Amin Khazem pleure son fils Nidal, combattant de la résistance
En octobre dernier, Mariam Barghouti interviewait le combattant de la résistance palestinienne Nidal Khazem. Six mois plus tard, après son assassinat par les forces israéliennes, Mariam Barghouti est retournée interviewer son père Amin Khazem, et partager avec lui un enregistrement jamais entendu auparavant de cette interview d’octobre.
Mariam Barghouti, 19 avril 2023
Le 9 avril, dans le camp de réfugiés de Jénine, deux frères étaient ensemble alors que des jeunes hommes armés de la Brigade de Jénine les entouraient. Les frères étaient des hommes dans la cinquantaine et tous deux étaient des vétérans de la résistance palestinienne dans le camp. Ils dirigeaient une commémoration marquant le premier anniversaire de la mort de Ra’ad Khazem.
Les combattants masqués de la résistance qui les entouraient, armés de vieux fusils M16 et de gilets de protection, avaient promis l’escalade des confrontations armées si Israël s’entêtait dans son agression à l’encontre des Palestiniens.
Ils se tenaient parmi la foule des hommes masqués, les seuls dont les visages demeuraient visibles du monde qui les entourait et en qui l’on ne tardait pas à reconnaître Fathi Khazem et Amin Khazem. Entièrement vêtus de noir, hormis le keffieh noir et blanc jeté sur les épaules de Fathi, les deux frères se tenaient l’un et l’autre par le bras tout en saluant les hommes plus jeunes qui les entouraient (les camarades de leurs fils) ainsi que les jeunes survivants de leur communauté.
Ils dissimulaient leur douleur face aux caméras, ce qui peut avoir resté invisible pour les profanes qui ne les connaissaient que comme des combattants de la liberté, ou comme « Aba’ shuhada », les « pères des martyrs ». Mais, pour tous les autres, le chagrin était bel et bien tangible.
Fathi, connu en tant que « Abu Ra’as » (le père de Ra’ad) pleurait ses deux fils, Ra’ad et Abdelrahman. Amin, connu affectueusement en tant que « Abu Nidal », pleurait son fils, Nidal.
Ensemble, en l’espace d’un an, les deux frères ont perdu trois garçons.
« J’ai une interview que j’ai réalisée avec votre fils et j’aimerais vous la donner », ai-je dit à Abu Nidal (Amin Khazem) par téléphone en mars dernier, quelques jours à peine après que son fils Nidal avait été tué à Jénine par les forces israéliennes opérant en secret. Bien que l’homme de 55 ans n’ait jamais entendu parler de Mondoweiss ou de moi-même, j’ai poursuivi à l’adresse de la voix éraillée à l’autre bout du téléphone : « Après cela, j’aimerais vous interviewer, vous aussi. »
« Vous êtes la bienvenue quand vous voulez », m’a répondu Amin d’un ton engageant. « Tous ceux qui s’emploient à révéler la vérité sont les bienvenus », a-t-il répété. « N’importe quand. »
Vie et mort d’un fils
Le camp de réfugiés de Jénine, naguère surnommé le « Nid de guêpes » par les agents de renseignement israéliens, a été un épicentre de la résistance armée palestinienne à l’occupation militaire israélienne. Le modèle de ces organisations armées à Jénine en a inspiré d’autres du même genre dans les districts cisjordaniens de Naplouse, Jéricho, Tulkarem et d’autres encore.
L’an dernier, la famille Khazem a été plongée au cœur du Nid de guêpes, en se retrouvant directement dans les collimateurs israéliens. Le neveu d’Amin, Ra’ad Khazem, avait effectué une opération de tir l’année précédente à Tel-Aviv, au cours de laquelle trois Israéliens avaient été tués. Ra’ad avait été tué par la police israélienne quelques heures après s’être échappé de la scène de la fusillade pour gagner Yaffa. Des mois plus tard, les forces israéliennes avaient envahi le camp de réfugiés de Jénine et tué quatre Palestiniens, dont le jeune frère de Ra’ad, Abdelrahman Khazem.
