Gentrification à Jérusalem

 

 

 

Faire reposer une discussion sur le fait de savoir si la gentrification d’Al-Quds est économique ou idéologique dissimule la manière dont fonctionne le colonialisme de peuplement. Remonter à la philosophie de Herzl explique pourquoi ; le plan consiste à saisir des terres pour les colons au détriment des Palestiniens qui vont devoir être chassés et déportés dans des enclaves ; il consiste également à attirer la bourgeoisie nationale, comme l’appelle Fanon, aux côtés des sionistes, ce qui est devenu plus manifeste à Jérusalem et dans d’autres villes palestiniennes.

Raghad Zughayer, 10 janvier 2022

Al-Quds (Jérusalem) et ses habitants autochtones, les Palestiniens, sont aux prises avec un système capitaliste colonial. La capitale de la Palestine occupée s’israélise et « s’urbanise » de jour en jour, dans le même temps qu’Israël tente de masquer ses traces

Depuis des décennies, les Palestiniens assistent au vol de leur terre par le projet colonial sioniste, dont la tactique peut être devenue un peu moins évidente aux yeux du monde, mais pas à ceux des Palestiniens, confrontés au nettoyage ethnique et à la gentrification. Le présent article se propose d’expliquer comment la gentrification fonctionne sous le colonialisme de peuplement et, si cette gentrification est effectivement reconnue comme un processus d’« urbanisation » des quartiers pauvres et de déplacement de leurs habitants d’origine, les choses sont toutefois plus compliquées dès qu’il s’agit d’Al-Quds.

Si on veut comprendre la gentrification dans ce contexte, il convient d’analyser les tactiques utilisées par le sionisme et de jeter un coup d’œil rétrospectif sur la philosophie de Theodor Herzl, le fondateur du sionisme, qui proclamait :

« Les terres privées dans les zones qui nous ont été allouées doivent être saisies à leurs propriétaires. Les habitants pauvres doivent être évacués rapidement de l’autre côté de la frontière après qu’on leur aura assuré des emplois dans leurs pays de destination. Ils doivent se voir refuser des emplois dans notre pays ; quant aux détenteurs de propriétés importantes, ils finiront par se joindre à nous. »

Instaurée voici plus d’un siècle, cette stratégie constitue le plan officiel élaboré depuis par « Israël » au détriment des Palestiniens, les résidents autochtones, autour des terres dont l’occupation israélienne n’a toujours pas le contrôle.

Pour simplifier, disons qu’un État colonial de peuplement, expansionniste et illégitime, opère en attirant dans son camp les capitalistes palestiniens afin de garder la main-d’œuvre et les révolutionnaires palestiniens sous leur aile. De la sorte, les deux deviennent partenaires sur la scène de la gentrification, rendant ainsi cette dernière idéologique et économique. Idéologique dans le sens qu’« Israël » se sert du discours religieux politisé pour s’arroger le contrôle des terres palestiniennes, et économique dans le sens qu’il conçoit un système capitaliste spécifiquement destiné aux Palestiniens, maintenu en place par la « bourgeoisie nationale » et soutenu par « Israël ».

Alors qu’il est bien connu que chaque ville palestinienne occupée est passée par ce processus dans le passé, les tactiques ont été différentes, à « Jérusalem-Est », en raison du caractère tendu de la situation à al-Quds et de son importance religieuse, ce qui fait que des tactiques masquées plus subtiles sont nécessaires. Mais avant d’entamer l’analyse des tactiques sionistes pratiquées à « Jérusalem-Est », il convient de se rappeler que la position du camp de la « gauche » israélienne à propos de la gentrification politique, idéologique et économique qui a lieu à al-Quds est un point qu’il est hors de propos de discuter, puisque cette gauche nie délibérément le fait que toute la Palestine historique est passée par le même processus, y compris les maisons volées où les gens de gauche, entre autres, vivent actuellement dans différentes parties de la Palestine occupée.

Pour comprendre les tactiques mises en pratique, il convient d’examiner la ville occupée d’al-Quds et les outils que le gouvernement israélien a utilisés, particulièrement après Oslo, puisque le sort d’al-Quds a été laissé « inconnu », alors que la réalité prouve que ce même sort a été réglé il y a bien longtemps déjà.

