« Trois générations » de narration poétique et de résistance culturelle

« Three Generations » (Trois générations), de Rafeef Ziadah et Phil Mansour, est un album puissant inspiré par une tradition radicale de culture de résistance palestinienne, produite pour instiller une conscience de la résistance et mobiliser l’action durant la longue marche vers la liberté.

Chandni Desai, 22 octobre 2020

 

« Est-il un endroit où les gros titres ne nous haïssent pas 
ni ne présument que nous mourons mystérieusement, en nous contentant simplement de tomber, sans jamais être tués intentionnellement ?
Est-il un endroit où les nouvelles qui se succèdent telles les vagues déferlantes n’apportent pas plus d’autres corps encore de la Méditerranée ?
Est-il un endroit où nous sommes davantage que des récits d’horreur
et des numéros gravés sur des casques ?
Est-il un endroit où nous pourrions exister …
rien qu’un endroit où nous pourrions exister, où nous pourrions être chez nous ? »

se demande Rafeef Ziadah, la célèbre poétesse palestinienne du spoken-word [littéralement, le « mot parlé », NdT], sur le dernier album d’elle-même et de son musicien Phil Mansour, Three Generations (Trois génération). 

Three Generations est cet endroit, un palimpseste musical de la Palestine. Un endroit qui retrace et mémorialise le foyer, la terre, l’épuration ethnique, la dépossession forcée, l’exil, les sièges, la résistance et le sumud (la résilience) face à un siècle de violence coloniale et impérialiste et de vol de terres. C’est un rappel essentiel et puissant qui « transmet le souvenir et l’espoir », et tout particulièrement le souvenir et l’espoir palestiniens. Brillant sur le plan lyrique, avec des métaphores puissantes, toute une imagerie et un superbe brassage de mots. Profondément émouvant, avec une fusion de paysages sonores orientaux contemporains, incorporant guitare acoustique, nai, oud et percussions de façon différente, unique dans le genre qu’est le spoken word.

L’album est riche de trouvailles poétiques, tout en racontant des histoires personnelles et collectives de la vie et de l’histoire de la Palestine. Dans une interview que j’ai réalisée avec Ziadah et Mansour lors du lancement virtuel de leur album au Festival du cinéma palestinien de Toronto, en septembre 2020, Ziadah expliquait :

« Three Generations est non seulement une histoire très personnelle sur ma famille et sur trois générations de femmes de ma famille, mais aussi sur toutes les femmes palestiniennes. »

L’album mélange de belle façon trois générations d’histoires contre l’effaçage de la vie et de la terre palestiniennes. L’album défie le projet sioniste et la guerre culturelle menée contre les Palestiniens par l’État colonial d’implantation d’Israël, qui tente en permanence d’occulter la culture de la Palestine et de supprimer sa narration dans la production culturelle, les médias, la politique, l’histoire, l’enseignement, les universités et dans le pays même. En défiant l’hégémonie culturelle israélienne à travers tout l’album, Ziadah mémorialise la Nakba toujours en cours, par exemple sur une plage comme Al-Sindiyana – un village palestinien détruit en 1948. Sa poésie ressort de l’oubli la géographie palestinienne en nommant ce qui a été détruit et qui, pourtant, reste encore, affirmant ainsi l’existence palestinienne. Elle s’intègre au paysage, incarnant et narrant en même temps les perspectives des arbres palestiniens – les chênes (sindiyana) et les oliviers – qui ont veillé sur la Méditerranée pendant toutes les générations au cours desquelles les Palestiniens ont subi la dépossession, la perte et l’exil. Sur le plan musical, Mansour expliquait dans l’interview que, pour lui, son rôle en tant que musicien était de « soutenir la narration ou la maintenir présente ou encore créer une ambiance autour d’elle mais, ce qui est central, c’est la poésie et ce qui est exprimé et entendu dans le disque. »

