Saisir Gaza sur des photos

De nos jours, toute personne qui possède un smartphone et sait comment prendre un photo est un.e photographe. Au fil des jours, à mesure que l’horloge avance, à chaque minute, à chaque instant, il est des souvenirs qui doivent être gardés, des instants à sauvegarder, des actions à saisir à jamais. Il y a de la beauté, dans les photographies. Être à même de sauvegarder un instant, tous, il nous arrive d’en avoir besoin, durant notre vie. Imaginez, par exemple, de ne pas rire à la vue de vos photos embarrassantes de quand vous étiez jeune !

Yara Jouda, 4 février 2021

Je ne blâme personne d’aimer la photographie mais, quand il s’agit de nous, les Gazaouies, nous considérons la chose selon une tout autre perspective. Ici, les gens appuient sur le bouton pour saisir un moment qu’ils ont l’intention de ne jamais oublier, qu’il s’agisse d’un instant de bonheur, de quelque chose de comique, ou de triste. Nous saisissons l’amour dans les yeux des jeunes mariés, nous saisissons leur joie. Nous saisissons le rire des enfants qui jouent dans le sable ou dans les ruelles étroites d’un camp de réfugiés. Nous prenons un selfie quand, avec nos amis ou nos proches, nous visitons un bel endroit. Nous essayons toujours de saisir le bonheur dans chaque coin où nous pouvons aller.

Mais nous saisissons aussi la tristesse dans les yeux de ceux qui ont perdu des êtres chers dans un bombardement soudain. Nous saisissons les larmes d’une mère martyrisée quand elle dit adieu à son fils. Nous saisissons les masses d’hommes peinés venus assister aux funérailles d’un martyr et lui dire au revoir. Nous saisissons les craintes qui nous assaillent quand nous sommes forcés de nous enfuir de nos foyers frappés par la guerre. Nous saisissons les crimes perpétrés contre nous.

Nous ne prenons pas que des photos d’êtres aimés. Nous photographions la beauté de tout endroit que nous aimons à Gaza, et on peut en compter de très nombreux. Si vous demandez à quelqu’un : « Quel est votre endroit favori à Gaza ? », la réponse sera certainement la mer. La mer dans toute sa beauté – depuis le ciel jusqu’à la texture du sable, depuis les vagues blanches jusqu’à la plage jaune ; depuis le soleil d’or jusqu’au soleil de pourpre, depuis les bleus de la mer jusqu’au vert des algues. Les vrais amoureux de la mer peuvent entendre le bruit des vagues en se contentant de regarder une bonne photo de la mer. Tout ce paragraphe décrit une image de la mer et, pourtant, je ne parviens même pas à commencer à restituer son dû à cette scène qui vous coupe le souffle. Je n’aurai jamais assez de photos de la mer. Je ne puis même pas la saisir sous ses angles multiples afin de vous montrer ce que je vois de la beauté de notre mer.

Quand nous appuyons sur le bouton de l’appareil et que nous prenons une photo d’un endroit d’ici, à Gaza – la maison de notre grand-père, notre maison, le jardin, l’université, notre rue favorite, notre restaurant préféré – nous le faisons en raison de la crainte de ne plus être en mesure de revoir cet endroit plus tard. Une bombe, une grande secousse, et notre endroit n’est plus là. En lieu et place, nous retrouvons du ciment et des pierres éclatées. Nous saisissons une image de façon à ne pas oublier nos lieux, à les faire vivre aussi longtemps que nous le pourrons, à nous aider à nous souvenir de ce que nous avions, à sauvegarder nos souvenirs et à dire à nos enfants :

« Dans le temps, il existait un endroit où ton oncle et moi allions chaque vendredi mais, aujourd’hui, ce n’est plus possible, à cause d’une stupide bombe. »

Nous prenons une photo pour marquer ce qui s’est passé, pour sentir notre appartenance à un endroit et nous rappeler les sentiments que nous éprouvions, si bien, qu’importe ce qui peut nous arriver, l’histoire pourra toujours être racontée par une image.

Les Gazaouis ont converti le complexe italien détruit en une œuvre d’art. (Photo : We Are Not Numbers)

Les Gazaouis ont converti le complexe italien détruit en une œuvre d’art. (Photo : We Are Not Numbers)

Nous saisissons l’amour, le bonheur, la peur et tant d’autres émotions encore, en un seul clic. Une photo peut parcourir le monde entier. Les photos aujourd’hui sont plus importantes que jamais – elles sont les voix et les preuves dont nous disposons pour vous faire voir ce que nous, les Gazaouis avons enduré, endurons encore et continuerons à endurer.

Les photos ne sont pas là uniquement pour vous montrer l’objectif brisé d’un photographe qui a été tué ou qui a perdu un œil à cause d’une balle. Les photos sont également censées montrer le bonheur des gens qui essaient de vivre le plus pleinement possible. Quand vous désirez voir l’amour à Gaza, il vous suffit d’ouvrir sur Instagram l’histoire de tout photographe de Gaza spécialisé dans les mariages, et ils sont nombreux. Vous seriez étonnés par leur créativité, par l’amour qu’éprouvent les proches et les amis les uns pour les autres et l’amour que les jeunes mariés montrent dans leurs yeux et vous seriez étonnés par cette beauté qui est la nôtre. Nous essayons de donner vie à tout ce que nous pouvons et qu’importe le nombre de fois où les choses nous laissent tomber.  


Publié le 4 février 2021 sur We are not numbers
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Yara Jouda

Yara Jouda

Yara est une réfugiée palestinienne dont la ville d’origine est Ashdod, qui fait partie aujourd’hui d’Israël, depuis le nettoyage ethnique de 1948. Elle déclare : “Écrire est mon hobby favori. Quand j’écris, je me sens comme dans mon monde à moi. Je peux écrire sur tout ce que je veux et je me sens libre. C’est aussi une façon de raconter notre véritable histoire au monde.” Yara aime également lire des romans, écouter, danser et se balader à moto. Elle aimerait aussi patiner sur glace, si seulement Gaza avait une patinoire !

Actuellement, Yara étudie la littérature anglaise en Arabie saoudite.

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