Moins d’un an plus tard, le 16 mars 2023, Nidal Khazem allait subir le même sort que ses cousins Ra’ad et Abdelrahman.
J’avais interviewé Nidal Khazem dans le camp de réfugiés de Jénine le 26 octobre 2022, un mois après que son cousin Abdelrahman avait été tué. J’avais fait un reportage sur la montée du Lions’ Den (Fosse aux lions), une organisation émergente de la résistance armée à Naplouse, et sur ses connexions avec la Brigade de Jénine. Nidal avait été l’un des combattants du camp de réfugiés de Jénine qui avaient accepté de parler avec moi.
D’après son interview pour Mondoweiss à l’époque, l’assassinat de son cousin Abdelrahman avait été le catalyseur de l’intensification de l’engagement de Nidal dans la confrontation armée contre les forces israéliennes au cours des mois suivants.
Cinq mois après avoir interviewé Nidal Khazem, je me suis retrouvée dans le camp de réfugiés de Jénine, cette fois pour donner au père en deuil un enregistrement audio de son fils qu’il n’avait encore jamais entendu auparavant.
C’était le premier soir du mois sacré du Ramadan, il était près de minuit et les rues du camp de réfugiés de Jénine étaient vides, hormis un groupe de jeunes Palestiniens armés qui attendaient de nous rencontrer. Le groupe de jeunes hommes et garçons qui nous ont salués ce soir-là lorsque nous sommes entrés dans le camp constituaient la ligne de front des défenseurs de la résistance, et ils étaient là pour s’assurer que nous n’étions pas des espions cachés ou des agents israéliens.
Les combattants du camp ont toujours été une cible prioritaire des missions secrètes d’assassinat des Israéliens et les tensions au sein du camp de réfugiés étaient élevées. Juste deux mois plus tôt, les forces israéliennes avaient mené un raid massif contre le camp et tué dix Palestiniens.
Certains des combattants de la résistance avaient le visage couvert, mais ce n’était pas le cas pour la plupart. Certains étaient armés de fusils assemblés à partir de pièces détachées qu’ils avaient volées dans les bases militaires israéliennes ou qu’ils s’étaient procurées via le marché noir. Vigilants mais engageants, ils nous ont regardés avec des airs belliqueux quand nous nous sommes approchés, deux journalistes et moi.
J’ai fait part de mes identifiants et leur ai demandé de me montrer le chemin pour me rendre chez les Khazem, qui nous attendaient. Avant cela, je leur ai demandé de me dire leur âge : « 18, 17, 19, 18 et 18 ans. »
On nous a guidés dans les ruelles du camp, vers une humble construction qui paraissait grise et miteuse. Pas de rampe pour monter à l’étage et, du côté du toit, j’ai vu trois hommes assis sur un balcon chargé de plantes, certaines en meilleur état que les autres. Elles appartenaient à Amin et à sa femme.
Amin était un homme large et solide de plus de 6 pieds (1,83 m) de haut. Mais, malgré sa carrure formidable, il était engageant et chaleureux, il avait la voix profonde et rocailleuse quand il parlait, rendue rauque peut-être par la cigarette sur laquelle il tirait sans cesse pendant que nous parlions. Le vent frais du soir était tenu à l’écart par le brasero aux charbons ardents autour duquel nous nous pressions et, sur la table en face de nous, il y avait une thermos remplie de café arabe amer, le signe d’une famille qui reçoit des invités. Tout autour de nous, il y avait des chaises en plastique, attendant d’accueillir les gens en deuil qui affluaient toujours une semaine avec les funérailles.
Nous nous sommes assis avec Amin six jours après que Nidal, son fils aîné, avait été exécuté par les forces spéciales israéliennes opérant clandestinement le 16 mars à midi, au beau milieu de la ville de Jénine. Les agents israéliens étaient arrivés en ville dans trois véhicules civils au moins et ils avaient exécuté Nidal avant de quitter les lieux en toute hâte sous la protection de l’armée israélienne. Des douzaines de civils avaient été blessés au cours de l’opération et trois autres avaient été tués en même temps que Nidal, dont un enfant qui passait par-là à bicyclette.
