Ibrahim al-Nabulsi est une idée. Et les idées ne meurent pas

Le jour où il aurait eu 19 ans, ses amis et camarades se sont rassemblés afin de réfléchir à la vie du « Lion de Naplouse ». « Ibrahim al-Nabulsi est une idée », déclare son camarade B. « Et les idées ne meurent pas. »

À gauche, Ibrahim Nabulsi. À droite, une fille de Naplouse portant un collier avec une médaille à l’effigie de Nabulsi. (Photos : Shadi Jarar’ah / APA Images, et Mariam Barghouti / Mondoweiss)

À gauche, Ibrahim al-Nabulsi. À droite, une fille de Naplouse portant un collier avec une médaille à l’effigie de Nabulsi. (Photos : Shadi Jarar’ah / APA Images, et Mariam Barghouti / Mondoweiss)

 

Mariam Barghouti, 26 octobre 2022

Le 13 octobre, exactement six jours avant que Udai Tamimi pose son dernier acte à l’entrée de la colonie israélienne illégale de Ma’ale Adumim (après une chasse à l’homme qui aura duré dix jours), Ibrahim al-Nabulsi aurait eu 19 ans.

Mais le jeune combattant n’allait jamais atteindre son anniversaire. Le 9 août, dans l’un des immeubles abandonnés du quartier de Faqous, dans la Vieille ville de Naplouse, le « Lion de Naplouse » était assassiné par les forces spéciales israéliennes, opérant dans le secret. Avec lui mouraient également Islam Subuh, 32 ans, et Hussein Taha, qui n’avait que 16 ans.

« Tout le monde est Ibrahim… Vous êtes tous des Ibrahim. »

Telles ont été les paroles prononcées par Huda Al-Nabulsi lorsque, le 9 août, elle a déposé son fils mort de 18 ans sur sa couche funèbre. Nabulsi était le dix-huitième martyr de Naplouse, ce jour-là.


La cité des martyrs se mue en fosse aux lions

La Vieille Ville au cœur de Naplouse est constituée de huit quartiers et d’une population d’environ 9 000 habitants. Ces derniers mois, elle a été associée à la résurgence de la résistance armée palestinienne en devenant un foyer de combattants de la résistance, et ce, en même temps que le camp de réfugiés de Jénine.

La principale organisation armée opérant dans la Vieille Ville s’est fait connaître sous le nom d’Areen al-Usudla Fosse aux Lions »), et elle consiste en plusieurs dizaines de Palestiniens armés, qui figurent actuellement sur la liste israélienne des personnes recherchées. Nombre d’entre eux étaient les camarades d’Ibrahim Nabulsi.

Le 13 octobre, la famille al-Nabulsi et la communauté ont organisé une cérémonie symbolique pour ce qui aurait été le 19e anniversaire du jeune homme.

« Je ne suis pas allé à la commémoration » fait savoir à Mondoweiss, le 16 octobre, B., un ami proche d’al-Nabulsi. Vêtu d’une chemise boutonnée de couleur olive unie, il affiche un gentil sourire, assis à Bab Al-Saha (un quartier de Naplouse, NdT) dans la Vieille Ville et il tend des confiseries aux passants en l’honneur des Palestiniens tués par Israël.

En face de B. se trouve une plaque de marbre avec les noms des martyrs de la Vieille Ville. La pierre contraste avec les affiches des Palestiniens tués plus récemment par Israël, et la fraîcheur des nouvelles affiches contraste avec les couleurs qui s’estompent sur les plus anciennes.

Des affiches des martyrs ornent les murs de la Vieille Ville de Naplouse. (Photo : Mariam Barghouti / Mondoweiss)

Des affiches des martyrs ornent les murs de la Vieille Ville de Naplouse. (Photo : Mariam Barghouti / Mondoweiss)

Une brève vision des gens de la Vieille Ville, surtout les jeunes, vous amène à vous rendre compte du nombre de martyrs qui ont été tués et qui sont originaires uniquement de la ville, qu’ils aient été des combattants de la résistance ou des non-combattants.

