Comment les lobbyistes d’Israël ont occupé l’héritage de Mandela

Les tentatives des partisans d’Israël en vue de décrire mon grand-père Mandela comme un pacifiste libéral constituent une déformation de son héritage.

Nkosi Zwelivelile Mandela, 18 juillet 2020

6 décembre 2013. Un Palestinien exhibant des portraits de Nelson Mandela et Yasser Arafat au cours d’une manifestation à Bilin, en Cisjordanie occupée. (Photo : AP/Majdi Mohammed)

« Où est le Mandela palestinien ? » est une question que j’ai souvent entendue dans la bouche de défenseurs d’Israël. Ce qu’ils nous demandent, en réalité, c’est : Où est l’équivalent palestinien de Nelson Mandela – un homme qui, croient-ils, n’a proposé que des rameaux d’olivier et le dialogue ? Où est la version palestinienne de Mandela, qui – dans leur imagination – adorait ses oppresseurs à tel point qu’il était disposé à leur pardonner et à se réconcilier inconditionnellement avec eux ?

Les lobbyistes d’Israël – aussi bien en Afrique du Sud que dans le monde entier – ont ressuscité mon grand-père en tant que pacifiste libéral qui, avec bienveillance, avait fait la paix avec ses ennemis. Réduire l’existence de Rolihlahla (le deuxième prénom de Nelson Mandela, signifiant « le déracineur ») à celle d’un pacifiste et d’un réconciliateur constitue une distorsion délibérée de son héritage.

Le président Mandela fut à la hauteur de son deuxième prénom. Il était un révolutionnaire, un intellectuel et un combattant de la liberté. Son existence fut dédiée à la résistance à l’oppression et à la restauration de la dignité. La forme de résistance qu’il prônait était déterminée par l’oppresseur.

« Il est inutile et futile que nous continuions à parler de paix et de non-violence face à un gouvernement qui ne répond que par des agressions sauvages »,

mettait en garde Mandela en mai 1961, sept mois avant de devenir le premier commandant de l’aile armée nouvellement constituée du Congrès national africain (ANC), baptisée « uMkhonto we Sizwe » (la lance de la nation).

Pourtant, quand les partisans d’Israël parlent de Nelson Mandela, ils se concentrent exclusivement sur son message de dialogue et de réconciliation. Par conséquent, l’histoire de Madiba, comme on l’appelait, et la transition de l’Afrique du Sud vers la démocratie ont été réduites à un conte de fée sur le pardon, plutôt qu’à une longue et sévère – souvent marquée par la colère – chronique de justice et de liberté. Le dialogue, le pardon et la réconciliation doivent être resitués dans leur contexte et place adéquats dans le parcours de Mandela et l’histoire de l’Afrique du Sud.

La cause de Mandela ne fut pas la paix et la réconciliation, mais bien la justice et la libération. La réconciliation et le pardon ne sont venus qu’après que la libération eut été menée à bien. Avant cela, Madiba avait considéré toute espèce de « réconciliation » avec l’oppresseur comme une soumission et une arme de corruption pour affaiblir le mouvement de libération.

Les alliés de l’Afrique du Sud dans le mouvement mondial contre l’apartheid ne nous ont jamais demandé non plus de faire la paix avec nos oppresseurs avant que notre libération n’ait été menée à bien. Demander aux Sud-Africains de s’engager dans le dialogue avec le gouvernement d’apartheid dans le contexte d’un Etat policier violent, caractérisé en permanence par la dépossession, la restriction de la liberté de mouvement, la répression brutale des manifestations et la détention arbitraire sans le moindre procès, correspondait en fait à nous demander de collaborer avec nos oppresseurs. Le monde n’a jamais demandé – ni attendu – cela de la part des Sud-Africains et pourtant, c’est bien ce qu’il a demandé des Palestiniens qui vivent dans les mêmes – sinon pires – conditions.

Mandela « le Pardonneur » est particulièrement vénéré par les lobbyistes sionistes. Ils adorent raconter comment il a gagné la confiance de ses ennemis et a même pris le thé avec Betsie Verwoerd, la veuve de l’architecte de l’apartheid, Hendrik Verwoerd. Les apologistes d’Israël veulent que le monde croie que, dès qu’il fut relâché, Nelson Rolihlahla Mandela abandonna la lutte armée et entra sereinement dans des négociations avec le gouvernement de l’apartheid, sans revendications ni conditions préalables à formuler. « Même après 27 années de prison, lorsqu’il fut relâché, Mandela proposa le dialogue, et non la violence », déclare l’écrivain sud-africain Benjamin Pogrund. Telle n’est pas la réalité.