Le père de 55 ans était assis avec à sa gauche son plus jeune fils, Musaab, 26 ans. Vêtu de noir, Musaab resta silencieux durant la majeure partie de notre conversation. Un autre homme jeune, un proche des Khazem, était assis à la droite du grisonnant Amin et il l’écoutait attentivement chaque fois qu’il parlait.
« C’est beau, non ? », demande Amin, agitant la main vers les lumières orange tremblotantes du camp de réfugiés de Jénine, qui sont éparpillées autour de nous comme une constellation d’étoiles tombées. « Tout ce qu’il faut, c’est la paix de l’esprit », dit Amin, le regard désormais comme pétrifié sur l’horizon.
« La paix de l’esprit », répète-t-il. « Mais où est-elle exactement, notre paix de l’esprit ? »
À ce moment, le son d’Allahu Akbar a retenti dans les mosquées, en cet instant, c’est un appel à la célébration plutôt qu’à la prière, on venait juste d’annoncer que les prisonniers politiques palestiniens avaient obtenu ce qu’ils revendiquaient après plus d’un mois de désobéissance collective à l’intérieur des prisons israéliennes. La Palestine et le camp de réfugiés de Jénine célébraient la chose, pendant qu’Amin Khazem continuait d’avoir de la peine.
« Nidal était intelligent, c’était un universitaire », explique-t-il à Mondoweiss, en réfléchissant au souvenir de son fils.
« Il étudiait la mécatronique depuis des années, à l’université. C’était un intellectuel. Il avait même étudié quand il était en prison. »
Nidal avait passé cinq ans et demi, soit un cinquième de sa vie, dans les prisons israéliennes. Âgé de 24 ans, Nidal avait tâté de la détention administrative des mains d’Israël, la pratique consistant à emprisonner des Palestiniens sans accusation ni procès. Son expérience la plus récente dans ce genre d’emprisonnement illégal avait duré un an et demi avant qu’il ne soit finalement relâché le 21 mai 2021 – juste trois mois avant son 27e anniversaire.
Sans marquer de pause, Amin énumère les réalisations de son fils, les opposant à son propre passé scolaire. « Moi ? », dit-il, « j’aurais eu un zéro, dans mes études. Je ne suis allé à l’école que jusqu’en sixième année. » Pourtant, Amin a l’air d’en être fier, peut-être parce qu’il s’en est suivi les propres réussites de Nidal.
« Il y a un feu qui me dévore de l’intérieur », confesse Amin, faisant un geste des mains vers sa poitrine. « En tant que père, je suis torturé de l’intérieur. »
« Je suis passé par le même endroit où Nidal a été tué », dit Amin, rappelant le jour où son fils a été exécuté. « Une minute nous séparait. » En disant cela, il laisse retomber les mains sur les genoux.
Le fils d’Amin a été tué en même temps que Yousef Shreim, 29 ans, alors qu’ils se rendaient à pied à Abu Wakel Shawerma. Les forces spéciales secrètes israéliennes se sont approchées de l’homme de 28 ans et l’ont abattu par derrière. « [Les forces spéciales] étaient si effrayées qu’elles ont ouvert le feu sur tout le monde », dit Amin, en racontant la suite immédiate de l’assassinat, quand l’unité des forces spéciales a tenté de battre en retraite. « Ils ont tiré avec leurs armes automatiques [à munitions réelles] sur les personnes présentes dans le secteur. »
Amin se trouvait près du trottoir qui allait devenir la scène de la disparition de son fils quelques moments à peine avant que les assassins clandestins n’arrivent, puisque le père et le fils s’étaient séparés quelques instants plus tôt dans l’intention de se retrouver à nouveau au camp. Ce ne fut jamais le cas.
« En raison du trafic, j’ai préféré prendre [la voie de droite] », dit-il en reprenant son souffle. « Si j’avais continué tout droit, je serais arrivé sur les lieux de l’incident. » Dans une reconnaissance explicite d’un sentiment de culpabilité qu’il éprouve en tant que père, il poursuit : « J’aurais défendu mon fils et je ne connaîtrais pas les tourments que je vis aujourd’hui. »
Des prises de vue de CCTV nouvellement publiées montrent le moment de l’assassinat de Nidal. Vêtu d’un simple t-shirt à manches courtes, d’un jeans, de baskets et d’une paire de lunettes solaires, le jeune homme se fait d’abord tirer dessus par derrière, il s’écroule visage en avant et ses lunettes solaires tombent sur le béton et se retrouvent juste sous son bras droit.
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Une fois son corps étalé sur le sol, un groupe de quatre hommes armés, en vêtements civils, rejoignent Nidal. L’un d’eux, portant une casquette, un sweatshirt, des pantalons cargos et un M16, tire une nouvelle fois sur le corps de Nidal. Les quatre hommes se précipitent vers l’autre homme qui accompagne Nidal à ce moment, Yousef Shriem. Celui-ci essaie d’échapper au traquenard, mais il ne peut éviter les balles.
Quelques secondes plus tard, les mêmes agents clandestins accourent de nouveau en direction du corps de Nidal. L’un, vêtu d’un sweater, d’une casquette, d’un jeans et portant un autre M16, tire une balle dans la tête de Nical, pour « confirmer son décès », et une large éclaboussure de sang couronne le corps immobile du jeune homme.
« Il n’y a personne comme Nidal », dit Amin d’une voix triste. « Nidal a de bonnes manières, il prie, il a de la morale, il est poli avec les gens et il sourit toujours, il ne fait pas de mal. » Amin s’arrête un instant avant de continuer de décrire une image de ce qui, désormais, est devenu un souvenir.
L’image miroir du père et du fils
Un pistolet Glock est posé sur la chaise de plastique près de l’entrée du balcon sur le toit où nous sommes assis.
Le fait qu’il est visible constitue un avertissement immédiat adressé aux éventuels agresseurs et une invitation signalant aux trois journalistes qui entrent dans sa maison qu’Amin est présentement désarmé. Nidal, par contre, nous avait salué ce dernier soir d’octobre en braquant sur nous son pistolet, mais rien qu’un instant.
« Est-ce le pistolet que votre fils avait braqué sur nous ? », demandons-nous à Amin, un peu par plaisanterie mais surtout par curiosité.
« Non. C’est mon arme personnelle », répond Amin. Puis il continue avec légèreté : « Celui de Nidal est caché. »
Nidal s’était entretenu avec Mondoweiss le 26 octobre, au milieu de la nuit, juste à l’extérieur du camp de réfugiés de Jénine. Nous nous tenions à proximité du site où la légendaire journaliste et correspondante palestino-américaine Shireen Abu Akleh avait été tuée par balle en mai dernier.
Au premier contact, Nidal avait pensé – et cela pouvait se comprendre – que nous étions des membres des forces spéciales israéliennes dans la clandestinité, puisque notre intrusion journalistique avait eu lieu à peu près au même moment où les assassinats par les Israéliens des combattants de la résistance armée se multipliaient à un rythme cruel et inarrêtable.
La veille, le 25 octobre, à exactement 44 km au sud de l’endroit où nous nous trouvons, la Vieille Ville de Naplouse a assisté à l’assassinat sanglant du combattant du Lions’ Den Wadee Al-Hawah et de cinq autres hommes. Avant Al-Hawah, le 23 octobre, Israël avait assassiné Tamer Kilani en faisant sauter un engin explosif placé sur sa moto dans la Vieille Ville.
Comme l’a prouvé son exécution, le 16 mars, les inquiétudes du jeune homme n’étaient pas sans fondement.
Toutefois, après que nous eûmes donné nos lettres de créance et que nous nous fûmes présentés, et alors qu’il restait sceptiquement sur le qui-vive au moment où un drone militaire bourdonnait au-dessus de nos têtes, Nidal non seulement s’était entretenu avec Mondoweiss, mais il nous avait même permis de citer son nom entier dans notre reportage, un empressement peu commun parmi les Palestiniens qui sont recherchés par les Israéliens (quoi qu’il en soit, nous avions choisi de ne pas utiliser son nom, à l’époque).
« Il n’a pas peur de la mort et la personne qui aurait affronté l’armée à partir de zéro dans le camp, c’était bien Nidal », dit fièrement Amin de son fils tué. « Il ne tire pas sur des jeeps, il tire sur des soldats en marche », explique-t-il à Mondoweiss. « Je veux dire par là qu’il ne galvaude pas ses munitions. »
Comme son père, Nidal montrait de la détermination, dans la façon de se tenir et les expressions de son visage étaient agréables, mais minimes. Au contraire de son père, Nidal était affilié au Djihad islamique palestinien (DIP), alors qu’Amin était affilié au Fatah.
« J’ai tellement honte de le dire, maintenant », déclare Amin à Mondoweiss en expliquant son affiliation à la faction qui dirige actuellement l’Autorité palestinienne.
« Votre quartier général ne travaille que pour la sauvegarde et le service de l’occupation », a écrit Amin sur sa page Facebook à propos de l’AP, peu après l’assassinat de Nidal. « Nidal n’oubliera pas », a-t-il encore écrit.
Ces deux dernières années, tant les confrontations armées que non armées palestiniennes avec Israël se sont multipliées. Dans un même temps, les Palestiniens ont subi une répression accrue de la part des Forces sécuritaires palestiniennes (FSP), dont le but principal reste de maintenir le statu quo, même si celui-ci nuit à leur propre peuple.
Craignant que les soulèvements dirigés contre l’occupation israélienne ne se tournent bientôt contre elle, l’AP s’en est prise aux « fauteurs de troubles » connus – des combattants et des activistes qui constituaient une menace pour elle.
Avant son assassinat par les forces israéliennes, le 16 mars, Nidal Khazem a été ciblé à deux reprises par les forces de l’AP en raison de ses activités dans la résistance armée. Toutefois, l’AP et ses forces de sécurité ne s’en tenaient pas aux seules arrestations. Quand échouait une tentative en vue d’arrêter des jeunes engagés dans la confrontation armée, l’AP lançait sa propre campagne d’assassinat. « Ils sont venus chez moi et ils m’ont tiré dessus à deux reprises », avait rappelé Nidal à Mondoweiss.
L’AP avait visé Nidal en 2021, quand le Soulèvement de l’Unité s’était mis à battre son plein et que les Palestiniens de Cisjordanie, de Gaza, de Jérusalem et ceux de citoyenneté israélienne qui vivaient à l’intérieur de la Ligne verte s’étaient dressés en un soulèvement de protestation de masse et de confrontation généralement non armée contre les attaques des colons sponsorisés par l’État.
Dans une tendance similaire, des semaines avant l’assassinat de Nidal, les responsables sécuritaires de l’Autorité palestinienne ont rencontré leurs homologues israéliens en Jordanie en février de cette année. Trois jours exactement après l’assassinat de Nidal, c’est-à-dire le 19 mars, l’AP rejoignit la seconde réunion à huis clos en Égypte. Les sommets servirent à rétablir un renouvellement des canaux de coordination sécuritaire en pleine montée de la confrontation armée palestinienne et au beau milieu d’une crise politique interne en Israël.
Bien que l’AP ait prétendu que sa collaboration sécuritaire avec Israël servait les intérêts et la protection des Palestiniens, la réalité a montré que la collaboration continue de l’AP n’a fait qu’intensifier, enhardir et multiplier les exécutions politiquement motivées.
