’il avait été soumis à la torture et qu’il avait perdu près de 45 kilos au cours de sa détention de plusieurs mois à Sde Taiman. Lors de sa remise en liberté, la vision du journaliste était considérablement affaiblie, « après avoir eu les yeux bandés durant 33 jours et nuits d’affilée ».
« Une douleur insupportable »
Younis al-Hamlawi, un chef infirmier arrêté en novembre après avoir quitté l’hôpital al-Shifa à Gaza, a expliqué au New York Times que, lors de son interrogatoire à Sde Teiman, une femme officier avait ordonné à deux soldats de lui introduire un bâton en métal dans le rectum, ce qui l’avait fait saigner et lui avait valu une « douleur insupportable ».
Le récit d’Al-Hamlawi rappelle fortement celui d’un détenu libéré interviewé par l’agence de l’ONU pour les réfugiés de Palestine (UNRWA), qui avait collecté des témoignages de Palestiniens largués par Israël au passage de Kerem Shalom vers Gaza.
Le détenu interviewé par l’UNRWA avait déclaré que lui et d’autres
« avaient été soumis à des chocs électriques dans leur anus, ce qui avait rendu malade un autre de ses codétenus, au point que l’homme en était mort ».
Le témoignage d’Al-Hamlawi a été enterré sous les dizaines de paragraphes du très long article de fond publié par The New York Times, qui ne fait mention de violences sexuelles rapportées par des détenus palestiniens ni dans son titre ni dans son teaser.
Au contraire, la même publication
« consacrait sa une à un article – un bobard démystifié, en fait – prétendant que des militants palestiniens avaient agressé sexuellement des Israéliens de façon massive »,
lors de l’attaque du 7 octobre, comme l’a fait remarquer le journaliste Max Blumenthal.
Le site de Blumenthal, The Grayzone, et d’autres publications indépendantes, comme Mondoweiss et The Electronic Intifada, ont dirigé la démystification de l’article du NY Times. L’article démystifié a été utilisé pour fabriquer de toutes pièces un consentement à propos de ce que les experts des droits humains estiment pouvoir équivaloir aux graves violations des lois internationales par Israël à Gaza, y compris le recours à la violence sexuelle.
Les Palestiniens qui ont été soumis à des décharges électriques en cours d’interrogatoire, dont al-Hamlawi, ont déclaré qu’ils avaient été forcés de ne porter que des couches-culottes.
Près de trois douzaines d’hommes étaient morts en cours de détention à Sde Teiman, a déclaré le personnel israélien du site au New York Times.
Un crime de guerre
La détention de résidents d’un territoire occupé dans des prisons situées en dehors de ce territoire constitue une violation de la Quatrième Convention de Genève, comme l’a d’ailleurs fait remarquer Addameer, une organisation palestinienne de défense des droits humains et des prisonniers.
Cette pratique « est également reconnue comme un crime de guerre dans l’article 8 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale », selon Addameer.
Les violations israéliennes contre les prisonniers palestiniens sont loin de se limiter au site de Sde Teiman. Les Palestiniens détenus dans d’autres prisons israéliennes sont eux aussi traités de façon épouvantable.
Le Dr Adnan al-Bursh, chef du service d’orthopédie de l’hôpital al-Shifa, le plus grand site médical de Gaza, a été tué à la mi-avril après avoir été battu et torturé, rapporte-t-on, à la prison d’Ofer en Cisjordanie.
Al-Bursh avait été enlevé par les troupes israéliennes dans un hôpital dans le nord de Gaza à la mi-décembre.
Début mai, lorsque la mort d’al-Bursh en détention en Israël a été rapportée pour la première fois, près de 500 travailleurs médicaux avaient été tués à Gaza depuis le 7 octobre, 1 500 autres avaient été blessés et 300 autres encore étaient détenus en Israël, selon le ministère de la santé du territoire.
En mai, le Réseau Euro-Med Human Rights Monitor (Euro-Med) a publié un rapport s’appuyant sur les témoignages d’une centaine de Palestiniens, hommes, femmes, garçons et filles qui avaient été arrêtés par Israël durant son invasion terrestre de Gaza et relâchés plus tard.
L’organisation, dont le siège est à Genève, a conclu dans son rapport que
« l’armée israélienne a l’habitude de commettre les crimes répandus que sont l’arrestation arbitraire, la disparition forcée, le meurtre prémédité, la torture, les traitements inhumains, la violence sexuelle et le refus d’un procès équitable ».
Les Palestiniens ont témoigné à l’adresse d’Euro-Med qu’ils avaient également été battus, soumis à des tortures psychologiques et physiques, qu’on leur avait refusé l’accès à de la nourriture et à des soins médicaux et qu’on leur avait fait subir des actes dégradants, comme se faire cracher et uriner dessus par des soldats.
Demande d’enquête par la CPI
Addameer a dénoncé l’omission des abus d’Israël à l’égard des prisonniers et détenus palestiniens dans la récente annonce par Karim Khan, le procureur principal de la Cour pénale internationale, disant qu’il demandait des mandats d’arrêt pour de hauts responsables israéliens.
Pendant des décennies, Israël s’est fabriqué un « système judiciaire » dans le but de contrôler, de criminaliser et de punir collectivement les Palestiniens, estime Addameer.
Ce système a permis à Israël d’arrêter arbitrairement de très grands nombres de Palestiniens, après le 7 octobre, a ajouté Addameer.
Près de 9 000 Palestiniens ont été arrêtés depuis lors, a déclaré Addameer le 22 mai, et sont détenus dans des conditions ne cessant d’empirer et sont soumis à des actes de torture et à de mauvais traitements.
Addameer a invité Khan à enquêter parmi le personnel israélien sur les crimes commis contre des détenus palestiniens, y compris le recours aux ordonnances d’arrestation administrative via lesquelles Israël détient des Palestiniens sans accusation ni procès sur base de preuves secrètes que ne peuvent voir en aucun cas le détenu ou ses conseillers.
L’organisation de défense des droits a spécifiquement demandé à Khan d’enquêter sur le ministre israélien de la sécurité nationale, Itamar Ben-Gvir, sur l’actuel et les anciens chefs du Service carcéral israélien (IPS) et des autres autorités carcérales, ainsi que sur les juges et procureurs militaires israéliens et « sur le chef du service israélien de la sécurité à propos de sa responsabilité dans les tortures pratiquées en cours d’interrogatoire ».
Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale de l’ONU en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, a déclaré qu’
« empaler des prisonniers à l’aide de barres métalliques dans le rectum » n’est qu’une horreur parmi « les milliers que les Palestiniens ont dû endurer ces huit derniers mois ».
« Toutefois, les violences, la torture, les tueries massives, la destruction gratuite constituent la réalité quotidienne pour les Palestiniens sous domination israélienne depuis plus d’un demi-siècle »,
a ajouté Francesca Albanese.
« Israël agit comme une dictature militaire en commettant toutes sortes de crimes, dont l’apartheid, dans le but de chasser les Palestiniens de leur terre. »
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Maureen Clare Murphy est rédactrice en chef de The Electronic Intifada.
Publié le 11 juin 2024 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine