D’un camp de réfugié.e.s du Liban aux théâtres du Danemark

Ou comment six actrices amateures palestiniennes du camp de réfugié.e.s de Bourj el-Barajneh ont conquis les planches de divers grands théâtres du Danemark et comment cette expérience a changé leur vie.

Les six actrices et l’auteure de la pièce. (Photo : The Rights Forum)

Les six actrices et l’auteure de la pièce. (Photo : The Rights Forum)


Somoud Ghazal,
10 décembre 2021

Il n’avait rien d’ordinaire, ce voyage qui allait amener sept Palestiniennes bien décidées du camp de réfugié.e.s de Bourj el-Barajneh, au sud de Beyrouth, dans la capitale du Danemark, Copenhague. Ce ne fut pas non plus un voyage touristique pour personnes bien nanties, mais une histoire qui résume bien la souffrance des camps de réfugié.e.s palestinien.n,e.s au Liban.

Le voyage avait commencé à l’aéroport de Beyrouth, où la dramaturge Fadia Loubani et six actrices – Maha Murra, Wafiqa Loubani, Samira Yassin, Aya Qassem, Alaa Aweiti et Amna Berkaji – avaient fait la file dans le hall des départs. Malgré leur détermination, les femmes étaient nerveuses et angoissées, comme si elles étaient coupables. Elles avaient essayé de dissiper leurs craintes, mais leurs émotions étaient restées bien apparentes : il s’y mêlait de la tension, de l’inquiétude et de la méfiance.

Les actrices amateures appartiennent à deux générations, mais se savent liées par des expériences communautaires. Qu’importe l’âge qu’on a quand on vit dans un camp surpeuplé de réfugié.e.s, où l’espace est réduit et les conditions de vie pénibles et où les soucis et récits se transmettent d’une génération à la suivante. Ce sont des histoires d’amour, de déception, d’espoir et de sacrifice, partagées sous le mûrier du jardinet. De là, elles ont trouvé leur chemin vers un modeste théâtre du camp, pour enfin franchir les frontières et débarquer sur les estrades des prestigieux théâtres du Danemark.

 

Le mûrier

La dramaturge Fadia Loubani raconte qu’il allait presque de soi que le mûrier devînt le symbole du théâtre dans le camp :

« Le mûrier est une allusion à notre patrie, la Palestine, et à la cause palestinienne, notre cause, puisque cet arbre est un traditionnel lieu de réunion pour toute la famille. Nos aïeux ont emporté l’arbre dans le pays où ils se sont réfugiés, afin qu’il leur soit une consolation. »

Presque aussi évident est le titre de la pièce de théâtre présentée sur les scènes danoises : This Is Us (C’est nous). La pièce reproduit les récits des six actrices, des histoires réalistes qui reflètent leur vie et qui ont été accueillies avec enthousiasme par le public danois. « Je ne m’attendais pas à ce succès », déclare Fadia Loubani.

« La société danoise nous a acceptées et est entrée en interaction avec nous, en nous posant des questions profondes et précises. Les Danois nous interrogeaient sur notre existence et nos revendications qui, pour le dire brièvement, correspondent à une existence digne et au droit au retour. »

Les représentations, réparties en neuf jours, ont eu lieu dans les principaux théâtres du Danemark, dont le Menhat Alberg, le Gelrup et la scène de la Riesling High School, et Fadia Loubani raconte que, lors de chaque représentation, les actrices sentaient les réactions et la sympathie du public.

 

Des récits

Les femmes sont plus vulnérables à la persécution et à la discrimination que les hommes, surtout dans des situations de réfugié.e.s. Bien des femmes sont forcées de renoncer à leurs rêves et de se sacrifier pour des raisons économiques ou sociales. Les récits des actrices de Bourj el-Barajneh en témoignent à suffisance. Les thèmes sont reconnaissables pour bien des réfugié.e.s, et les femmes en particulier : la migration, la quête d’une vie meilleure et de meilleures possibilités d’emploi, la douleur de la mort et la séparation d’avec les êtres chers, les maladies invasives telle la schizophrénie, ou encore le sacrifice de soi. Les récits ont pris forme avec le soutien de C:NTACT, une organisation danoise indépendante spécialisée dans le théâtre et les médias.

This Is Us commence par Aya, une femme de 24 ans qui aime son emploi dans une école maternelle, mais est fiancée à un homme qui préférerait la voir rester à la maison. Elle est dans l’embarras le plus complet, car elle doit décider si elle veut suivre son rêve d’une vie de travail ou si elle préfère avoir une relation et opter pour une vie de famille.

Alors qu’Aya se débat avec son dilemme, Samira parle de son mari passionné, qui ne répond pas aux attentes des hommes du camp. Des rumeurs et des préjugés concernant son mari influencent la façon dont Samira a accepté la déclaration d’amour qu’il lui a adressée. C’est là que Maha entame son récit, dans lequel elle parle de son mari, qui souffre de schizophrénie, et du fait que la société ne l’accepte pas, mais Maha tient absolument à l’aider et découvre que l’agriculture à domicile est une façon de pouvoir améliorer ses relations avec lui.

