Deir Yassin se moque bien du serment « jamais plus » d’Israël

Dina Elmuti : “J’écris sur Deir Yassin en guise de témoignage pour expliquer que la Nakba – l’épuration ethnique de la Palestine – n’est pas terminée.”

Fatima Radwan au cours d’une visite à Deir Yassin en 2015. (Photo : Dina Elmuti)

Fatima Radwan au cours d’une visite à Deir Yassin en 2015. (Photo : Dina Elmuti)

Dina Elmuti, 8 avril 2022

Quand j’étais petite, c’est avec beaucoup d’intérêt que j’écoutais les histoires que me racontait ma grand-mère.

Pourtant, ce ne fut pas avant mon adolescence que je compris les choses non dites, les choses qui avaient été sèchement passées sous silence. J’eus alors un vague sentiment que les mots dissimulaient des squelettes.

Les histoires de ma grand-mère parlaient de traumatisme. Aujourd’hui, je perçois ces mêmes histoires comme porteuses d’un traumatisme transgénérationnel.

Leurs images brisées et leurs scènes fragmentées restent en moi. Les histoires se sont répétées si souvent qu’elles sont totalement gravées dans mon esprit.

Je puis presque entendre la voix de ma grand-mère quand elle me les racontait.

Des racines immuables

Dernièrement, j’ai perdu ma grand-mère, Fatima Radwan, ainsi que, l’un après l’autre, ses cinq frères et sœurs. Tous avaient survécu au massacre de Deir Yassin, le 9 avril 1948.

Mon cœur a souffert chaque jour, depuis la disparition de ma grand-mère. Et mon besoin désespéré de retourner à la maison, à Deir Yassin, et d’y faire croître des racines est devenu de plus en plus pressant.

Deir Yassin a toujours été une extension de ma grand-mère. Une partie de sa silhouette et une partie sensible, intime de son identité et de la mienne.

Alors que j’étais encore petite, je me souviens de ma première visite au village, perché sur une colline à l’ouest de Jérusalem.

Les maisons de pierre, inébranlables, et les arbres en fleurs qui entouraient le village. Ma grand-mère se penchait sur une pierre tombale, versant des larmes dans ses mains croisées et récitant une prière pour ces vies qui avaient été volées.

Ce voyage avait redéfini ma vie.

Au fil des années, j’avais désiré ardemment plus d’informations, de témoignages et d’histoires sur Deir Yassin. Je voulais en savoir plus sur les gens qui représentaient bien davantage que les conséquences d’une catastrophe.

J’ai aujourd’hui des vérités exhumées que je voudrais pouvoir désapprendre. Des vérités qui restent en moi, comme un écho du passé qui rejaillit sur mes os.

Un village figé dans le temps

Chaque fois que je me rends à Deir Yassin, je scelle les images dans ma mémoire et je renoue avec la terre. Le parfum des fleurs pénètre au plus profond de mes poumons.

Et, chaque fois, je vis un rare moment de joie indescriptible quand la brise me salue.

« Bienvenue à la maison », chuchote-t-elle.

Quand je suis en ce lieu, le temps ralentit assez longtemps pour me permettre de rassembler les détails et les disposer parmi mes souvenirs favoris. Je passe par toute une vague d’émotions, également réparties en espoir et désolation.

Un sentiment d’absence, de fait accompli, persiste, là. Le village reste figé dans le temps ; le silence et le temps arrêté y semblent complices.

Je revis souvent dans mon esprit ma toute dernière visite à Deir Yassin avec ma grand-mère, au cours de l’été 2015.

J’observais son visage, gracieusement marqué par le passage du temps. Le bord tranchant de sa souffrance commença lentement à s’émousser ; une ombre de soulagement desserra quelque peu l’étau qui comprimait sa poitrine lorsqu’elle repéra les amandiers derrière sa maison.

Je me souviens d’elle alors qu’elle prenait dans ses mains usées des amandes encore vertes aux coques douces et pelucheuses, intactes, qui scintillaient dans le soleil.

Je ressens une infinie gratitude pour cette dernière visite en sa compagnie.

Témoigner

Je n’écris pas aujourd’hui sur Deir Yassin pour raconter les détails des crimes horribles qui y ont été commis il y a 74 ans. Les récents massacres de Palestiniens par les Israéliens ont laissé derrière eux des scènes de dévastation qui éclipsent Deir Yassin.

J’écris sur Deir Yassin en guise de témoignage pour expliquer que la Nakba – l’épuration ethnique de la Palestine – n’est pas terminée.

La Nakba a instauré un précédent des crimes à venir contre la Palestine. Alors qu’il est vital d’étudier et d’éduquer les gens sur les faits de ces crimes, nous devrions reconnaître, en outre, que la Nakba a assumé une signification symbolique.

Elle est le symbole de ce que les Palestiniens ont enduré une souffrance et une dépossession interminables.

Israël nie la Nakba et cherche à effacer notre histoire. Cela rend d’autant plus importante la compréhension de la signification de la Nakba.

Il n’y a rien de facile dans cette tâche.