« Dieu les maudisse ! », dit Amin dans son inébranlable ressentiment. Il se pince les lèvres et fait un geste accompagné d’un bruit de crachat tout en poursuivant sa tirade contre l’Autorité palestinienne. « Maudits soient-ils et maudites soient les armes dont ils disposent », ajoute-t-il.
Pas d’autre choix que de vivre ou de mourir en essayant
L’histoire de Khazem est bien davantage qu’une simple histoire de résistance – elle est sous-tendue par la famille.
Malgré la dichotomie entre le père et le fils quand il s’est agi d’affiliation politique, leurs incitatifs et leur motivation à s’engager dans la confrontation armée sont restés les mêmes pour les deux. Pas seulement pour Amin et Nidal, mais pour tous les pères et fils du camp de réfugiés de Jénine qui vivent la même réalité violente se répétant de génération en génération.
Amin est fier de l’éthique de résistance de son fils mais il est avant tout un père qui a porté en lui la crainte de perdre son fils. « Honnêtement », admet-il, « j’ai beaucoup essayé de le guider à l’écart de cette voie. »
Dans un endroit comme le camp de réfugiés de Jénine, qui a une profonde histoire de résistance et de confrontation armée avec Israël, admettre que vous vouliez quelque chose de différent n’est pas un aveu facile à faire.
Et, pourtant, bien qu’il eût choisi une voie différente pour son fils, Amin sait pourquoi son fils a fait les choix qu’il a faits – c’était en raison des mêmes violences, de la même douleur, que celles expérimentée par Amin des mains d’Israël alors qu’il était un jeune homme grandissant dans le camp.
« Aucun effort [en vue de les éloigner de la résistance] ne peut réussir face à cette violence constante », explique Abu Nidal à Mondoweiss. « Les jeunes ont pris les armes parce qu’aucune voie alternative n’a été trouvée pour qu’ils se libèrent de l’asservissement. »
Même dans les moments les plus difficiles, Amin a soutenu son fils et la voie qu’il s’est choisie parce que, dans son cœur, il savait qu’il n’y avait pas d’autres options pour la génération de Nidal. Quant à ceux qui ont choisi la confrontation, ils sont confrontés soit à l’arrestation ou la mort et, pour beaucoup, la mort est plus miséricordieuse que les prisons israéliennes.
L’an dernier, les forces israéliennes ont préparé une embuscade pour arrêter Nidal dans sa maison du camp de réfugiés de Jénine, explique Amin. Le jeune homme de 28 ans n’était pas chez lui, cette fois-là. En lieu et place, les forces israéliennes se sont emparées du père et du plus jeune frère et les ont soumis à ce que l’on ne peut considérer que comme de la torture.
« De 4 heures du matin à 8 heures du soir, et on ne m’a pas une seule fois ôté les menottes et les fers, pendant tout ce temps »,
rappelle Amin à Mondoweiss. Faisant un geste vers son large corps, il dit :
« Vous voyez ces épaules ? J’ai cessé de les sentir. »
La détention collective des membres de la famille pour mettre les détenus palestiniens sous pression et les faire avouer ou admettre leur culpabilité est une pratique habituelle du Shin Bet.
Quand Amin a été arrêté par les services de renseignement israéliens, c’est-à-dire le Shin Bet (le Shabak, en hébreu), il s’agissait d’une tentative en vue de jouer sur la protection du fils Nidal par son père, une façon de le forcer à le dénoncer.
L’interrogateur israélien a demandé qu’Amin appelle son fils aîné et lui ordonne de se dénoncer. « Vous n’allez pas appeler Nidal ? », a dit l’interrogateur. Amin a refusé s’appeler son fils. « N’y pensez même pas en rêve », a-t-il répondu.
Comme lui-même n’avait rien fait, Amin a finalement été relâché après avoir refusé de coopérer. Ce jour-là, en rentrant dans leur foyer dans le camp de réfugiés de Jénine, Amin a retrouvé son fils, Nidal, qui avait eu vent de ce qui l’attendait à l’entrée.
