Qui va payer les vingt années que nous avons perdues ?

Ma famille remplacera les arbres détruits par les missiles israéliens, mais nous ne pourrons pas récupérer les années passées à les entretenir.

L’auteur dans un des néfliers de sa famille. (Photo : WANN)

L’auteur dans un des néfliers de sa famille. (Photo : WANN)

 

Yousef Maher Dawas, janvier 2023

Le calme vespéral est rompu par un bombardement intense. Le bruit des explosions écartèle le silence et me perce les oreilles, tandis que des éclats de lumière me brûlent les yeux. Je suis en état de choc. Un missile plaque de la lumière sur les murs, en y ajoutant toute la bande sonore d’un tonnerre furieux. Il y a un décalage quand le bruit de l’explosion rattrape la lumière éclatante de l’impact. Je sursaute, effrayé, et je serre les dents, juste au moment du choc.

Ce soir-là, nous étions tous dans nos chambres mais, comme les bombardements s’intensifiaient à une cadence de plus en plus rapide, nous nous sommes rassemblés pour chercher plus de confort dans une chambre commune, au centre de la maison. Cela nous a procuré un faux sentiment de sécurité. Bien sûr, nous savions que nous n’étions pas en sécurité, mais nous préférions mourir tous ensemble que tout seuls.

Je mangeais du chocolat pour tenter de calmer mon anxiété, une habitude de l’enfance qui m’était restée. Ma mère s’est levée pour faire du café histoire de se distraire de la situation. Mais je lui ai dit que je préférais y aller moi-même parce que je voulais qu’elle reste en sûreté dans la pièce avec les autres. Les bombardements dans mon quartier étaient intenses et nous savions parfaitement qu’une roquette pouvait frapper notre maison. Je suis allé dans la cuisine en espérant que, si c’était notre tour d’être frappés par une bombe, cela se passerait après que j’aurais fait du café. Par chance, aucune bombe n’a frappé la maison de sorte que j’ai pu remplir le pot de café et le ramener en sécurité chez les autres.

Nous avons fait de notre mieux pour nous distraire de la situation terrifiante en poursuivant nos célébrations de l’Eid – en faisant de la musique, en mangeant des chocolats et en buvant du café. Cette nuit-là, personne n’a dormi avant que le soleil ne soit dans le ciel.

Le matin, mon père a reçu un appel téléphonique. « Bonjour », a-t-il dit. J’ai trouvé que c’était une chose étrange parce que cela n’avait rien d’un bon jour. L’avait-il dit par habitude ou parce qu’il était reconnaissant de ce que personne parmi nous n’avait été tué cette nuit ?

« Un moment. J’arrive tout de suite », a-t-il ajouté et, sans attendre une seconde, il a bondi et s’est empressé de quitter la maison. J’aurais voulu lui demander ce qui s’était passé, mais il avait été trop rapide et il était déjà parti. Les autres membres de ma famille sont restés dans leurs chambres en essayant de trouver un peu de repos.

Mon père était un brave homme et il s’était toujours décarcassé pour nous. Je savais, quand il sortait en plein danger, qu’il allait toujours revenir, qu’importe la personne qui l’attendait au coin ou ce qui volait au-dessus de nos têtes. Précédemment, il avait été arrêté et emprisonné pour avoir défendu sa terre à coups de pierres contre les chars et les fusils de notre ennemi. Il était devenu fermier sur des terres qui appartenaient à notre famille depuis plusieurs générations, au temps de mon arrière-grand-père, il y a près d’un siècle, en 1925.

Au bout de quelques heures, il est revenu. J’étais soulagé de le voir marcher de nouveau dans la maison. Mais quelque chose ne tournait pas rond. Il avait le corps voûté et il marchait comme un vieillard. Je pouvais voir des larmes séchées dans ses yeux désolés.

