Le droit de narration des féminismes palestiniennes

Si les plates-formes digitales continuent à avoir le pouvoir de dicter les termes des propos qui s’y échangent, nous ne pouvons que nous attendre à une restriction encore accrue de ce que l’intellectuel palestinien Edward Saïd appelait le « droit de narration ». En tant que féministes palestiniennes, nous ne connaissons que trop bien les enjeux actuels.

Par le Groupe de travail féministe – Palestine, 7 octobre 2020

Leila Khaled montrant une photo d'elle, plus jeune. (Photo : Tanya Habjouqa)

Leila Khaled montrant une photo d’elle, plus jeune. (Photo : Tanya Habjouqa)

Le 23 septembre 2020, la fameuse plate-forme digitale Zoom bloquait un séminaire (webinaire) ouvert en ligne auquel participait la combattante palestinienne pour la liberté, Leila Khaled.

La discussion, intitulée « Quels discours ? Genre, justice et résistance : un entretien », était coorganisée par les professeures Rabab Abdulhadi et Tomomi Kinukawa et cosponsorisée par le Programme des études des ethnicités et diasporas musulmanes et arabes (AMED) de l’Université d’État de San Francisco. Composante de la série d’AMED, Enseigner la Palestine : la pratique pédagogique et l’indivisibilité de la justice, le webinaire était le premier d’une série de deux se concentrant sur le genre et la justice sexuelle dans les communautés arabes, musulmanes et palestiniennes.

L’incident s’est mué en un étalage honteux du rôle que peuvent jouer les sociétés de technologie dans le paysage plus large de la répression raciste, patriarcale et sioniste exercée à l’encontre du discours palestinien. En particulier, il illustre les actuelles tentatives en vue de réduire au silence les discours palestiniens mêmes et, plus spécifiquement, les discours féministes palestiniens, qui font entendre non seulement les voix des femmes qui ont joué un rôle fondamental dans nos luttes historiques pour la libération mais, plus généralement, constituent une analyse de genre de nos luttes en cours contre la violence patriarcale et les mécanismes de la dépossession coloniale d’implantation.

De notre point de vue de féministes palestiniennes confrontées à l’occupation coloniale et à la dépossession par Israël, nous affirmons que les voix, expériences et discours des femmes palestiniennes ont été longtemps minutieusement surveillés, contrôlés et ciblés dans le cadre de la même structure de violence qui cible nos corps, nos sexualités, nos terres et nos existences.

Nous comprenons que les tentatives de dépréciation et d’effaçage de nos discours de féministes palestiniennes sont intimement liées aux tentatives d’effaçage de notre histoire d’autochtones et de notre présence dans notre patrie. Quand on écrit ou qu’on s’exprime sur les injustices auxquelles est confronté notre peuple, y compris les narrations sur la violence de genre et sexuelle qui continuent à constituer le présent, un grand nombre d’entre nous ont subi les violentes tentatives d’Israël en vue de réduire nos voix au silence et, de ce fait, de nous discipliner sur la voie de l’effaçage, avec des ramifications punitives aux niveaux politique, professionnel et personnel.

Nous percevons aussi cet incident comme la continuation, aux États-Unis, d’un contexte élargi de censure à propos de la Palestine, un critère déterminant pour d’autres communautés marginalisées qui s’expriment contre la répression et l’injustice.

En décembre 2019, Donald Trump a signé un ordre exécutif à l’adresse des institutions gouvernementales, y compris le département américain de l’Enseignement, afin qu’elles envisagent une définition déformée de l’antisémitisme destinée à censurer plus encore la liberté d’expression au sujet de la Palestine, et ce, après plusieurs tentatives avortées de faire adopter au Congrès des lois en ce sens. Cet ordre a enhardi les alliés d’Israël dans la poursuite de leurs attaques contre les intellectuels, les étudiants, les institutions et autres s’engageant à s’exprimer contre les violations par Israël des droits palestiniens.

L’annulation des services assurés par Zoom et, plus tard, par Facebook et YouTube à la SFSU (Université d’État de San Francisco), après les pressions exercées sur la plate-forme par des milliers de sionistes, ne peut être comprise qu’en relation avec ce contexte accru de surveillance et de répression du discours palestinien aux États-Unis. En effet, cette démarche crée un précédent dangereux en faveur de l’extension des mesures de répression récentes aux espaces virtuels, non seulement pour les Palestiniens, mais aussi pour d’autres groupes « subalternes ».

Comme nous nous appuyons de plus en plus sur les plates-formes digitales pour mobiliser des publics plus importants et, particulièrement, du fait que l’espace destiné à l’échange face à face s’est rétréci dans le sillage du Covid-19, nous savons que ce genre de suppression sera utilisé comme une arme pour réduire au silence toutes les communautés – et surtout marginalisées – qui recourent à l’espace digital pour exprimer leur opposition aux systèmes oppressifs au sein desquels nous vivons.

Alors que nous sommes vivement conscients de la logique systémique du racisme inhérente aux technologies digitales pour les communautés racialisées, les plates-formes digitales produisent également des opportunités de socialité face au phénomène de l’effaçage. Si les plates-formes digitales continuent à avoir le pouvoir de dicter les termes des propos qui s’y échangent et si nous continuons à devoir demander la permission des imposants conglomérats de la technologie afin de pouvoir partager nos discours vitaux, nous ne pouvons que nous attendre à une restriction encore accrue de ce que l’intellectuel palestinien Edward Saïd appelait le « droit de narration » (1984). En tant que féministes palestiniennes, nous ne connaissons que trop bien les enjeux actuels.

De plus, la censure imposée au webinaire « Quels discours ? » d’AMED est un exemple frappant de la transformation en armes du langage et du discours hégémonique de l’oppresseur afin de réduire au silence nos histoires de résistance.

Afin de justifier le retrait de ses services au panel, Zoom a déclaré qu’

« à la lumière de l’affiliation ou de l’appartenance rapportée de l’oratrice à une organisation considérée comme terroriste par les États-Unis (…) nous avons déterminé que la rencontre même avait lieu en violation des modalités de service de Zoom ».

Cette logique structurée s’appuie sur la désignation de ce qui constitue le terrorisme. En tant que puissance impériale dans la région, les États-Unis continuent à fournir à Israël un soutien financier, idéologique, militaire et diplomatique sans équivoque. Pour paraphraser les termes forts utilisés par Khaled elle-même, ce n’est pas du terrorisme que de résister à l’occupation et à la colonisation de sa terre et de son peuple. Le véritable terrorisme, c’est l’occupation sioniste même.

Les puissances coloniales ont instrumentalisé historiquement la signification du terrorisme de façon à l’associer à des acteurs particuliers plutôt qu’à des actions, délégitimant ainsi le recours à la force, quelles que soient les cibles ou tactiques de certains acteurs et absolvant par-là même la violence des États les plus puissants.

Ce processus a invoqué des « conventions civilisationnelles » afin d’enfermer dans un cadre, comme étant barbare, sauvage et allant au-delà des limites de la guerre « conventionnelle » le recours à la force par des combattants indigènes, noirs ou de couleur en général.

Alors que la communauté internationale a reconnu le droit de tous les peuples, y compris les Palestiniens, a recourir à la force

« contre la domination coloniale et l’occupation étrangère et contre les régimes racistes dans l’exercice de leur droit à l’autodétermination »,

Israël et les États-Unis ont refusé de reconnaître ce droit et ont continué à cataloguer tout recours à la force par des acteurs non étatiques comme criminel et terroriste. Dans un même temps, les États-Unis et Israël ont conféré à leur recours à la force une structure défensive et légitime, même si leurs forces ont ciblé des écoles, des hôpitaux, des centrales électriques, des terres agricoles, des funérailles et même des cérémonies de remise de diplômes et des mariages.

En tant que collectif de féministes palestiniennes basé en premier lieu aux États-Unis, nous concevons qu’il est de notre devoir d’affronter les imaginaires sionistes, coloniaux, orientalistes et hégémoniques qui font des Palestiniens, et en particulier des femmes palestiniennes, des monstres, des terroristes, des « aliens » racialement étiquetés évoluant en dehors de l’univers humain.

Nous reconnaissons les tentatives actuelles en vue de pervertir et de rejeter des épisodes de lutte comme étant « terroristes » et ce, dans le cadre de la mise en place d’un système visant à nous gommer pour de bon en tant que peuple autochtone. Nous sommes conscients de ce que les attaques contre les Palestiniens ouvrent souvent la porte à des attaques plus amples contre certains mouvements d’émancipation et qui, loin elles aussi d’être exceptionnelles, constituent par conséquent de graves motifs d’inquiétude générale.

En tant que féministes palestiniennes, nous honorons Leila Khaled et nous nous prévalons d’elle, de la même façon que nous nous prévalons de toutes les femmes palestiniennes, tant au pays qu’en exil, qui ont combattu pour faire en sorte que les générations de Palestiniens continuent à exister. Nous sommes honorées de perpétuer cet héritage à travers un engagement indéfectible vis-à-vis de la lutte de libération de la Palestine.

Noura Erakat, professeure assistante en études africaines, Université Rutgers

Dre Sarah Ihmoud, professeure assistante en anthropologie, The College of the Holy Cross (Collège de la Sainte-Croix)

Dre Hana Masri, boursière postdoctorale, Centre de recherches avancées en communication globale, Université de Pennsylvanie

Maisa Morrar, médecin adjointe et membre, Mouvement de la jeunesse palestinienne

Dre Loubna Qutami, professeure assistante en études asiatiques-américaines, UCLA

Basima Sisemore, chercheuse, Othering & Belonging Institute, UC Berkeley

Randa M. Wahbe, candidate doctorante en anthropologie, Université de Harvard

Yazan Zahzah, MA en études féministes et de genre, San Diego State University

Leena Odeh, J.D., The Decolonizing Race Project (Projet de décolonisation raciale)

Au nom du Groupe de travail féministe – Palestine


Publié le7 octobre 2020 sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal

Lisez également : YouTube, Zoom et Facebook censurent Leila Khaled pour le compte d’Israël

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