« Poliment, il tenait la tête penchée vers le sol, presque effrayé de se faire réprimander »,
rappelle Amin en même temps qu’un sourire lui échappe.
« Je lui ai tapoté le dos et lui ai dit de ne plus y penser. »
En cette occasion, Nidal, en tant que fils, a demandé pourquoi son père, tout simplement, ne l’avait pas appelé, et Amin a consolé son fils aîné en lui rappelant la façon dont fonctionnent les interrogatoires israéliens.
« À ce moment, il ne s’agissait pas de toi »,
a dit Amin à son fils Nidal,
« il s’agissait de mon propre entêtement et du fait que je ne voulais pas donner [à l’interrogateur] ce qu’il voulait. »
Juste un an plus tard, Amin enterrait son fils.
Sur un ton indiquant qu’il a déjà répété la phrase bien des fois, Amin dit :
« On ne peut vivre dans la dignité, sous occupation. »
« Tout, dans votre vie quotidienne, est humiliation »,
ajoute-t-il.
La vie quotidienne est déjà fragile pour la population des réfugiés palestiniens qui, non seulement, manquent chroniquement de services adéquats, mais au cours des deux années écoulées, ont également été exposés à un niveau de violence particulièrement difficile à évacuer.
« Les jeunes combattants voient le martyre sous leurs yeux mêmes »,
explique Amin,
« parce qu’ils ont des sentiments les uns pour les autres. L’ami de celui-ci a été tué, le frère de celui-là aussi et, lui, là, a perdu quelqu’un d’autre. »
Sur les 136 Palestiniens tués à Jénine ces dix dernières années, 106 l’ont été au cours des seuls 27 derniers mois. C’est dans ce contexte qu’Amin absorbe la réalité qui l’entoure, en continuant de vivre au milieu d’une communauté composée de ceux qui vivent et de ceux qui ont été tués.
« Certains de ses amis venaient me dire : ‘Je suis fatigué’, ou ‘J’ai longtemps dormi dans les rues’ et ‘Je ne mange pas convenablement’ ou « Je ne dors pas bien’ »,
dit Amin.
« Vous devez comprendre »,
poursuit-il.
« Ce n’est pas une armée organisée. Ce sont des jeunes. Ce sont des civils qui essaient de défendre leur liberté. »
« Je me souviens des problèmes de Nidal », dit Amin. « Le fait d’être traqué par ces chiens l’épuisait », dit-il à Mondoweiss, en faisant allusion à l’appareil de l’armée et des renseignements qui traquait son fils et ses compagnons de combat depuis des mois. « Voilà ce que cela signifie de s’attendre au martyre à chaque seconde », explique-t-il.
Nidal avait prononcé les mêmes morts en octobre quand je lui avais demandé pourquoi il était désireux de partager son nom et son histoire.
« Nous nous défendons », avait-il dit résolument. « Pourquoi serais-je effrayé de partager cela ? »
Comme nous passons à haute voix des extraits de l’interview de Nidal, Amin fixe l’écran de l’ordinateur pour regarder les ondes sonores de la voix de son fils. Son ton change : « Vous voyez, ses propos ne sont pas si éloignés des miens », dit-il avec un sourire subtil.
Amin écoute attentivement, entre les voix des journalistes qui lui posent des questions, et celle de son fils mort. Au milieu de son chagrin, il ne peut s’empêcher de sourire. Il retient son souffle, se passe les mains sur le visage et le long de sa barbe grise. Le sourire continue de s’étendre sur son visage.
« Repose en paix, Nidal. Puisse Dieu t’accorder sa miséricorde. »
Quand nous avons conclu notre conversation, nous descendons l’escalier vers un groupe de jeunes hommes armés qui attendent de nous escorter hors du camp.
Avant que nous nous en allions, Amin fait signe à l’un des jeunes hommes. Il veut s’assurer qu’une copie de la voix de son fils est restée en sa possession.
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Mariam Barghouti est la principale correspondante de Mondoweiss sur la Palestine.
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Publié le 19 avril 2023 sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine