Ce qu’une députée du Parlement palestinien a appris en prison

Khalida Jarrar en savait déjà long sur la question des prisonniers, mais les 14 mois qu’elle a passés en prison lui ont réservé bien des surprises.

Amira Hass

Au cours des premiers jours qui ont suivi sa libération de prison, le 2 juin, Khalida Jarrar n’a cessé de décrire les choses en utilisant le temps présent.

« Nous nous rendons dans la cour deux fois par jour, de 10 h 30 du matin à 13 h et de 14 h 30 à 17 h », a-t-elle raconté à des amis. Ou : « Nous sommes 61 femmes et filles mineures en prison – 41 à la prison de Hasharon et 20 à celle de Damun. »

Khalida Jarrar après sa libération de prison
L’avocate palestinienne Khalida Jarrar après sa libération de prison. (Photo : Majdi Mohammed/AP)

Les femmes qui sont toujours en attente d’un procès sont à la prison de Damun, alors que celles qui ont été jugées, ainsi que les mineures et les blessées – généralement par des balles israéliennes pour avoir exhibé un couteau ou tenté de poignarder un militaire (l’une d’elles a été grièvement brûlée par l’explosion d’une grenade à gaz) – sont à Hasharon.

Dix prisonnières blessées étaient avec Jarrar dans la même aile, cinq adultes et cinq mineures. Lors de la conférence de presse, immédiatement après sa libération, elle n’a pas expliqué ce que cela représentait, de vivre dans la même cellule ou la même aile que les victimes d’armes à feu.

Dans des conversations personnelles, elle en a dit un peu plus, toujours soucieuse de ne pas empiéter sur la vie privée des femmes. Et elle a loué en permanence la détenue de longue durée Lena Jerboni, qui assumait les tâches difficiles et délicates comme la toilette des blessées, leur accompagnement à l’infirmerie et à la physiothérapie, ainsi que la préparation des repas.

Jarrar, une députée du Parlement palestinien, parlait également au pluriel. Elle n’a pas fait état de ses propres difficultés au cours de ses 14 mois de détention. Les caméras et les journalistes se concentraient sur elle, la détenue « célèbre », mais elle parlait au nom du collectif, là où les conditions de vie intenses lui avaient donné l’occasion d’utiliser ses capacités, son expérience politique et son statut de personnage public.

Dans le cadre de ce statut, par exemple, elle et Jerboni avaient demandé d’une prisonnière, qui était citoyenne israélienne et qui soutenait l’organisation de l’État islamique, de garder ses dangereuses opinions et réflexions pour elle et de ne pas les partager avec les autres femmes.

Après avoir été condamnée sur deux des douze chefs d’accusation retenus contre elle (concernant l’incitation à la violence et le fait qu’elle rendait des services au Front populaire de libération de la Palestine), Jarrar a utilisé les cinq derniers mois de sa peine pour mener une étude de terrain sur ses collègues détenues, sous l’angle du genre.

La société palestinienne, qui estime qu’environ 800.000 de ses fils et filles ont été emprisonnés en Israël depuis 1967, ne manque pas de recherches et de témoignages émanant des prisons. Mais la majeure partie de ces recherches décrivent l’expérience selon la perspective de la majorité des gens emprisonnés, c’est-à-dire les hommes.

Jarrar s’est concentrée sur le genre dans le processus d’arrestation et d’emprisonnement, et ce, selon deux perspectives : celle de la détenue et celle du geôlier. Elle a interviewé 36 femmes longuement et sous bien des aspects : la période ayant précédé l’emprisonnement, l’arrestation (et la blessure), l’enquête, le procès et l’emprisonnement. Certaines lui ont dit qu’elle était la première à leur poser des questions sur leur existence et à leur prêter une oreille aussi attentive.

Elle peut suggérer certaines généralisations en raison de l’augmentation considérable du nombre de femmes palestiniennes qui ont été enfermées dans les prisons israéliennes dans le courant de sa propre détention. Il s’agit précisément de l’accroissement du phénomène des femmes qui ont été amenées à être arrêtées pour des « raisons sociales ». C’est également ce qui a amené une délégation de quatre représentants du ministère israélien de la Justice à la prison de Hasharon, a expliqué Jarrar à Haaretz.

« Ils ont demandé ce que l’on pouvait faire pour ces femmes », dit-elle. « Je leur ai dit que leur place n’était pas en prison ; elles devraient être libérées et notre rôle dans la société palestinienne était de les traiter et de prendre soin d’elles et des problèmes qui les ont motivées. »

Les femmes militantes sont sûres que si ces femmes n’étaient pas envoyées en prison, le phénomène des « raisons sociales » s’en trouverait réduit.