« Je me rappelle qu’il était très excité à l’idée de faire une fête d’anniversaire pour S. »,

se souvient B., faisant allusion aux semaines qui avaient précédé l’assassinat d’al-Nabulsi, dans le même temps qu’un sourire douloureux lui parcourt le visage.

« Il insistait tellement pour fêter S. et le fait qu’il allait avoir 21 ans. »

Portant un t-shirt noir et des pantalons noirs en guise de deuil collectif, un jeune homme, K., soupire et dit:

« Regardez autour de vous, la ville s’est vidée. Vous trouverez maintenant plus de monde dans les cimetières. »

K. fait alors un geste vers un collier qu’il a autour du cou et dont la médaille porte les images des hommes abattus qu’il a connus dans le passé ; c’est en quelque sorte un témoignage de la perte qu’il porte avec lui chaque jour.

K., un camarade de Nabulsi, montre la médaille à deux facettes de son collier, dans laquelle ont été gravées les effigies des martyrs. (Photos : Mariam Barghouti / Mondoweiss)

K., un camarade de Nabulsi, montre la médaille à deux facettes de son collier, dans laquelle ont été gravées les effigies des martyrs. (Photos : Mariam Barghouti / Mondoweiss)

Au contraire des pièces de bois plus banales ornées de photographies de ceux qui ne sont plus et qui sont suspendues à un fil, son collier est en métal et les visages des morts ont été gravés, et non peints. Trois visages ornent chaque face, ce qui fait six au total.

« Si j’avais plus d’espace, j’ajouterais les visages et tous mes autres amis et êtres chers qui ont été tués »,

dit-il avec un rire de reniement qui, d’une certaine façon, rompt le chagrin qui l’entoure.

Autour de lui, les affiches des Palestiniens abattus, combattants et non-combattants, rappellent à toutes les personnes sur la petite place l’échelle des assassinats qui ont eu lieu pour la seule Naplouse.


Description sous les traits d’un terroriste : le chagrin d’un combattant de la résistance

Dans ses derniers mois, al-Nabulsi a été photographié et filmé en train de déambuler dans la Vieille Ville, portant son fusil en plein jour. Ce n’était pas de l’arrogance – al-Nabulsi déambulait avec un sentiment de responsabilité, emportant avec lui la confiance et la foi des gens qui l’entouraient.

Même les petits enfants de la Vieille Ville sont impatients de parler d’al-Nabulsi une fois qu’ils ont entendu son nom. Il était engagé vis-à-vis de la communauté, mais également, silencieusement, vis-à-vis de lui-même, comme s’il était effrayé d’associer toute autre personne à lui-même.

Parmi le groupe d’hommes, une petite fille, qui n’a pas encore cinq ans, se tient timidement, vêtue d’un débardeur et d’un jeans noir – un sens de la mode qui est devenu habituel chez les résidents de la Vieille Ville et particulièrement chez les jeunes. Elle porte également un collier autour du cou avec une photo d’al-Nabulsi, devenu désormais une icône et une légende dans l’histoire des affrontements et de la résistance des Palestiniens.

Bien qu’elle ne semble pas comprendre tout à fait la signification d’al-Nabulsi, elle signale une reconnaissance de son importance aux personnes qui l’entourent en disant « Ibrahim » tout en tiraillant sur son collier.

« Ibrahim a été tué avant son assassinat », explique B. à Mondoweiss. ” Il a été tué quand Shoshani et Azizi ont été tués », dit-il.

Collier montrant la photo emblématique d’Ibrahim al-Nabulsi portant les corps de ses camarades abattus. (Photo : Mariam Barghouti / Mondoweiss)

Collier montrant la photo emblématique d’Ibrahim al-Nabulsi portant les corps de ses camarades abattus. (Photo : Mariam Barghouti / Mondoweiss)

 

 

B. faisait allusion à l’assassinat d’Ashraf Mubasalat, de Mohammad Dakhil et d’Adham Mabrouka le 8 février de cette année. Aux funérailles de ces trois hommes abattus, al-Nabulsi a été photographié portant un cercueil tout en serrant les mâchoires. Telle était l’image qui allait être gravée sur les médaillons portés aux cous des amis et de la famille d’al-Nabulsi.

