Des explosifs placés dans le village de Kufr Qaddum : La déshumanisation

La semaine dernière, des soldats israéliens ont placé des engins explosifs improvisés à l’entrée du village Kafr Qaddum, un village palestinien de Cisjordanie occupée.

Sarit Michaeli, 4 septembre 2020

Des soldats israéliens emmènent un manifestant palestinien à Kufr Qaddum, près de Naplouse, en Cisjordanie occupée, le 23 août 2019. (Photo : Nasser Ishtayeh/Flash90)

Des soldats israéliens emmènent un manifestant palestinien à Kufr Qaddum, près de Naplouse, en Cisjordanie occupée, le 23 août 2019. (Photo : Nasser Ishtayeh/Flash90)

Après avoir rapporté 15 années durant sur les manifestations et les heurts en Cisjordanie occupée, dans le cadre de mon travail pour l’association des droits de l’homme B’Tselem, je pensais que plus rien ne pouvait encore me surprendre au sujet de la répression des manifestations palestiniennes contre l’occupation par l’armée israélienne. Jeudi dernier, toutefois, il s’est avéré que j’avais tort.

Ce jour-là, des résidents de Kufr Qaddum qui protestent chaque semaine depuis 2011 contre le blocage de la principale entrée de leur village, ont posté des photos d’engins explosifs improvisés camouflés qu’Israël avait placés en des endroits où les manifestants se rassemblent.

J’ai eu bien du mal à croire que des soldats en service aux abords d’un village palestinien, à proximité de sa zone habitée et où ils savent que les villageois se baladent et que les enfants jouent, aient pu planter des EEI bricolés à partir de grenades militaires paralysantes à la veille d’une manifestation. Ces engins avaient été placés de telle façon que le moindre contact les aurait fait exploser.

Pourtant, c’est précisément ce qui s’est passé jeudi dernier. Le premier engin a explosé après avoir été découvert par un gamin de 7 ans qui, par chance, ne l’a pas touché. Wasim Shteiwi, un parent qui avait été appelé sur les lieux et avait examiné l’engin, a été légèrement blessé par l’explosion. En réponse à une enquête des journalistes de Haaretz, Hagar Shezaf et Yaniv Kubovich, l’armée a admis qu’elle avait installé les engins.

Après ma première surprise, toutefois, j’ai pensé aux choses que, de mes propres yeux, j’ai vu l’armée israélienne faire ces quinze dernières années durant les centaines de manifestations auxquelles j’ai assisté dans les villages de Cisjordanie, dont Bil’in, Ni’lin, Nabi Saleh et Kufr Qaddum. J’ai vu des soldats tirer à balles réelles au-dessus des têtes des manifestants et même sur eux, ce qui se traduisait par des blessés et parfois même des morts, des militaires et des agents de la police des frontières tirant sciemment à l’aide d’armes de contrôle des foules,  telles des grenades lacrymogènes et des balles de métal enrobées de caoutchouc, sur des gens qui ne posaient aucun danger, contredisant souvent de la sorte la politique de tir ouvert de l’armée (y compris la fois où j’ai filmé un agent de la police des frontières m’envoyer une balle enrobée de caoutchouc que j’ai dû me faire enlever de la cuisse un peu plus tard à l’hôpital).

J’ai filmé des douzaines d’incidents avec des snipers israéliens qui tiraient des balles de calibre .22 (appelées « Ruger » ou « deux-deux ») sur des manifestants à Kufr Qaddum et dans d’autres villages, ce qui a eu pour résultats des douzaines de blessés et même un mort, Saaba ‘Obeid, 22 ans, sous nos yeux mêmes, à Nabi Saleh. De même, à Nabi Saleh encore, en 2011, un soldat a tiré une grenade de gaz de très près sur Mustafa Tamimi, le tuant. Je suis arrivée sur les lieux quelques secondes plus tard, pour le photographier alors qu’il gisait sur le sol, mortellement blessé.

Mustafa Tamimi, un Palestinien de 22 ans, de Nabi Saleh, quelques secondes avant qu’un soldat israélien ne lui tire de près une grenade lacrymogène en plein visage, à Nabi Saleh, le 12 décembre 2011. (Photo :  Haim Scwarczenberg)

Mustafa Tamimi, un Palestinien de 22 ans, de Nabi Saleh, quelques secondes avant qu’un soldat israélien ne lui tire de près une grenade lacrymogène en plein visage, à Nabi Saleh, le 12 décembre 2011. (Photo :  Haim Scwarczenberg)

A Kufr Qaddum et dans d’autres zones de la Cisjordanie, l’armée a lancé des chiens contre les manifestants, les a aspergés de « skunk », une arme de contrôle des foules à l’odeur repoussante, elle a mené des douzaines, sinon des centaines, de fausses arrestations et a même ouvert le feu sur des journalistes qui rapportaient ces incidents sur place.

Au cours de la seule année dernière à Kufr Qaddum, un bulldozer militaire a poussé des rochers sur les manifestants ; plus tard, elle a faussement accusé les Palestiniens d’avoir fabriqué entièrement cette vidéo. Des soldats ont détruit des biens – en tirant sur des réservoirs d’eau et en tailladant les pneus des voitures – en face même des caméras de sécurité. Et, le pire de tout, un soldat a tiré à balles réelles, touchant ‘Abd a-Rahman Shtewi, 10 ans, à la tête et le laissant dans un état végétatif, et un autre soldat a abattu Muhammad Shtewi, 15 ans, à la tête aussi, avec une balle enrobée de caoutchouc, le blessant grièvement. La plupart du temps, l’armée a réfuté ces actes et personne ne s’y intéresse particulièrement, sauf si les incidents ont été filmés. Dans ce cas, l’armée sort généralement une déclaration disant que l’incident est « sous enquête », comme dans le cas des EEI à Kufr Qaddum, et que les manifestations en question constituaient de violentes perturbations de la paix.