https://youtu.be/0Y6hsViciv4

De façon politiquement astucieuse, l’album met en scène les conditions du colonialisme d’implantation et l’impérialisme qui fonctionne par le biais des différences de race, de classe et de genre, de l’oppression et de l’exploitation. L’actuelle défense de leur terre par les Palestiniens est rendue sur le morceau Jerusalem, qui reflète « l’alliance si peu sacrée » entre Israël et l’impérialisme américain, qui négocie les prises coloniales de terres palestiniennes autochtones, prétendument promises par « Dieu » à des blancs et qui commercialise ouvertement sur le marché l’histoire de la Palestine sous le prétexte de plans de paix (tel le plan de Trump). Au fil des décennies, les colons sionistes ont reconfiguré les terres palestiniennes en les rebaptisant d’autres noms et en annexant de plus en plus de territoire, et à tout cela s’oppose le recours à la mémoire palestinienne, par exemple, dans les plages His Story et Duma. Cette dernière demande aux colons israéliens si l’élimination de la vie et de la terre palestiniennes sera approuvée par le messie quand il ressuscitera.

Tout au long de l’album, Ziadah tisse des cartes narratives qui rassemblent le savoir palestinien des lieux et de l’espace, habituellement transmis par voie orale au fil des générations, et elle utilise la poésie comme un terrain de lutte dans lequel les géographies et la vie palestiniennes sont entremêlées avec les actions du colonialisme d’implantation, de l’occupation, de la guerre, de l’apartheid et de la modernité européenne. La dépossession forcée, l’exil et la quête d’un chez-soi sont des thèmes centraux dans la poésie de Ziadah.

La plage His Story reconstitue la mémoire des Palestiniens qui ont « porté leur foyer d’une tente à un bateau, vers une nouvelle vie », tels des gens sans terre et des réfugiés sans patrie qui ont été disséminés et séparés dans tous les coins de la Méditerranée. Les poèmes racontent les histoires des guerres qui ont suivi les Palestiniens jusqu’à leurs lieux de refuge au Liban, en Jordanie, en Irak, en Syrie et ailleurs, et qui ont provoqué leurs multiples exils partout autour de la Méditerranée. Les caractéristiques méditerranéennes de plusieurs plages de l’album, comme Don’t Share, qui mémorialise la mort d’un petit Syrien de trois ans, d’origine kurde, mort noyé en mer en compagnie de sa mère et de son frère alors qu’ils tentaient de rallier l’Europe. Ziadah explique que,

« bien que son image ait été partagée internationalement, la situation hostile à l’égard des réfugiés est restée la même. Le poème est dédié à tous ceux qui traversent la Méditerranée (dans le passé comme à présent) à la recherche d’un foyer ».

De même, Mediterranean Blues est l’une des plages les plus émouvantes, sur le plan poétique comme sur le plan musical, de l’album ; elle traduit la condition des réfugiés qui fuient les conflits au Moyen-Orient. Les paysages sonores du Proche-Orient et de l’Orient produits par Mansour sont accompagnés par les métaphores formidables de Zaidah et par ses histoires de femmes qui survivent à la guerre. Elle fait rimer avec puissance :

« Je l’ai vue compter les marques des balles dans les vagues
les écouter s’écraser sur les côtés, comme s’effondrent des immeubles, sur les côtés …
elle ne savait pas qu’elle allait découvrir Alep qui la suivrait dans la mer, qui la suivrait, toujours s’effondrant sur les côtés …
et ainsi elles apprit ce que tous les réfugiés apprennent
elle apprit à faire des jeux avec les décombres
à secouer la poussière
à éviter les shrapnels en riant
à hurler, rêver et danser
à hurler, rêver et danser sur une guerre qu’ils faisaient bien loin …
nous sommes profondément habités par la mémoire et l’espoir. »

Artistiquement rebelle avec ses refus radicaux, sa force révolutionnaire, son amour et ses images de liberté, tout l’album est habité de l’esprit du sumud (résilience) et de l’espoir, nécessaires dans le pessimisme de la perte d’une direction révolutionnaire palestinienne, d’un projet de libération nationale et de la violence coloniale capitaliste en cours à laquelle sont confrontés les Palestiniens.

