Comment Washington façonne la CPI en fonction de ses objectifs

Toute personne supposant que le nouvel enthousiasme manifesté à Washington pour la Cour pénale internationale (CPI) serait susceptible d’ouvrir la porte à plus de justice pour les Palestiniens ne devrait pas retenir son souffle.

 

Comment Washington façonne la CPI en fonction de ses objectifs. Mai 2023. Les sénateurs américains Chuck Grassley (républicain) et Dick Durbin (démocrate) entourant Karim Khan, le procureur principal de l’ICC, lors de la visite de ce dernier au Capitole, à Washington, DC.

Mai 2023. Les sénateurs américains Chuck Grassley (républicain) et Dick Durbin (démocrate) entourant Karim Khan, le procureur principal de l’ICC, lors de la visite de ce dernier au Capitole, à Washington, DC. (Photo : Rod Lamkey / CNP)

 

Maureen Clare Murphy, 1er août 2023

En examinant de plus près la politique américaine, on s’aperçoit que la puissance impérialiste ne soutient la justice en faveur des victimes qu’en fonction de l’identité des perpétrateurs de crimes internationaux supposés et uniquement dans le cas où agir de la sorte est vraiment en phase avec les intérêts de Washington.

Le président Joe Biden a ordonné au gouvernement américain de partager

« les preuves des crimes de guerre russes en Ukraine avec la Cour pénale internationale »,

lisait-on dans The New York Times la semaine dernière.

Biden avait subi des pressions des députés afin de fournir des renseignements au tribunal.

Le Pentagone est opposé à cette politique, et continue de défendre la précédente position des EU

« selon laquelle le tribunal ne devrait pas exercer sa juridiction sur les citoyens d’un pays qui n’est pas un État partie du traité qui lui a donné le jour »,

rapporte le Times.

Avec Biden qui reconnaît effectivement la juridiction territoriale de la CPI en Ukraine, les EU rejettent leur objection principale à ce que le tribunal enquête sur les crimes de guerre en Palestine.

Mais cela ne veut pas dire que les EU changeront leur fusil d’épaule et soutiendront les efforts en vue de responsabiliser Israël pour ses crimes de guerre.

Ni les EU ni la Russie ne sont des États parties de la CPI. L’Ukraine n’est pas un État partie non plus mais a « exercé à deux reprises ses prérogatives » en vue d’accepter la juridiction du tribunal sur son territoire et la CPI a donc ouvert une enquête sur le pays en mars 2022.

Un an plus tôt, le tribunal avait lancé une enquête sur les crimes internationaux commis en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.

La Palestine est un État partie du tribunal, Israël pas. La juridiction du tribunal s’étend aux nationaux des pays qui n’ont pas rallié le Statut de Rome, son traité de fondation, quand un citoyen d’un pays non membre commet des crimes internationaux sur le territoire d’un État membre.

L’une après l’autre, les administrations de Washington ont rejeté ce principe, puisqu’il exposerait des ressortissants à d’éventuelles poursuites du tribunal pour des crimes supposés qui ont eu lieu sur le territoire d’États membres de la CPI – tel l’Afghanistan – où le tribunal a une enquête en cours.

 

Des relations houleuses

Les EU ont toujours entretenu des relations houleuses avec la CPI, depuis qu’elle a été mise sur pied en 2002.

Washington a traité le tribunal comme une menace, sous l’administration Bush. Celle-ci

« mettait des gouvernements du monde entier sous pression afin qu’ils entrent dans des accords bilatéraux leur demandant de ne pas livrer des ressortissants américains à la CPI »,

fait savoir Human Rights Watch.

En 2002, les EU ont adopté une législation officieusement connue sous l’appellation « Hague Invasion Act » (Loi de l’invasion de La Haye), qui autorise le recours à leur force militaire pour libérer leurs ressortissants, ou ceux d’un pays allié aux EU, lorsqu’ils sont détenus par – ou pour le compte de – la CPI.