On a pu entendre un exemple de « raison sociale » la semaine dernière, au tribunal militaire d’Ofer, près de Ramallah. Une femme que nous ne désignerons que par ses initiales, A.B., avait été arrêtée plus tôt dans la semaine, à proximité d’un check-point à Hébron. Elle était en possession, dans son sac, d’un couteau de 15 centimètres et elle n’avait pas résisté lors de son arrestation.

Lors de son interrogatoire et de deux auditions alors qu’elle était en détention (le lundi et le mardi), les circonstances ont été mises en lumière : Elle s’était disputée avec son mari, qui ne contribuait pas à l’entretien de leurs enfants.

Nitza Aminov, une militante de gauche qui concentre son attention sur ce qui se passe au tribunal militaire d’Ofer, a rapporté que le procureur, le capitaine Elhanan Dreyfus, avait dit que le Ministère public savait que bien des femmes venaient aux check-points avec des couteaux en raison de problèmes chez elles. Néanmoins, il avait requis qu’A.B. fût maintenue en détention.

Le juge, le major Naftali Shmulevich, s’était dit d’accord et avait écrit dans son prononcé que l’opinion commune dans la région était que « le fait d’être en possession d’un couteau hors de chez soi impliquait qu’on avait l’intention de commettre un crime ».

Un voyage cahotique dans la bosta

Même avant son arrestation, Jarrar consacrait une grande partie de son temps à des activités politiques et sociales tournant autour des détenus palestiniens. Elle a dirigé Addameer, une organisation des droits de l’homme qui soutient les prisonniers palestiniens. Elle a été élue au Conseil législatif palestinien en 2006 en tant que membre de la liste de gauche Abu Ali Mustafa, le secrétaire général du Front populaire assassiné par Israël en août 2001. Et elle dirige la commission de contrôle concernant les prisonniers.

Quand on lui a demandé si quelque chose l’avait surprise en prison, Jarrar a répondu à Haaretz : « J’ai été surprise qu’il y ait eu des choses que les diverses institutions [s’occupant des droits des prisonniers] n’étaient pas parvenues à résoudre », insistant sur le transfert des détenus vers les tribunaux, les hôpitaux ou d’autres prisons.

« Pourquoi est-il impossible de résoudre ce problème ? Après tout, tous les prisonniers s’en plaignent – Juifs et Palestiniens, aussi bien les prisonniers de droit commun que ceux détenus pour des raisons sécuritaires – et les institutions israéliennes l’ont critiqué elles aussi. »

Sans aucun doute, le transport des prisonniers a été l’expérience la plus difficile pour Jarrar lors de son arrestation et de sa détention, et la seule pour laquelle elle introduit occasionnellement un « je » dans sa description.

Durant les huit mois de son procès, elle a été transportée à quarante reprises environ dans une bosta, qui est le nom qu’on donne aux fourgons cellulaires. Elle a plaisanté en disant qu’elle connaissait tous les membres de Nahshon, l’unité de la sécurité qui accompagne les prisonniers.

Mais, reprenant un ton sérieux, elle a déclaré, passant du « je » à la forme collective : « Si nous, celles qui étaient en bonne santé, étions malades durant deux ou trois jours après chaque transport, que pouvons-nous dire de celles qui avaient été blessées par balles ? »

Le traitement médical des prisonnières blessées ou malades est convenable, a déclaré Jarrar, au contraire du traitement initial dans les hôpitaux israéliens immédiatement après leur arrestation. L’une des femmes grièvement blessées était tombée malade une nuit, elle avait été sortie sans ménagement de sa cellule pour être emmenée dans un hôpital civil et, le lendemain, on l’avait transportée de nouveau pour une séance de tribunal. Et tous ces trajets se sont faits en bosta.

La bosta est un genre d’autocar ou de camion dont la cabine des passagers est divisée en compartiments pour deux personnes. Elle quitte la prison vers 2 heures du matin. Les sièges en métal ne sont pas capitonnés et chaque caillou, nid-de-poule ou bosse de la route envoie des vagues de douleur dans le corps secoué en tous sens de chaque passager.

Un gardien menotte les mains et les pieds des prisonniers avant qu’ils n’entrent dans le véhicule, de sorte qu’ils doivent claudiquer prudemment pour grimper les marches. Quand ils ont également des bagages, comme lors d’un transfert entre deux prisons, cette manœuvre devient tout un art.

Après quelques voyages, Jarrar avait cessé de rappeler aux gardiens que le docteur de la prison avait donné comme instructions qu’elle ne soit pas placée dans un endroit trop à l’étroit, en raison de sa maladie des vaisseaux sanguins.

Juifs, Arabes, criminels de droit commun, personnages religieux, hommes et femmes, tout ce monde peut se retrouver ensemble, dans la bosta. Jerboni a déposé bon nombre de réclamations auprès des services pénitentiaires au nom de femmes qui se plaignaient de harcèlement sexuel et d’insultes racistes, durant ces trajets, a expliqué Jarrar.