La voiture qui emmenait les trois combattants de la résistance avait été criblée de balles, ce qui illustrait bien la brutalité et la nature vengeresse du crime. Selon des amis et camarades d’al-Nabulsi, le jeune homme de 18 ans avait été en contact avec les trois hommes assassinés quelques heures plus tôt à peine.

« Après ce laps de temps où il avait tenté d’en savoir plus sur les assassinats, Ibrahim n’a plus été le même »,

déclare B. sans hésitation – peut-être craignait-il d’avoir exposé quelque chose d’intime qui aurait pu briser l’image de l’emblématique « Lion de Naplouse ».

Prenant le temps de réfléchir, B. jette un regard sur une photo d’al-Nabulsi collée sur sa charrette à nourriture. En un rappel douloureux, il dit :

« C’est après ces funérailles qu’Ibrahim s’est mis à s’engager activement dans des confrontations armées contre l’armée, même plus encore qu’auparavant. »

Selon B., ainsi que selon d’autres garçons et hommes de la Vieille Ville qui confirment ses propos, al-Nabulsi a été ébranlé non seulement par la férocité du triple assassinat, mais par ce qui a été dit par la suite dans les médias israéliens.

« Après l’assassinat de ses camarades, Ibrahim a vu son visage sur les plates-formes des médias israéliens et les comptes en ligne, qui le dépeignaient comme cet important commandant et dirigeant »,

dit B., en se souvenant des jours qui avaient conduit à l’assassinat du jeune homme de 18 ans par des unités secrètes des renseignements israéliens et par l’armée.

Al-Nabulsi a compris très vite que ces représentations ne faisaient qu’attiser la traque d’Israël à ses trousses.

« Il était si choqué par la façon dont il était rapidement devenu ce monstre recherché »,

fait remarquer B. amèrement.

Même les chercheurs et analystes se sont emparés de l’histoire, faisant remarquer qu’al-Nabulsi était « l’un des militants les plus recherchés » quelques jours avant son assassinat, ce qui, en un sens, en rajoutait à la justification publique de l’assassinat extrajudiciaire qui allait suivre. Mais l’image d’al-Nabulsi comme un « important combattant » ou un « commandant » de la Brigade des Martyrs d’Al-Aqsa a persisté après sa mort aussi, et elle ne s’est pas limitée aux médias israéliens.

Brisant son téléphone et entrant dans la clandestinité après les funérailles de ses trois amis en février, Al-Nabulsi s’est retrouvé face à l’une des armées et à l’un des services de renseignement les plus sophistiqués de la planète.

« Dès cet instant, il a agi comme s’il allait être tué à n’importe quel moment », déclare B.

La voiture criblée de balles qui transportait Ashraf Mubasalat, Mohammad Dakhil et Adham Mabrouka, tués par les forces israéliennes le 8 février 2022. (Photo : Shadi Jarar’ah / APA Images)

La voiture criblée de balles qui transportait Ashraf Mubasalat, Mohammad Dakhil et Adham Mabrouka, tués par les forces israéliennes le 8 février 2022. (Photo : Shadi Jarar’ah / APA Images)

 

La communauté de la Fosse aux Lions

« Ibrahim était terrifié », raconte B., alors que K. ressort des vidéos plus anciennes de lui-même en compagnie du combattant de la résistance abattu. Dès qu’il ouvre les vieux documents, K. se met à passer d’une image à l’autre. Il y a des vidéos montrant le jeune homme de 18 ans qui s’entraîne avec son fusil un soir, et qui fête le 21e anniversaire d’un ami – recherché lui aussi – le soir suivant. Fâché quand on lui suggère qu’al-Nabulsi avait peur, K. interrompt son exploration du passé sur son téléphone.