Des arbres de la ferme de la famille Dawas. (Photo : WANN)

Des arbres de la ferme de la famille Dawas. (Photo : WANN)

 

« Nos arbres dans les champs ont été transformés en cendres. » Ses mots étaient lourds et lui tombaient de la bouche. Un silence gênant s’est emparé de la maison avant qu’il ajoute :

« J’ai planté ces arbres, je les ai alimentés et je les ai arrosés de mes propres mains. De semaine en semaine. De mois en mois. J’ai vu pousser ces feuilles et ces branches. »

Il a pris une longue bouffée d’air et a poursuivi en baissant le ton tout en essayant de retenir ses larmes :

« Ces arbres étaient plus vieux que toi, Yousef. »

Je suis allé dans ma chambre pour échapper à la réalité choquante de la destruction de notre ferme familiale, qui nous avait été transmise au fil des générations. J’ai ouvert mon ordi et j’ai mis mes écouteurs et, d’un air de défi, j’ai lancé le jeu vidéo le plus bruyant que j’ai pu trouver. Cela a contribué à étouffer le son des pleurs de mon père et le bruit des roquettes.

La plupart des Gazaouis ont leur façon propre de chercher un sanctuaire et un refuge dans leur esprit. Pour m’évader, j’ai les jeux vidéo. Je savais que les jeunes des pays du monde entier jouaient au même jeu que moi – mais pour s’amuser, pas pour échapper à la mort. Et j’ai ruminé cette pensée pendant un bon moment.

Quelques nuits ont passé et la guerre s’est finalement arrêtée. Un cessez-le-feu a été convenu et les roquettes ont cessé de tomber du ciel. Mais la destruction a laissé quelque chose de mort dans les cœurs de ma famille – une part importante de leur histoire avait été détruite. Je savais que bien d’autres Gazaouis avaient souffert bien davantage, comme c’est toujours le cas. Les missiles ont tué de nombreux civils, en faisant beaucoup d’orphelins et en démantelant des familles. Certaines personnes ont été enterrées sous leur propre maison, d’autres ont été tuées dans les rues. Certaines ont été mutilées, ont perdu une partie de leur corps, alors que bon nombre de ceux qui ont été épargnés ont perdu une partie de leur âme.

Je n’ai pas voulu aller voir les destructions de la ferme. Je n’étais pas vraiment curieux de voir mes souvenirs réduits en cendres. La dernière fois que j’y étais allé, je m’étais assis sous les oliviers avec mes amis et nous avions mangé du za’atar, du pain et de l’huile d’olive. Nous avions bu du thé, mangé du maïs rôti et des fruits que nous avions cueillis. Je puis toujours goûter ces saveurs et sentir cet air ambiant.

Mais, aujourd’hui, trois cratères de roquettes ont anéanti ces souvenirs. Elles avaient laissé du sable gris foncé et les restes calcinés des troncs et des branches des arbres qui, naguère encore, avaient porté des olives, des oranges, des clémentines, des nèfles, des goyaves, des citrons, des grenades… J’ai porté mes mains à mon cœur pour l’empêcher de tomber et j’ai ressenti les trois trous des roquettes là, dans ma poitrine.

Cette dernière attaque contre Gaza a détruit avec succès un élément important de notre passé. L’histoire de notre famille. Notre héritage. « Mais qui sommes-nous sans un passé ou sans une histoire ? », me suis-je demandé.

J’ai tenté de rassurer mon père en lui disant que la terre allait guérir et que nous pourrions travailler avec le soutien des Nations unies afin de replanter les arbres que nous avions perdus.

« Même si quelqu’un nous aide à réparer les dégâts et à planter de nouveaux arbres, qui me rendra ces années que j’ai passées à les nourrir et à les aider à pousser ? »,

m’a-t-il rétorqué.

« Qui va payer les vingt années que nous avons perdues ? »

Un silence embarrassé est tombé entre nous au moment où, tous deux, nous avons médité sur la nature symbolique de notre perte.

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Yousef Maher Dawas, bande de Gaza

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Publié en janvier 2023 sur We are not Numbers
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

 

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