L’administration Obama a choisi une position plus prudente envers le tribunal, en adoptant une « politique de soutien au cas par cas des enquêtes et poursuites de la CPI », explique Todd Buchwald, un avocat qui a servi dans diverses positions du gouvernement américain.

Le président Donald Trump reprenait la position hostile des années Bush, et son conseiller en sécurité nationale, John Bolton, déclarait en effet la guerre à la CPI lors d’un discours prononcé en 2018 devant la Société fédéraliste à Washington.

En 2019, l’administration Trump interdisait l’accès aux EU au personnel de la CPI impliqué dans le long examen préliminaire de la situation en Afghanistan par le tribunal – c’était la première fois que le tribunal enquêtait sur des crimes supposés commis par les forces américaines.

En mars 2020, une chambre d’appel de la CPI autorisait Fatou Bensouda, à l’époque procureure principale, d’ouvrir une enquête en Afghanistan, laquelle pouvait concerner entre autres des crimes supposés commis par l’armée américaine et son personnel des renseignements, de même que les Forcés sécuritaires nationales afghanes.

Quelques mois plus tard, les EU sortaient un ordre exécutif imposant des sanctions économiques contre la procureure en chef et contre un autre haut responsable du tribunal.

Les mesures punitives de l’administration Trump visaient également à contrecarrer l’enquête de la CPI sur la Palestine.

Biden a annulé l’ordre exécutif de Trump mais, comme l’a déclaré son secrétaire d’État Antony Blinken en avril 2021, son administration a maintenu

« notre opposition déjà très ancienne aux efforts du tribunal en vue d’affirmer sa juridiction sur les ressortissants d’États non parties tel les États-Unis et Israël ».

L’administration de Washington a déclaré qu’elle s’opposait à l’enquête de la CPI sur le meurtre de Shireen Abu Akleh, une citoyenne américaine et correspondante d’Al Jazeera tuée par un sniper de l’armée israélienne alors qu’elle couvrait un raid en Cisjordanie occupée.

 

Washington à l’abri des coups

Karim Khan, un ressortissant du Royaume-Uni dont le mandat de procureur principal de la CPI a débuté en juin 2021, a annoncé plus tard cette même année qu’il avait décidé de « retirer la priorité » à l’enquête sur les forces américaines et de se concentrer, en lieu et place, sur les nouveaux dirigeants de l’Afghanistan et sur l’État islamique rival de la province de Khorasan », pour reprendre les propos d’Al Jazeera à l’époque.

Khan a mis le doigt sur « les ressources limitées disponibles pour mon bureau quant à l’échelle et la nature des crimes » à l’intérieur de sa juridiction de niveau mondial. Et d’ajouter qu’un dossier contre les talibans et l’État islamique « pouvait disposer de preuves à l’audience et ce, au-delà de tout doute raisonnable » – suggérant qu’il s’agissait d’une tâche aisée, contrairement à l’entame de poursuites contre des ressortissants américains.

Que la décision soit politique ou pragmatique, ou les deux, elle laisse l’unique superpuissance mondiale à l’abri des coups.

Shaharzad Akbar, l’ancienne présidente de la Commission afghane indépendante des droits de l’homme, a déclaré à l’adresse de The Intercept que la décision de Khan

« renforce la perception de ce que ces institutions mises sur pied en Occident et par l’Occident ne sont que des instruments favorables à l’agenda politique de l’Occident ».

L’évidente mise sur la touche par Khan de l’enquête sur la Palestine et le soudain enthousiasme des puissances occidentales pour le tribunal ne peut que confirmer cette perception éprouvée depuis longtemps déjà.

Le fait que les EU se font les champions de la justice internationale en Ukraine, d’une part, tout en exerçant des pressions sur l’Autorité palestinienne afin qu’elle cesse de continuer les procès sur les crimes de guerre à la CPI, d’autre part, met en évidence un étonnant contraste dans cette politique des deux poids et deux mesures.