Tout ce que j’ai vu à Deir Yassin dépasse ma compréhension.

Les ruines d’un vieux monastère – le deir –ne sont pas balisées et le vieux cimetière est rempli de pierres tombales brisées et de déchets. Un dépôt de carburant s’étend sur la vieille carrière de pierre et des unités de stockage ont été disposées sur les fosses communes des villageois massacrés.

Les vieilles pierres tombales et maisons de pierre témoignent de la présence palestinienne dans le village et continuent de narrer son histoire de génocide qu’on a dissimulé.

À moins d’un mille de là se trouve Yad Vashem, un énorme mémorial de l’Holocauste.

Vous ressentez le coup de ce spectacle dans tout votre corps, un ébranlement qui vous parcourt tout entière d’élancements de douleur successifs.

L’expression « jamais plus » a été prononcée de nombreuses fois à Yad Vashem. Mais sa proximité par rapport à Deir Yassin transforme ces mots en une moquerie innommable.

Peut-être n’y a-t-il pas de plus clair exemple du cynisme d’Israël dans son exploitation de l’Holocauste qu’il ait fallu qu’il construise Yad Vashem juste à côté d’un village palestinien où les forces sionistes ont perpétré un massacre. Loin d’être engagé dans un but du « jamais plus », Israël a commis des crimes contre l’humanité et n’a plus jamais cessé d’en commettre.

Des scènes d’enfer

Dressée derrière la maison de ma grand-mère, je me suis demandé quels étaient les derniers visages qu’elle avait vus avant que sa vie ne lui soit retirée.

Elle rappelait souvent qu’elle avait vu son grand-père gisant dans une mare de son propre sang sur les marches de leur maison familiale avant qu’elle et ses frères et sœurs ne s’enfuient du village. Et sa propre image, alors qu’elle portait dans ses bras son petit frère âgé de deux mois et qu’elle courait aux côtés d’autres enfants aux pieds nus, souillés de sang, traînant leur vie dans leurs mains, était restée en moi comme une sorte de présence fantomatique.

À l’aube du vendredi 9 avril 1948, des membres des organisations paramilitaires sionistes Irgoun et Lehi envahissaient le village endormi, se déplaçant d’une maison à l’autre en tirant des rafales de mitraillette et en balançant des grenades par les fenêtres, ou en plaçant des charges de dynamite sur les seuils des portes des maisons. Ils faisaient ainsi sauter des maisons avec des gens à l’intérieur, abattaient des nourrissons ou des enfants dans les bras de leur mère et en laissaient d’autres orphelins.

Les tueurs sionistes abattirent des villageois jusqu’à ce que les rues et ruelles dégoulinent de sang.

Un hommage aux enfants survivants du massacre de Deir Yassin ; la photographie de Fatima Radwan se trouve au milieu de la rangée du haut, à gauche. (Photo fournie par Dina Elmuti)

Un hommage aux enfants survivants du massacre de Deir Yassin ; la photographie de Fatima Radwan se trouve au milieu de la rangée du haut, à gauche. (Photo fournie par Dina Elmuti)

 

Un peu plus tôt, le même matin, mon arrière-grand-mère Aziza et sa fille aînée Rifka, qui avait 13 ans à l’époque, s’étaient rendues à la boulangerie du village pour cuire du pain. Elles le faisaient chaque matin, puisque leur maison ne disposait pas d’un four.

Ma grand-mère, près de 10 ans à l’époque, et ses cinq frères et sœurs, étaient restés à la maison.

À l’intérieur de la boulangerie, mon arrière-grand-mère et ma grand-tante assistèrent à une scène horrible qui, aujourd’hui encore, continue de me hanter. Ma grand-mère a souvent partagé cette histoire avec nous, car elle croyait qu’il était de notre responsabilité de ne jamais oublier ces choses.

Tout en tenant les villageois en otages à la boulangerie, les miliciens sionistes ordonnèrent au boulanger, Hussein al-Sharee, de la ville de Lydd, de jeter son fils Abdul Rauf dans le four allumé. Vu qu’il refusait, les miliciens tueurs rouèrent Hussein de coups et l’envoyèrent au sol pendant qu’ils jetaient Abdul Rauf dans le four sous les yeux mêmes de son père.

Cela fait partie des scènes d’enfer, écrites sur les pages les plus sombres de l’histoire humaine. Pourtant, ce souvenir reste trop souvent controversé pour être partagé.

« Suis ton fils ! Il a besoin de toi, là-dedans », dit l’un des miliciens avant de pousser Hussein dans le four.

Tout cela fait partie des scènes d’enfer qui ont été rédigées sur les pages les plus noires de l’histoire humaine. Pourtant, ce souvenir reste souvent trop controversé pour qu’on le partage.

En parler défie les mythes forgés de toutes pièces par Israël.

Suite à cette scène atroce, les soldats emmenèrent les villageois captifs et les firent défiler dans les rues de Jérusalem. Voilà comment les forces sionistes célébrèrent leur « victoire » à Deir Yassin.