10 janvier 2020. Des manifestants palestiniens se heurtent aux forces israéliennes au cours d’’une action de protestation dans le village de Kfar Qaddum, près de Naplouse, en Cisjordanie occupée. (Photo : Nasser Ishtayeh/Flash90)

La répression violente par Israël des mouvements de foule est une manifestation des mêmes facteurs exactement qui poussent en tout premier lieu les Palestiniens de Cisjordanie à protester. Les neuf années de combat de Kufr Qaddum ont été menées contre la décision de l’armée, en 2003, de bloquer la principale voie d’accès à Naplouse, après que les colons de l’expansion adjacente de la colonie de Kedumim avaient estimé que la présence des Palestiniens était inacceptable.

La colonie même a été construite en partie sur des terres des résidents de Kufr Qaddum, par le biais de la déclaration de « terre d’Etat », une expropriation réalisée selon des astuces juridiques sournoises, et une invasion des terres palestiniennes privées. D’autres villages de Cisjordanie se sont révoltés contre les torts que l’occupation israélienne inflige à leurs existences, leur gagne-pain, leurs propriétés. Les protestations résistent aussi au régime occupant lui-même, qui refuse aux Palestiniens toute possibilité de déterminer leur propre sort.

Tant que l’occupation, les vols de terre et l’humiliation quotidienne se poursuivront, la lutte populaire contre cet état de chose se poursuivra elle aussi. Les manifestations dégénèrent parfois en heurts entre les soldats armés et les jeunes qui jettent des pierres, mais elles n’impliquent pas l’usage d’armes à feu par les manifestants – et ces manifestations sont en général clairement civiles de nature. Ainsi donc, le recours à la force létale contre les manifestants devrait être strictement prohibé, excepté dans des circonstances extrêmes de danger posées aux soldats.

En se basant sur tout ce que savons de ce qui s’est passé dans ces manifestations, pourquoi est-il si malaisé de croire que les militaires ont envoyé, ou donné la possibilité, ou tout simplement n’ont pas empêché les soldats de dissimuler des EEI afin d’intimider ou de contraindre une population civile par vulgaire souci de « dissuasion » ? Je crois que cela vient de notre incapacité d’accepter quelque chose de bien plus choquant : l’étendue de la déshumanisation et l’érosion de la dignité humaine élémentaire des résidents de Kufr Qaddum et de tous les Palestiniens de Cisjordanie, et que nous, Israéliens, appliquons en tant que société et Etat. La croyance qui prévaut en Israël est que nous pouvons faire tout ce que nous voulons aux Palestiniens et que, d’une façon ou d’une autre, tout un peuple luttant contre une force occupante bien plus puissante sera dissuadé de le faire si nous nous contentons de lui faire du tort, de l’intimider ou de lui faire suffisamment violence

23 août 2019. Un soldat israélien s’accroupit au-dessus d’un manifestant palestinien dans le village de Kfar Qaddum, près de Naplouse. (Photo : Nasser Ishtayeh/Flash90)

23 août 2019. Un soldat israélien s’accroupit au-dessus d’un manifestant palestinien dans le village de Kfar Qaddum, près de Naplouse. (Photo : Nasser Ishtayeh/Flash90)

C’est de la déshumanisation, non seulement parce que tant de personnes croient que ces actes sont raisonnables, mais aussi parce que nous présumons que la réponse des Palestiniens aux punitions collectives sera différente de la nôtre. Parce que leur humanité est en quelque sorte différente de la nôtre. Les Israéliens utilisent souvent l’expression biblique : « Plus ils les affligeaient, plus ils se multipliaient et plus ils se répandaient », pour démontrer notre résilience face à l’adversité. 

Le sentiment derrière cette phrase ne s’étend pas aux Palestiniens qui, par déduction, ne sont pas des êtres humains comme nous – et c’est pourquoi nous pouvons les opprimer en leur tirant dessus, en les faisant attaquer par des chiens, en leur imposant la violence en en leur infligeant des punitions collectives. Ou en recourant à des engins explosifs. Si seulement nous pouvions en tuer, mutiler er arrêter assez, ou démolir un nombre suffisant de leurs maisons, selon la logique, nous finirions par les dissuader et les obligerions à cesser de réclamer ces mêmes droits fondamentaux que nous considérons, nous, comme allant de soi : le droit à la liberté, à un gagne-pain, à la dignité.


Publié le 4 septembre 2020 sur +972 Magazine
Traduction : Jean-Marie Flémal

Sarit Michaeli

Sarit Michaeli est activiste de B’Tselem ( association israélienne des droits de l’homme) et l’auteure du rapport de B’Tselem « Contrôle de foule : le recours par Israël à des armes de contrôle de foule en Cisjordanie ».

Photo : prise à l’hôpital après qu’elle-même avait reçue une balle enrobée de caoutchouc, lors d’une manifestation qu’elle filmait à Nabi Saleh

 

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