Récemment, le Congrès a révisé un amendement en vue de permettre d’aider la CPI

« dans ses enquêtes et poursuites à l’encontre de ressortissants étrangers concernés par la situation en Ukraine ».

Dans l’intervalle, depuis 2015, les EU font dépendre leur aide à l’Autorité palestinienne de la condition que l’AP n’initie ni ne soutienne activement la moindre activité de la CPI « soumettant des ressortissants israéliens à une enquête sur des crimes supposés à l’encontre des Palestiniens ».

Cette limitation statutaire a quelque chose de brutal en même temps qu’elle est apparemment en contradiction avec les intérêts des EU, qui sont très heureux que l’Autorité palestinienne serve de bras policier de l’occupation israélienne.

Une proposition de financement du gouvernement approuvée par une commission sénatoriale en juillet comprend une clause disant que le président des EU « devra fournir des informations » à l’enquête de la CPI sur l’Ukraine.

Alors que, précédemment, la législation américaine bloquait les crédits fédéraux à la CPI, la présente proposition autorise que 6 millions de USD soient versés pour soutenir le tribunal et que 5 autres millions soient alloués au Fonds d’affectation spéciale au profit des victimes de crimes internationaux.

La proposition rappelle le langage de l’époque d’Obama dans les précédents actes de crédit conditionnant les quelque 4 milliards de USD de fonds discrétionnaires d’aide étrangère disponibles pour l’Autorité palestinienne à condition que celle-ci ne poursuive pas ses enquêtes sur les crimes de guerre à la CPI.

La législation proposée interdit également au financement d’aller à l’AP si « les Palestiniens obtiennent le même statut en tant qu’État membre au sein de l’ONU ou de toute agence spécialisée de cette dernière », et ce, indépendamment d’un accord bilatéral avec Israël.

 

« L’agenda politique »

Ces deux poids et deux mesures on ne peut plus flagrants montrent clairement que les intentions des EU concernant la CPI sont davantage commandées par la politique que par des principes.

Ahmed Abofoul, un avocat international travaillant avec Al-Haq, une organisation palestinienne de défense des droits humains engagée dans l’enquête de la CPI en Palestine, a expliqué à The Electronic Intifada que

« les EU ne peuvent s’attendre à être pris au sérieux (…) quand leur soutien à la justice internationale et à la CPI est de toute évidence sélectif et motivé par leur agenda politique ».

« Si les EU sont sincères à propos de la justice internationale et de leur soutien à la CPI, ils devraient la soutenir quelle que soit la nationalité du perpétrateur »,

a ajouté Abofoul.

« Les EU doivent comprendre que la CPI n’est pas un outil »,

a-t-il dit. Le tribunal

« représente la conscience collective de l’humanité disant ‘plus jamais’ aux crimes atroces quels que soient leurs perpétrateurs et promettant la justice, sans crainte ni favoritisme, à toutes les victimes de ces crimes ».

L’inégalité dans l’application des lois internationales a été condamnée récemment par plusieurs experts indépendants des droits humains à l’ONU.

Ces experts ont fait remarquer que la grande majorité des États membres de l’ONU

« condamnaient sans équivoque comme des actes d’agression l’invasion de l’Ukraine par la Russie et l’annexion par cette dernière des régions orientales de l’Ukraine ».

Les États ont imposé des sanctions à la Russie, ont encore expliqué les experts,

« afin d’encourager une cessation de cette violation des lois internationales » (bien que les sanctions aient été imposées par une minorité de pays et en dehors du cadre des Nations unies).

« Au contraire, l’annexion par Israël du territoire palestinien occupé est obscurcie par la rhétorique, les débats et les négociations politiques »,

ont ajouté les experts.

Les mêmes deux poids et deux mesures ternissent la réputation des institutions internationales qui sont censées faire respecter les lois internationales.

En traitant la CPI comme un outil destiné à réaliser leurs propres objectifs, les EU sapent la crédibilité et l’indépendance du tribunal.