Le jour où il fut libéré de prison, Nelson Mandela déclara :

« Les facteurs qui ont nécessité la lutte armée existent toujours aujourd’hui. Nous n’avons d’autre choix que de continuer. Nous exprimons l’espoir que soit bientôt créé un climat qui conduira à un arrangement négocié, de sorte qu’il ne soit plus nécessaire de recourir à la lutte armée. »

Mandela n’entra pas en négociation tant que les Sud-Africains noirs étaient toujours violemment dépossédés et persécutés, ou que les dirigeants de notre libération se faisaient emprisonner, torturer et assassiner.

« Mener des négociations et des discours sur la paix dans le même temps que le gouvernement mène une guerre contre nous est une position que nous ne pouvons accepter »,

expliqua Mandela devant ce qui, à l’époque, s’appelait encore l’Organisation de l’unité africaine (OUA), en septembre 1990.

Certaines conditions fondamentales devaient être respectées avant que Mandela n’entre en négociation. Parmi ces conditions figuraient l’arrêt de la dépossession et de la violence sponsorisée par l’Etat contre les Sud-Africains noirs, la libération des prisonniers politiques et le retour des exilés. Quand les Palestiniens réclament les mêmes conditions avant de s’asseoir à la table des négociations, on dit d’eux qu’ils sont déraisonnables et bêtement obstinés.

Les partisans d’Israël se sont convaincus de ce que les Palestiniens sont à l’opposé de ce que voulait Mandela. Chaque fois que les Palestiniens résistent à la corruption israélienne, on leur bassine que Mandela ne se serait jamais comporté de la sorte.

Dans leur esprit, Mandela – au contraire de Yasser Arafat – aurait accepté les check-points, la mise en place de colonies illégales et les sept années de négociations stériles à l’époque des accords d’Oslo et de ceux de Camp David.

Ils s’imaginent que Nelson Mandela – au contraire de Mahmoud Abbas – aurait accepté l’accord secret sur les bantoustans palestiniens d’Ehud Olmert, en 2008, qui avait été bricolé à la hâte sur une nappe en papier. Le Madiba qu’ils ont créé n’aurait jamais rejeté « l’affaire de sa vie » proposée par Israël et consistant en un Etat palestinien démilitarisé dont les principaux centres auraient été soigneusement séparés l’un de l’autre pendant qu’Israël aurait contrôlé tout mouvement entre la bande de Gaza et la Cisjordanie, ainsi que l’espace aérien, la politique économique et étrangère, les ressources en eau et les frontières.

Le Mandela qui existe dans les cerveaux des partisans d’Israël a toujours été susceptible d’accepter des compromis sur le plan de la justice et de la dignité. Le véritable Mandela, toutefois, a rejeté plusieurs « offres généreuses » venues du gouvernement de l’apartheid, dont une libération anticipée s’il renonçait à la lutte armée, s’il laissait tomber les droits de son peuple et s’il se confinait dans le bantoustan du Transkei.

Les gens qui parlent de Mandela « le Pardonneur » oublient que Mandela n’a jamais fait de concession sur la moindre question susceptible de compromettre son objectif final, c’est-à-dire la libération des Sud-Africains. Lors des négociations, lui et ses camarades – à l’instar des Palestiniens – choisirent souvent de refuser le moindre arrangement plutôt que d’en accepter un qui ne satisfaisait pas au strict minimum en termes de dignité et de droits humains.

Ces vingt dernières années, Israël n’est jamais entré dans des pourparlers de paix en vue de négocier réellement avec les Palestiniens. Il a utilisé le processus de paix comme un jouet destiné à maintenir les Palestiniens occupés (au sens littéral et au sens figuratif) tout en enracinant avec une extrême violence l’occupation de la Cisjordanie et en intensifiant encore le siège de Gaza. Mais, aussi longtemps que s’est poursuivi le « processus de paix », Israël a pu réduire au silence les appels au boycott. Ce sera bien plus difficile de le faire, désormais, maintenant que les dirigeants israéliens discutent ouvertement de l’annexion, ce qui équivaut à admettre qu’il n’y aura jamais d’Etat palestinien.

Nous avons besoin plus que jamais, en Palestine-Israël, de l’héritage de Nelson Mandela, non pas pour prêcher le pardon et la réconciliation, mais pour forger des solutions politiques enracinées dans la justice et la dignité. La plus grande leçon qu’Israël et ses partisans peuvent tirer de la vie de Nelson Mandela est que la paix, le pardon et la réconciliation ne viendront que lorsque tous les peuples bénéficieront de la justice, de la liberté et de la dignité.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la position éditoriale d’Al Jazeera.

L’auteur

Nkosi Zwelivelile Mandela, parlementaire, est le responsable du Conseil traditionnel Mvezo et le petit-fils de Nelson Mandela.

 


Publié le 18 juillet 2020 sur Al Jazeera
Traduction : Jean-Marie Flémal

 

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