Il est communément connu que les normes sociales et les circonstances économiques qui apparaissent dans les camps de réfugié.e.s et leur voisinage sont de nature particulière et peuvent influencer profondément l’existence des femmes. Entre les diverses expériences des femmes, il est également question dans la pièce du droit palestinien au retour et à l’autodétermination, vu que Bourj el-Barajneh et les autres camps de réfugié.e.s palestinien.ne.s sont indissociablement liés à la question palestinienne.

Notre vie a changé

« Les applaudissements ont accéléré, et mes battements de cœur aussi. » C’est par cette phrase que Maha entame son récit de l’aventure danoise. « C’était la première fois que j’allais en voyage », dit-elle, ajoutant que c’était aussi la première fois qu’elle était toute seule, loin de sa famille.

« Cette représentation n’était pas seulement une manière de raconter notre histoire, mais elle proposait également un nouveau récit. Ma vie a changé. »

« Pour moi, il est clair désormais que je puis prendre une décision, que je puis voyager, utiliser ma voix et transmettre ma douleur. Toutes les limites et interdits ont été brisés. J’ai dû attendre l’âge de 54 ans, avant d’en arriver là, mais, cette fois, c’était MA décision et c’était MON expérience ! »

La metteuse en scène danoise Sophie Brickley est d’accord avec Maha pour dire que la présentation de la pièce au Danemark a changé la vie des femmes.

« J’ai eu à faire avec elles pendant cinq ans et j’ai éprouvé de la douleur et de la frustration mais, aujourd’hui, je vois des femmes affirmées et ambitieuses, avec une passion pour le savoir et la connaissance. Je pense que le voyage a modifié leur sort et leur regard sur l’existence. »

 

Le commencement du rêve

En 2016, Sophie a quitté le Danemark pour se rendre au camp dans le cadre de son travail. Elle y a rencontré la directrice et la fondatrice de l’Al-Qassam Kindergarten, qui écrit également pour le théâtre, Fadia Loubani.

« Fadia a partagé avec moi les détails de la vie quotidienne et des vicissitudes de la vie dans le camp, et nous avons esquissé ensemble le rêve de la possession d’un théâtre, que nous considérions comme le seul endroit où les femmes allaient vraiment pouvoir se réaliser. »

« Au début, nous avons eu des problèmes », poursuit-elle.

« Ce n’a pas été facile de convaincre les femmes et leurs familles de cette idée. Ensuite, nous avons élargi petit à petit et nous nous sommes concentrées sur des pièces dans lesquelles les femmes pouvaient parler sans honte de leurs problèmes. Le théâtre tend à mettre en évidence toutes les possibilités des femmes, de sorte que les spectateurs peuvent ainsi s’imprégner des histoires qui se passent au camp, avec tous leurs côtés sombres, mais aussi leurs beaux côtés. »

« Jusqu’à présent, nous sommes parvenues à présenter quatre pièces avec, pour titres, Tala’a, Bonjour mon amour, Près du mûrier et Voici ce qui nous est arrivé. C’est surtout Près du mûrier qui a obtenu beaucoup de succès à Bourj el-Barajneh, ce qui a fait germer chez certains fonctionnaires et dramaturges danois ainsi que chez des représentants de la communauté arabe au Danemark l’idée de reprendre une représentation théâtrale dans mon pays. »

 

Les barrières tombent

En compagnie de C:NTACT, on a travaillé sérieusement pendant trois mois pour rendre les récits de This Is Us présentables sur scène. En fait, la présentation aurait déjà dû avoir lieu il y a un an et demi mais la pandémie de coronavirus, entre autres, a gâché nos plans.

Sophie elle aussi a été impressionnée par le public danois.

« Le public était visiblement ému et tirait parti en même temps des expériences des femmes et des détails de leur vie quotidienne. Loin de la guerre et du camp de réfugié.e.s, les récits touchaient les cœurs. Quand nous partageons des histoires, les barrières tombent. »

« Les réactions du public, de la presse et des gens qui nous ont suivies indiquent que nous sommes parvenues à concrétiser le rêve, c’est-à-dire qu’il y a aujourd’hui un théâtre qui satisfait aux critères internationaux et où les femmes du camp peuvent faire entendre leur voix. Le succès m’a rendue heureuse. »

De petits rêves sont nés de la matrice de la souffrance et, avec de la bonne volonté et de la détermination, ils peuvent devenir réalité. Peut-être est-ce la principale leçon des récits de sept femmes qui sont parvenues à transposer leur voix depuis le territoire du camp jusqu’aux plus grands théâtres de Copenhague.

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Somoud Ghazal est une journaliste palestino-libanaise qui est née et a grandi dans le camp de réfugié.e.s palestinien.ne.s de Bourj el-Barajneh au Liban.

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Publié le 10 décembre 2021 sur The Rights Forum
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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