Les discours de l’État israélien représentent les Palestiniens comme « des menaces démographiques » et sont accompagnés d’une violence raciale, sexuelle et de genre, particulièrement contre les femmes palestiniennes, lesquelles symbolisent la nation, puisqu’elles portent en leur matrice les futures générations. Three Generations est également le titre d’une plage de l’album qui, de façon dynamique, traite de la survivance des femmes et des filles palestiniennes. Malgré les décennies de violence endurée par les femmes et les filles palestiniennes face à un projet colonial d’élimination des autochtones, les poèmes de l’album amalgament tout un sentiment actif fait de présence et de résistance. Ils racontent les histoires des femmes palestiniennes qui ont joué un rôle inestimable dans la lutte, que ce soit par leur participation à la révolution ou en survivant via des activités plus terre-à-terre comme prendre soin des enfants, faire à manger et instiller l’histoire et la culture palestiniennes dans la conscience de leurs enfants. Her Story reflète l’histoire orale d’une femme, comme la plupart des femmes palestiniennes qui tiennent le chaos de la guerre et de la violence de l’État loin de leurs êtres chers, via diverses formes tels le défi, les soins radicaux, l’hospitalité, le rire, la cuisine, les prières, les leçons de dabke, la narration d’histoires et l’amour. Her Story est le texte qui compte le plus, pour Ziadah, qui en dit ceci :

« C’est le texte le plus proche de moi, le plus personnel, parce que c’est l’histoire de ma grande-mère. »

À l’instar de sa grand-mère, l’album incarne également une praxis féminine qui peut être perçue de belle façon dans la vidéo musicale de Three Generations, laquelle montre des photographies de la survivance des femmes palestiniennes à travers des géographies fragmentées – de la Palestine de ’48, des territoires occupés et de la diaspora.

L’album exprime aussi des histoires et des messages de refus anticolonial rejetant le présent colonial, puisque chaque plage de l’album se termine par un puissant message de résistance. Grenfell with Love parle de l’incendie structurel particulièrement mortel qui avait éclaté au Royaume-Uni aux Grenfell Towers (*) et il incarne une politique de solidarité, dans laquelle Ziadah associe la lutte palestinienne avec d’autres luttes pour la justice raciale, économique et de genre. De même, la plage Define imagine le retour des réfugiés palestiniens vers les foyers et terres qu’on leur a volés, refusant ainsi une souveraineté et un futur coloniaux.

Three Generations rassemble l’espace et l’absence d’espace des Palestiniens, la perte et l’existence, la méfiance et la trahison, le douleur et l’humour, l’attente et le refus de se rendre, la vie et la mort. C’est un album puissant inspiré par la tradition radicale de la culture palestinienne de la résistance, dont il fait partie intégrante, et il a été produit pour enregistrer et transmettre des histoires orales à travers le temps et l’espace, pour instiller une conscience de la résistance, mobiliser dans l’action engagée pour la justice et la libération et il inculque également le sumud dans la longue marche vers la liberté.

Rafeef Ziadah et Phil Mansour

Il était prévu que Ziadah et Phil Mansour fassent une tournée et diffusent leurs album mondialement, mais la pandémie du Covid-19 les a empêclés de le faire et de présenter leur album en live. Pour commander à l’avance ce magnifique legs à l’esprit humain et soutenir les coûts de production de l’album, vous pouvez le commander (Three Generations) sur le site Pozible (13 plages. Rafeef Ziadah. £ 12).


Publié le 22 octobre 2020 sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal

Chandni Desai

Chandni Desai

Chandni Desai est professeure assistante à l’Université de Toronto. Elle travaille actuellement sur son premier livre, « Circuits révolutionnaires de la libération : La tradition radicale de la culture palestinienne de résistance et son internationalisme », et elle est responsable de Liberation Pedagogy Podcast.

 

Note

* Incendie dans un immeuble de logements, en juin 2017, en Angleterre, dans la banlieue de Londres. Il y avait eu 79 victimes. La qualité des matériaux de construction avait été mise en cause. NdT

 

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