« Ça, alors, c’est la première fois que j’entends cette histoire », dit-il, dirigeant son regard vers B. Ce n’est pas que les propos de B. étaient déloyaux, mais ils ont touché une corde sensible quand même, semblant ainsi briser l’image d’un symbole palestinien d’intrépidité.

« Personne ne parlait vraiment avec Ibrahim », admet finalement K. « C’étaient surtout quelques-uns d’entre nous, ou d’autres combattants. »

Près de deux semaines après l’assassinat d’Al-Nabulsi, le combattant de la résistance Muhammad Arayshi a succombé aux blessures reçues le 9 août. Arayshi affrontait les forces israéliennes au moment où elles attaquaient Al-Nabulsi dans un bâtiment vide de la Vieille Ville.

Recherché lui aussi par Israël, K. était un ami proche d’al-Nabulsi et un de ses confidents dans les mois qui ont précédé son assassinat. « Nous allons tous être traqués, et ça va aller vite », dit-il. « Nous ne pouvons compter que l’un sur l’autre et sur ce que nous pouvons trouver dans la communauté. »

Israël a communément ciblé des amis, des parents et des jeunes qui sont parents ou en contact avec des Palestiniens engagés dans la résistance (armée ou pas) contre Israël. La ministre israélienne de l’Intérieur, Ayelet Shaked, qui a tenté de sauver sa réputation au sein de la Knesset israélienne, a promis que les Palestiniens allaient « payer le prix pour les actions des membres de leur famille ».

Ce type de punition collective sert non seulement à infliger des coups durs au réseau étendu des jeunes qui affrontent le colonialisme israélien, mais aussi à les isoler des autres qui pourraient finir par avoir peur de rester proches de ceux qui sont recherchés par Israël. Même les enfants détenus par Israël ont fait savoir qu’ils ressentaient un isolement et un traitement différent de la part de leur communauté après leur libération.

« Ibrahim al-Nabulsi est une idée », dit B. en se rappelant la brutalité de l’assassinat d’Al-Nabulsi. « Et les idées ne meurent pas. »

Si les idées ne meurent pas, les gens, eux, le font. Depuis janvier, plus de 190 Palestiniens ont été tués par les forces israéliennes, parmi lesquels beaucoup l’ont été par exécution extrajudiciaire, ce qui nous ramène à la politique israélienne de la liquidation, vieille de plusieurs décennies. Toutefois, plutôt que de dissuader la résistance, ceci n’a fait que stimuler davantage encore les affrontements et la désobéissance civile.

Quand les forces d’occupation israéliennes ne tuent pas des Palestiniens, elles les arrêtent et les incarcèrent dans des prisons militaires, tristement célèbres pour briser l’esprit, la santé mentale et l’endurance de la population palestinienne. En l’espace de dix mois à peine, plus de 5 300 Palestiniens ont été arrêtés par Israël, souvent au cours de raids militaires au beau milieu de la nuit.

Parmi ces personnes arrêtées, 1 610 ont été reléguées en détention administrative – c’est-à-dire arrêtées sans accusation ni procès, en raison de preuves supposées contenues dans un « dossier secret » du Shin Bet israélien, même si le contenu du prétendu dossier n’est jamais révélé ni partagé avec l’accusé ou son avocat.

Quand la mère d’al-Nabulsi a dit « Vous êtes tous des Ibrahim », elle ne voulait pas parler du martyre – elle voulait dire que tous ceux qui vivent encore et qui choisissent de combattre pour la libération étaient des Ibrahim. C’était une déclaration : Aussi longtemps que cette réalité persistera, elle continuera de donner naissance à une mer de combattants prêts à revêtir le manteau de la résistance.

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Mariam Barghouti est la principale correspondante de Mondoweiss sur la Palestine 

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Article publié le 26 octobre 2022 sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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