“When I saw you”, un film d’Annemarie Jacir

Le film à voir d’Annemarie Jacir « When I Saw You », ou la difficulté de grandir après la guerre de 1967.

Mahmoud Asfa dans le rôle de Tarek dans  "When I Saw You"

Mahmoud Asfa dans le rôle de Tarek dans “When I Saw You”

Sarah Irving, 3 juin 2013

Quand on les interviewe, les artistes palestiniens – écrivains, peintres, cinéastes, musiciens – se disent souvent aux prises avec la tension entre leur désir d’être fidèle à leur art et le fait qu’on attend d’eux qu’ils soient les porte-parole de leur peuple.

 

Le tout dernier film d’Annemarie Jacir fait partie de l’éventail de plus en plus accessible des œuvres d’artistes palestiniens qu’il faut voir parce que ce sont de grandes œuvres d’art, et non en tant qu’actes de solidarité politique.

L’action de When I Saw You (Quand je t’ai vu) se situe en 1967, dans le prolongement immédiat de la Naksa (défaite, en arabe) — la victoire d’Israël dans la guerre des Six-Jours et son occupation de la Cisjordanie, de Gaza, des hauteurs syriennes du Golan et du Sinaï égyptien.

Une nouvelle vague de réfugiés palestiniens s’est déversée au-delà du Jourdain et grossit les camps gérés par les Nations unies, dont certains sont déjà habités par ceux qui ont été chassés en 1948.

Parmi ces réfugiés, se trouvent un jeune garçon, Tarek (le très photogénique Mahmoud Afsa), et sa mère Ghaydaa, interprétée par Rula Blal. Cette dernière peut être connue du public occidental pour avoir joué le rôle de Fatima — emprisonnée pour une tentative d’attentat à la bombe contre un cinéma palestinien — dans le film de Julian Schnabel,Miral. Dans ce rôle, elle incarnait très bien le personnage central d’un film par ailleurs très imparfait ; dans When I Saw You, elle est également excellente, mais en bien meilleure compagnie.

Brimades

Tarek est apparemment autiste — bien que la question n’ait jamais été clairement examinée. Il rappelle le génie mathématique d’un savant comme le personnage de Dustin Hoffman, dans Rain Man, sans aller aux mêmes extrémités, et son don phénoménal des chiffres va de pair avec son incapacité de lire et de fonctionner normalement sur le plan social.

Il subit les brimades des autres enfants du camp – comme nous le montre la toute première scène – et même le maître d’école n’a pas la patience de le supporter, l’expulsant de sa classe (probablement parce qu’il a fait état des erreurs mêmes de l’instituteur). Un élément très important du film, c’est que Tarek est totalement incapable de comprendre sa nouvelle situation, l’endroit où se trouve son père absent – perdu dans le chaos de la guerre – et le fait qu’il y a désormais une frontière militarisée entre lui et son ancienne maison.

Mahmoud Asfa et Ruba Blal dans les rôles de Tarek et Ghaydaa.

Mahmoud Asfa et Ruba Blal dans les rôles de Tarek et Ghaydaa.

 

Dans la  première partie du film, Tarek, expulsé de l’école, erre complètement désemparé autour du camp, ses journées s’égrènent au film de la routine désoeuvrée de la vie de réfugié – la distribution des rations alimentaires et l’arrivée de nouveaux camions transportant des personnes qui fuient la Palestine, sans toutefois jamais ramener son père.

L’incapacité de Tarek à comprendre sa réalité nouvelle contraste avec la fille complètement blasée pour laquelle il éprouve une attirance ; elle déclare qu’elle veut aller combattre, qu’elle épousera un combattant, mais elle rabroue sèchement les plans de Tarek, qui veut retrouver sa maison, par un claquement de langue méprisant. Elle sait que ce n’est qu’un rêve, tout au plus.

Mascotte

Inspiré par un discours télévisé enflammé de Yasser Arafat, Tarek s’enfuit et se retrouve dans un deuxième camp — cette fois, une base d’entraînement pour fedayin (combattants, y compris les femmes) palestiniens, qui se préparent à des raids contre Israël. Dans ce camp, quelque temps après l’arrivée de sa mère qui le cherche, il devient en quelque sorte la mascotte du camp.

Les combattants l’incorporent joyeusement dans leur existence quotidienne, se font battre aux cartes en raison des dons de Tarek avec les chiffres mais en comprenant bien – ce dont Tarek est bien incapable – qu’il n’est qu’un enfant et qu’il n’est pas réellement « l’un d’eux ».