Après que les prisonniers sont placés dans les cellules en fer, on les conduit à la prison de Ramle, où est situé le « centre des transferts », l’endroit où l’on rassemble les détenus venus de divers lieux de détention pour se rendre aux tribunaux militaires, aux hôpitaux ou à d’autres prisons. Ils attendent trois, quatre, cinq heures, qui en paraissent cinquante. On les garde enchaînés dans la bosta, sans qu’il leur soit permis d’aller aux toilettes. C’est ce qui explique que les femmes préfèrent ne pas manger ou boire avant le transport.

On peut décider de passer le temps d’attente à la prison de Ramle, dans une pièce divisée en cellules métalliques, au lieu de rester dans la bosta. La fouille humiliante qui a lieu avant d’entrer dans une « cage » d’attente de la prison de Ramle décourage bien des femmes de choisir cette option.

Un certain temps au « réfrigérateur »

Au tribunal militaire d’Ofer, au sud-est de Ramallah, les détenues sont gardées pendant des heures dans une sorte de cellule qu’elles appellent la zinzana ou le « réfrigérateur », jusqu’à ce qu’elles soient amenées au bâtiment en préfabriqué qui accueille le tribunal militaire. Il y fait froid, même en été. En hiver, il gèle et « nous tremblons toutes », explique Jarrar. Il y fait également très sale.

Après la séance de tribunal, les détenues retournent au « réfrigérateur » et attendent le trajet de retour, d’abord via Ramle, où la cargaison humaine enchaînée attend de nouveau dans la bosta durant des heures. Puis, on les ramène à la prison – parfois à minuit, parfois à 2 heures du matin.

Jarrar s’est mise à étudier l’hébreu en prison, de façon à pouvoir comprendre les gardiennes et communiquer ses requêtes et protestations.

Dans le « réfrigérateur », elle a rencontré d’autres femmes palestiniennes qui étaient détenues à la prison d’Ashkelon ou de Ramle, par manque d’espace dans les prisons de femmes.

Il était clair qu’on ne les avait pas autorisées à prendre une douche pendant des journées entières ni à changer les vêtements qu’elles portaient le jour de leur arrestation. Certaines avaient la culotte souillée de sang, puisqu’on ne leur avait pas donné de serviettes hygiéniques.

« J’étais choquée. Je ne m’attendais pas à assister à de telles conditions de détention au 21e siècle », a dit Jarrar. Jerboni a informé les autorités de la prison que les détenues de Hasharon voulaient dormir sur des matelas sur le sol, si elles voulaient y transférer les autres prisonnières, a déclaré Jarrar.

Plus tard, l’aile de Damun avait été ouverte, avec ses propres problèmes – plus de 10 détenues par cellule, avec une seule cuvette de WC, et pendant longtemps, c’est-à-dire jusqu’au moment où une gardienne adjointe fut désignée, un gardien mâle. Le problème de surpopulation fut en partie résolu et, en mars, les femmes de Hasharon avaient été transférées dans une autre aile.

C’était dans un vieux bâtiment et l’endroit était crasseux, infesté de cafards, avec de l’eau qui s’infiltrait et dénué des choses essentielles comme des étagères et des armoires. Il y avait également des guêpes et tout le monde fut piqué.

Jarrar a expliqué que les femmes s’étaient plaintes que l’endroit ne convenait pas pour être habité par des êtres humains et on leur avait répondu : « Tout est bien. » Elles avaient renvoyé leur repas en guise de protestation et des ouvriers avaient été appelés sur place tout de suite pour remédier à la situation.

« Tout bien pesé, le temps passé en prison n’a pas été particulièrement difficile », a dit Jarrar. Elle avait l’impression que l’administration de Hasharon ne voulait pas accroître les tensions et certains problèmes pouvaient être résolus en négociant. Jerboni était la principale négociatrice des prisonnières.

L’administration permettait également à un enseignant palestinien d’Israël de venir enseigner aux mineures pendant quelques heures, trois jours par semaine. Jarrar leur enseignait l’anglais et expliquait aux adultes comment préparer les jeunes pour leurs examens d’entrée. Elles étaient également occupées à établir un catalogue des livres dont elles disposaient.

Vers la fin de sa peine, Jarrar avait rencontré l’une des gardienes en chef. Jarrar lui avait dit que le problème était l’occupation et qu’il disparaîtrait quand celle-ci se terminerait. Elle avait eu l’impression que la gardienne était d’accord avec elle.


Publié le 19 juin sur Haaretz
Traduction : Jean-Marie Flémal

Amira HassAmira Hass est une journaliste israélienne, travaillant pour le journal Haaretz. Elle a été pendant de longues années l’unique journaliste israélien à vivre à Gaza, et a notamment écrit « Boire la mer à Gaza » (Editions La Fabrique)

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