À leur retour au village, les villageois mâles furent alignés comme le mur de la carrière de pierre et exécutés. Les corps criblés de balles furent ensuite jetés dans une fosse commune et brûlés.

Environ 110 villageois furent massacrés. Un nombre incalculable d’heures de vie humaine, parties dans les flammes.

L’habitude du chagrin

Ces dernières années, le terme « syndrome de dévastation humaine » a été utilisé pour décrire les effets de l’horrible guerre de Syrie sur ses victimes. Il fait référence à des blessures psychologiques si extrêmes qu’elles impliquent la destruction totale et délibérée d’un être humain.

On peut rencontrer ce syndrome de dévastation humaine en Palestine aussi. Le massacre de Deir Yassin a préparé la voie à ce syndrome.

Il précipita chaque campagne de bombardement génocidaire contre Gaza en état de siège, permit le siège total auquel les Palestiniens de Gaza sont soumis depuis quinze ans et a sanctionné l’incessante déportation actuelle des familles palestiniennes, village après village.

Depuis plus de 74 ans, les enfants palestiniens sont habitués à grandir au milieu d’un langage de chagrin et de traumatisme. Un traumatisme qui se poursuit et ne cesse d’interrompre et de réagencer leurs existences.

Des générations entières ont vu leurs existences jalonnées par la souffrance.

Bien des enfants de Gaza n’ont connu que la vie en état de siège et soumise à des offensives répétées. Ils ferment les yeux et ne voient que dévastation. Quand ils les ouvrent, ils voient la même chose.

Depuis Deir Yassin, les Palestiniens ont été confrontés à l’attente incompréhensible de devoir choisir entre une mort lente et une mort immédiate.

Ils ont été forcés de choisir entre la « normalité » de l’occupation et l’« exceptionnalité » d’une souffrance et d’une dévastation spectaculaires à une échelle inimaginable.

Bien avant le 9 avril 1948, les sionistes cherchaient déjà à réduire le passé au silence et à cacher leurs atrocités.

Les sionistes tentant par tous les moyens de détruire les témoignages, les preuves et la vérité, même au point d’en arriver littéralement au mutisme, comme le prouvent les enfants qui cessent de parler (parfois pendant des années) après avoir été exposés à un traumatisme catastrophique.

Cela constitue un déni total d’expression vocale.

Israël s’est créé sur une haine innée enracinée dans un sentiment de menace existentielle.

Ce sentiment de menace s’est projeté sur les victimes d’Israël, servant ainsi à « justifier » les impulsions exterminatoires inhérentes au sionisme, l’idéologie officielle de l’État.

En insistant sur ce sentiment de menace, Israël a été à même de s’exonérer des reproches. Les gouvernements et institutions les plus puissants du monde ont été indulgents avec Israël et lui ont accordé l’impunité.

Depuis 74 ans, Israël s’appuie sur cette violence et cette brutalité systématiques afin d’oblitérer le pouvoir des mots et les empêcher ainsi d’atteindre les cœurs et les esprits d’autres êtres humains. Et afin de promouvoir l’oubli.

Toutefois, pour les Palestiniens, aucun traumatisme n’est jamais oublié. Au contraire, il n’est qu’exacerbé par des traumatismes frais, plus récents.

Chaque massacre, chaque offensive accomplis dans le cadre du désir calculé de contrôle de la part du sionisme ajoutent une nouvelle couche au traumatisme transmis d’une génération à la suivante.

Bien que j’aie grandi en entendant des histoires de traumatisme, ces mêmes histoires étaient également remplies d’espoir et de résistance. Les Palestiniens résistent à l’aide de chacune de leurs expériences douloureuses.

Ils ont la capacité de surmonter une destruction inimaginable tout en brodant la tapisserie de la vie dans un esprit infatigable et dans le sumud (détermination). J’ai appris cela de toute première main, avec ma grand-mère.

Aujourd’hui, nous vivons en des temps très importants. Les crimes sionistes sont de plus en plus dénoncés et les cris de justice au profit de la Palestine sont de plus en plus forts.

Il viendra un jour où la promesse de s’opposer à la violence sioniste sera plus viscérale. Elle ne sera plus perçue comme une provocation afin d’accorder aux Palestiniens leurs droits humains élémentaires.

Il se peut que ce jour ne soit pas aujourd’hui. Il est même possible qu’il ne soit pas pour la prochaine décennie. Mais ce jour est inévitable. Le jour viendra quand le monde se souviendra du génocide palestinien et que toute notre action et toute notre inaction pèseront lourdement sur nous.

Nous continuerons à être les gardiens et gardiennes des histoires de nos grands-parents et nous les répéterons à notre tour sans réserve.

Ce n’est pas un choix. C’est un devoir.

Et ceux qui choisissent le camp des opprimés peuvent continuer de faire face à la furie démasquée de l’oppresseur.

Pour un grand nombre d’entre nous, il pourrait ne pas y avoir de plus grand honneur.

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Dina Elmuti-Hasan est une assistante médicale, spécialisée dans les traumatismes. Elle vit à Houston, au Texas.

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Publié le 8 avril sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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