Dans sa façon de dépeindre la vie quotidienne, Jacir utilise abondamment des détails précis qui rendent très plaisante la vision du film. On voit des exemplaires du Petit livre rouge de Mao dans les coins des tentes et les fedayin discutent des problèmes de classe et de religion. L’excellente musique (si jamais un film vaut qu’on publie un album de sa musique, c’est bien celui-ci) est constituée à la fois de chants palestiniens de résistance, comme Akka Prison, et de la pop des années 1960, y compris le hit mondial de Cat Stevens, The First Cut Is The Deepest — qui date du printemps 1967.

Et, quand les fedayin reçoivent une caisse de chaussures militaires, l’un d’eux demande si elles sont belges — une référence au fait que, dans les années 1970, les Palestiniens étaient surnommés les Baljikiyyah ou Belges par les soldats jordaniens, du fait que leurs paquetages militaires provenaient de Belgique, au contraire des équipements américains de l’armée hachémite.

Ces références ne relèvent pas uniquement d’un souci de la précision historique, toutefois, le la musique du film est savamment utilisée. Le chant poignant de Cat Stevens commence au moment précis où Tarek quitta sa mère pour aller s’asseoir parmi ses camarades fedayin.

C’est le point culminant d’une série de scènes qui indiquent sa tentative d’affirmation – même si elle est prématurée – de sa masculinité adulte et de son désir de s’éloigner de sa mère. Et une scène de dabke rythmée (danse traditionnelle) va plus loin que le souci de connotation folklorique ; le rythme martelé se fond en une autre scène où le commandant du camp, frappe les recrues à l’aide de son pistolet lors d’une séance d’entraînement.
Les tensions montent

Pourtant, la vie idyllique de Tarek dans le camp d’entraînement est de courte durée ; les tensions montent le long de la frontière, les raids israéliens se multiplient et les plans d’action des fedayin de précisent. D’une part, Tarek est incapable de percevoir les conflits à l’intérieur même du camp, quand les combattants plus jeunes rongent leur frein alors que les plus âgés demandent plus d’entraînement. Et, d’autre part, il ne peut comprendre, en fin de compte, qu’il n’est pas un vrai fedayin.

C’est amer et en colère qu’on le laisse derrière alors que les autres combattants partent pour un raid et il s’en prend à sa mère et à Layth (Saleh Bakri), qui l’a amené dans le groupe. Le désir obsessif de Tarek de retourner chez lui – sans se rendre compte des dangers de la frontière – le pousse à continuer et amène le film à sa conclusion ambiguë et poignante et ses questions sans réponse.

When I Saw You est un échantillon de haute qualité de cinéma indépendant. Il met en scène d’excellents acteurs — tout particulièrement l’adolescent Afsa sans le rôle de Tarek — et il est filmé avec élégance, pour nous livrer le portrait tout en nuances d’un jeune garçon qui ne parvient jamais à s’adapter à son environnement, dans sa quête désormais impossible d’un endroit où il pourra découvrir l’un ou l’autre sens précaire de l’existence.

Il n’y a pas de réponses, ici ; en dépit de sa grande vraisemblance, le film n’a rien d’une espèce de documentaire. Il soulève des questions – sur la place qu’on occupe, la condition d’homme ou de femme, le pouvoir, l’amour et la séparation – mais il invite également le spectateur à penser et à regarder, plutôt que de lui dire ce qu’il devrait savoir et croire.

When I Saw You mérite haut la main les nombreuses récompenses qui lui ont déjà été décernées et on ne peut qu’espérer qu’un large public aura la possibilité de le voir dans le circuit habituel des salles de cinéma.

When I Saw You a été présenté en salle l’an dernier en Jordanie, en Suisse, en Belgique et au Liban. Pour plus de renseignements, consultez le site Internet du film et sa page Facebook.


Publié sur The Electronic Intifada 3 juin 2013
Traduction : Jean-Marie Flémal.
Les images ont été publiées grâce à la courtoisie de Philistine Films/Lamma Shoftak LLC.

Sarah Irving est une auteure free-lance. Elle a travaillé avec International Solidarity Movement en Cisjordanie occupée en  2001-02 et, entre 2004 et 2006, avec Olive Co-op, qui encourage le commerce équitable des produits palestiniens ainsi que les visites de solidarité en Palestine. Elle a écrit une biographie de Leila Khaled ainsi que le Bradt Guide to Palestine et co-auteur avec Sharyn Lock, de Gaza: Beneath the Bombs.

Annemarie Jasir

Annemarie Jasir

Honoring Palestinian history: filmmaker Annemarie Jacir on “When I Saw You”

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