Kjell Anderson, un spécialiste interdisciplinaire, auteur de Perpetrating Genocide (Perpétrer un génocide), faisait remarquer que

« le financement adéquat et conditionnel selon les situations spécifiques de la CPI (…) devient un levier qui permet de manipuler les priorités du procureur ».

« Pouvons-nous dire honnêtement qu’un afflux sans précédent de ressources vers le procureur ne peut avoir aucune influence sur les priorités ? »

s’interrogeait Kjell Anderson.

En effet, au lieu que la CPI soit un forum impartial de justice pour les plus vulnérables, elle risque de devenir un outil payant dans les mains des plus puissants.

 

« Politisation et sélectivité »

Il y a également des solutions logistiques concernant l’affectation des fonds destinés à des enquêtes spécifiques de la CPI.

Karim Khan, le procureur principal de la CPI en manque chronique de financement, a déclaré que le tribunal n’acceptera pas de contributions volontaires destinées spécifiquement à l’Ukraine et que

« les fonds reçus seront ventilés en se basant sur mon évaluation des besoins en fonction de toutes les situations ».

Lorsqu’il a annoncé l’ouverture de l’enquête sur l’Ukraine, toutefois, Khan y est allé d’une requête exceptionnelle demandant des contributions volontaires au tribunal et ce, en dehors de son budget régulier.

La Coalition pour la Cour pénale internationale, un réseau d’organisations de défense des droits humains venues du monde entier, a déclaré que l’appel de Khan

« à des contributions volontaires et du personnel gratuit, alors que l’attention est élevée concernant une situation spécifique (…) risque d’entraîner une exacerbation des perceptions de politisation et de sélectivité dans le travail du tribunal ».

La flambée des promesses de dons qui a suivi envoie

« un signal malheureux de ce que la justice devrait être prioritaire pour certaines victimes plutôt que d’autres, en fonction des volontés politiques, parmi lesquelles un certain empressement à rendre des ressources disponibles »,

a ajouté la coalition.

En attendant, le financement fédéral qui alimente le budget général de la CPI semblerait contredire la politique américaine interdisant l’aide au tribunal, sauf dans des situations spécifiques.

David J. Scheffer, membre éminent du Conseil des relations étrangères et ancien diplomate qui avait signé le Statut de Rome pour le compte des EU – qui n’ont jamais ratifié le traité – avait suggéré que, si le tribunal ne pouvait accepter l’affectation de certains fonds, l’argent autorisé par le gouvernement américain pour une situation spécifique comme celle de l’Ukraine, pourrait être utilisé pour désigner du personnel américain afin de travailler sur ces affaires.

Brenda Hollis, une colonelle retraitée de l’US Air Force, est actuellement responsable du dossier de la CPI concernant l’Ukraine.

Il n’échappera pas aux hauts responsables russes qu’une ancienne conseillère militaire américaine soit chargée de proposer des charges additionnelles contre des membres importants de leur gouvernement, alors que Khan a déjà obtenu – et à la vitesse de l’éclair – des mandats d’arrêt contre le président Vladimir Poutine et la haute fonctionnaire du Kremlin Maria Alekseyevna Lvova-Belova.

En attendant, les EU ont déjà été impliqués, indépendamment de la CPI, dans la mise sur pied de dossiers de preuves destinés aux autorités ukrainiennes.

À l’instar de la guerre en Ukraine, des empreintes digitales américaines traînent partout sur le dossier des crimes de guerre contre la Russie à la CPI, alors que Washington utilise tout ce que lui propose son arsenal pour préserver l’impunité d’Israël quand ce dernier passe à la vitesse supérieure dans la colonisation de peuplement.

La façon dont tout ceci modèle l’avenir du tribunal censé être le dernier recours de la planète a des implications qui vont bien au-delà de la Palestine.

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Maureen Clare Murphy est rédactrice en chef de The Electronic Intifada.

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Publié le 25 juillet 2023 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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