Jérusalem a subi des plans de gentrification et d’urbanisation qui ont été établis longtemps auparavant par l’Occupation israélienne et le premier plan ciblant Al-Quds et ses habitants d’origine en vue d’israéliser notre capitale a été annoncé voici 18 ans déjà par le « maire de Jérusalem ». Ce plan n’était que la partie émergée de l’iceberg et il précédait toute une série de plans expansionnistes plus considérables en vue de poursuivre l’israélisation et l’« urbanisation » d’Al-Quds.

 

Le maître plan israélien pour Jérusalem. (Crédit : PASSIA)

Le maître plan israélien pour Jérusalem. (Crédit : PASSIA)

 

À l’autre extrémité de ces plans, les Palestiniens à al-Quds ont lutté contre les tribunaux coloniaux israéliens qui privilégient les organisations sionistes en prenant des décisions en leur faveur, ce qui, en fait, constitue une tactique israélienne en vue de présenter la question du nettoyage ethnique à Al-Quds comme s’il était exécuté par des « extrémistes israéliens » soutenus par certaines organisations sionistes comme Nahalat Shimon. Ce genre d’aliénation dans le discours est une tactique utilisée pour protéger « l’État démocratique d’Israël » de la critique en situant le blâme sur certains « extrémistes ». Ce qui est le cas avec la plupart des quartiers confrontés au nettoyage ethnique, comme Al-Sheikh Jarrah, Silwan et Beit Safafa.

Par conséquent, la tactique précitée met l’occupation israélienne en mesure de découvrir d’autres façons de mettre la main « légalement » sur plus de terres palestiniennes encore et cela se fait habituellement via le vol de terre et de propriété et la prochaine étape consiste à justifier ce genre de vol en le présentant comme une expropriation d’intérêt public via la création dans les tribunaux coloniaux israéliens de lois qui cacheront les finalités réelles de ce genre d’opération. C’est la tactique utilisée pour construire des écoles pour les Palestiniens, afin de les intégrer au système éducationnel israélien, ce qui constitue manifestement une façon pour « Israël » de faire d’une pierre deux coups.

Il est donc clair comme de l’eau de roche que la Municipalité de l’occupation israélienne à al-Quds a volé plus de terre palestinienne chaque jour en se servant des lois coloniales, en même temps que les excuses juridiquement protégées déjà mentionnées plus haut, pour se disculper tout en tentant de s’arroger le contrôle sur al-Quds et de procéder au nettoyage ethnique des Palestiniens. Alors qu’en surface il pourrait sembler aux yeux des médias occidentaux que « la seule démocratie du Moyen-Orient » construit des écoles, des hôpitaux et aménage des parcs, ce qui se passe, en réalité, c’est un surcroît d’israélisation de notre capitale en contrôlant une part plus grande encore de la propriété palestinienne.

La question de l’israélisation et de l’urbanisation des villes palestiniennes n’a rien de neuf, puisque chaque ville palestinienne a subi le même processus colonial catastrophique et, puisque ce processus n’est pas précisément sans précédent, on doit comprendre à quel point il est dangereux à al-Quds en raison du caractère tendu de la situation et de la façon dont « Israël » dissimule ses traces, d’autant que le « culte de la gauche » critique « le gouvernement israélien » pour ce genre d’actes à « Jérusalem-Est ».

Ce qui est également problématique, c’est la façon dont la gentrification à al-Quds est en grande partie discutée par le « camp de gauche » israélien ou par les érudits occidentaux, alors que leurs interprétations et arguments sont utilisés pour obscurcir intentionnellement les études palestiniennes se rapportant à la question. En ce qui concerne ces gens qu’on appelle prétendument la gauche israélienne, ils perçoivent la chose comme une simple gentrification de Jérusalem qui met les riches en mesure d’avoir une position dominante sans le moindre égard pour la lutte palestinienne des classes contre le capitalisme et le colonialisme de peuplement, quand ils isolent « Jérusalem-Est ». Les arguments des « gauchistes israéliens » devraient être discrédités parce que ce qui est sous-jacent est bien plus nocif que ce que ces mêmes arguments semblent être.

L’étude de Ghassan Kanafani sur la révolution de 1936 discutait du lien entre le capitalisme et le projet sioniste en expliquant comment la révolution avait été usurpée et combattue par le système féodal palestinien et le mouvement sioniste qui avaient utilisé les partis ouvriers sionistes pour éclipser la révolution communiste palestinienne à l’époque. 47 ans plus tard, l’étude de Kanafani peut toujours expliquer pourquoi.

En vue d’une refonte, afin de faire prospérer le projet colonial de peuplement israélien, la révolution des Palestiniens contre l’oppression coloniale et ses outils capitalistes devait être éliminée et remplacée par les « forces travaillistes israéliennes » et les « communistes rebelles israéliens ». Une fois que la révolution des Palestiniens contre les forces coloniales et leurs armes capitalistes allait être enterrée, on pouvait s’attendre à ce que la parodie israélienne des « partis travaillistes » domine. La prochaine étape consistait à laisser des miettes aux Palestiniens, ce qui se fait en soutenant une minorité de la bourgeoisie nationale pour « Israël » à rester au pouvoir. Cette manœuvre a été utilisée il y a longtemps, expliquait Kanafani dans son livre, et elle l’est toujours aujourd’hui, ce qui est précisément la raison pour laquelle ces arguments de la prétendue gauche israélienne concernant la gentrification et la lutte des classes sont incroyablement destructeurs.

Quant à l’idée de la gentrification reposant entièrement sur des motifs idéologiques, Jerome Krase et Judith N. DeSena, dans leur livre « Gentrification Around the World, Volume I : Gentrifiers and the Displaced » (La gentrification dans le monde, Tome 1 – Les gentrifieurs et les personnes déplacées) commentent tout le processus selon cette perspective. Certaines affirmations exprimées dans cette étude, comme

« La terre peut être sacrée, imprégnée d’un important symbolisme national ou associée à des discours sécuritaires. De plus, les mêmes discours idéologiques dictent la façon donc chaque groupe se perçoit lui-même et perçoit autrui en général et dans le contexte du processus » (p. 268)

se défont non seulement de la corrélation qu’il y a entre la lutte palestinienne contre le colonialisme de peuplement et la lutte des classes des Palestiniens, mais elles libèrent aussi un espace pour des interprétations qui serviront l’agenda sioniste. En d’autres termes, il devient justifiable de gentrifier, d’urbaniser et d’israéliser Al-Quds quand il est prétendu que les motivations sont uniquement idéologiques.

Faire reposer une discussion sur le fait de savoir si la gentrification d’Al-Quds est économique ou idéologique dissimule la manière dont fonctionne le colonialisme de peuplement. Remonter à la philosophie de Herzl explique pourquoi ; le plan consiste à saisir des terres pour les colons au détriment des Palestiniens qui vont devoir être chassés et déportés dans des enclaves ; il consiste également à attirer la bourgeoisie nationale, comme l’appelle Fanon, aux côtés des sionistes, ce qui est devenu plus manifeste à Jérusalem et dans d’autres villes palestiniennes.

Le résultat attendu des plans élaborés pour Al-Quds est d’avoir une ville urbanisée, modernisée, avec certains sites culturellement appropriés censés devenir des destinations touristiques, et une version israélisée de Jérusalem qui sera en phase avec le discours sioniste. De l’autre côté de cet Al-Quds, quelques enclaves prévues pour les Palestiniens, avec des installations et des projets que la majorité des Palestiniens n’auront pas les moyens de fréquenter. Une équation de prospérité pour le projet colonial de peuplement israélien et pour ceux qui bénéficient de la chose ; et la paupérisation et plus de lutte encore pour les Palestiniens.

De loin, certaines parties des plans ont été réalisées, comme la nouvelle image implantée d’Al-Quds qui est celle d’un train reliant toutes les colonies israéliennes et isolant ce qu’il reste des villes et quartiers palestiniens. Ce train passe aussi par de vieilles résidences culturellement idoines afin d’ajouter un cachet culturel à la ville urbanisée. L’occupation israélienne a récrit une narration sioniste censée être en phase avec notre capitale, avec des vues urbanisées séduisantes et des résidences de fantaisie appropriées.

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Raghad Zughayer, auteure de cet article vit à à Jérusalem

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Publié le 10 janvier 2022 sur Al-Mayadeen
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

 

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