Susan Abulhawa : L’histoire rappellera qu’Israël a lui-même perpétré un holocauste

Susan Abulhawa est une écrivaine activiste. Elle a rédigé cet article lors de sa visite à Gaza en février et début mars.

 

Susan Abulhawa : L'histoire rappellera qu'Israël a lui-même perpétré un holocauste. Photo : Et un enfant de plus blessé par Israël.

Et un enfant de plus blessé par Israël. (Photo: Ali Hamad / APA images)

 

Il est 20 heures, là, maintenant, à Gaza, en Palestine. C’est la fin de mon quatrième jour à Rafah et c’est le tout premier moment où j’ai pu m’asseoir dans un endroit un peu plus calme pour réflechir.

J’ai essayé de prendre des notes, des photos, des images mentales, mais l’instant est trop énorme pour mon bloc-notes ou pour ma mémoire qui se débat. Rien ne m’avait préparée à ce que j’allais voir.

Avant que je ne traverse la frontière entre Rafah et l’Égypte, j’avais lu la moindre bribe d’information venant de Gaza ou à propos de Gaza. Je n’avais détourné les yeux d’aucune vidéo ou image diffusée à partir des lieux, aussi horrible, choquante ou traumatisante qu’elle ait pu être.

J’étais restée en relation avec des amis qui parlaient de leur situation dans le nord, dans le centre et dans le sud de Gaza – chacune de ces zones souffrait de façons bien différentes. Je me tenais au courant des dernières statistiques, des dernières manœuvres politiques, militaires et économiques d’Israël, des États-Unis et du reste du monde.

Je m’imaginais que je comprenais la situation sur le terrain. Ce n’était pas le cas.

Rien ne peut réellement vous préparer à cette dystopie. Ce qui parvient dans le reste du monde est une fraction de ce que j’ai vu jusqu’à présent et qui n’est qu’une fraction de la totalité de cette horreur.

Gaza, c’est l’enfer. C’est un enfer qui fourmille d’innocents en train de suffoquer par manque d’air.

Mais même l’air ici est calciné. Chaque bouffée de respiration gratte et colle à la gorge et aux poumons.

Tout ce qui naguère était grouillant de vie, haut en couleur, plein de beauté, tout ce qui représentait un potentiel et un espoir contre toutes les infortunes, est aujourd’hui drapé dans une misère et une saleté toutes grises.

 

Pas d’arbres, pour ainsi dire

Les journalistes et les hommes politiques appellent ça une guerre. Les gens qui s’informent et les gens honnêtes appellent ça un génocide.

Ce que je vois est un holocauste – l’apogée incompréhensible de 75 ans d’impunité israélienne pour des crimes de guerre incessants.

Rafah constitue la partie la plus au sud de Gaza, où Israël a entassé 1,4 million de personnes dans un espace de la taille de l’aéroport londonien de Heathrow.

Eau, nourriture, électricité, carburant et éléments de subsistance sont rares. Les enfants n’ont plus d’écoles – leurs locaux de classe ont été transformés en abris de fortune pour des dizaines de milliers de familles.

Chaque pouce ou presque d’espace naguère libre est désormais occupé par une tente fragile abritant une famille.

Il ne reste pour ainsi dire plus d’arbres, puisque les gens ont été forcés de les abattre pour en faire du bois à brûler.

Je n’avais pas remarqué l’absence de verdure jusqu’au moment où je suis tombée sur une bougainvillée rouge. Ses fleurs étaient couvertes de poussière, comme isolées dans un monde défloré, mais toujours vivantes.

L’incongruité de cette vision m’a frappée et j’ai fait arrêter la voiture pour la prendre en photo.

 

Maintenant, je cherche de la verdure et des fleurs où que j’aille – jusqu’à présent dans les zones du sud et du centre (encore que le centre soit de plus en plus malaisé d’accès). Mais il n’y a que de minuscules taches d’herbe çà et là et, à l’occasion, un arbre attendant d’être brûlé pour cuire le pain d’une famille qui subsiste sur les rations de l’ONU : haricots en boîte, viande en boîte, fromage en boîte.

Un peuple fier aux riches traditions culinaires et habitué aux aliments frais en a été réduit à se contenter d’une maigre poignée de pâtes et de bouillies qui ont si longtemps traîné sur des étagères qu’on peut y sentir le goût rance du métal des boîtes.

Et c’est pire dans le nord.

Mon ami Ahmad (ce n’est pas son vrai nom) est l’une des rares personnes à disposer d’internet. La liaison est sporadique et faible, mais nous pouvons toujours échanger des messages.

Il m’a envoyé une photo de lui-même qui m’a donné l’impression qu’il n’était plus que l’ombre du jeune homme que je connaissais. Il avait perdu plus de 25 kilos.

Les gens se sont d’abord rabattus sur la nourriture destinée aux chevaux et aux ânes, mais c’est terminé. Désormais, ils mangent les ânes et les chevaux.

Certains mangent des chats errants et des chiens, qui eux-mêmes meurent de faim et se nourrissent parfois de restes humains qui gisent dans les rues où les snipers israéliens ont abattu des gens qui avaient osé s’aventurer dans le champ de vision de leur lunette. Les vieux et les faibles sont déjà morts de faim et de soif.

La farine est rare et plus précieuse que l’or.

J’ai entendu une histoire à propos d’un homme, dans le nord, qui était parvenu récemment à mettre la main sur un sac de farine (dont le prix normal est de 8 dollars) et à qui on avait proposé des bijoux, des appareils électroniques et 2 500 dollars en liquide pour cette farine. Il avait refusé.

 

On se sent petit

Les gens de Rafah se sentent privilégiés de pouvoir disposer de farine et de riz. Ils vous le diront et vous vous sentirez humble parce qu’ils vous proposeront de partager le peux qu’ils ont.

Et vous vous sentirez honteux parce que vous savez que vos pouvez quitter Gaza et manger ensuite tout ce que vous voudrez. Vous vous sentirez petit, ici, parce que vous êtes incapable de faire une véritable brèche pour atténuer le manque et la perte catastrophiques et parce que vous comprendrez qu’ils sont mieux que vous ne l’êtes, puisque, d’une façon ou d’une autre, ils sont restés généreux et accueillants dans un monde qui, depuis très longtemps, manque particulièrement de générosité à leur égard et leur est on ne peut plus inhospitalier.

J’avais apporté le plus que je pouvais, payé des suppléments de bagages et de poids pour six sacs et en en remplissant douze de plus en Égypte. Ce que j’avais pris pour moi-même tenait largement dans le sac à dos que je portais.

J’avais eu la prévoyance d’apporter cinq gros paquets de café et il s’est avéré que ce fut le cadeau le plus populaire, pour mes amis ici. Préparer et servir le café à l’équipe qui m’entoure là où je suis est la chose que je préfère, pour la simple joie que semble apporter chaque petite gorgée.

Mais cela aussi va finir par s’épuiser.

Il est difficile de respirer

J’ai loué les services d’un chauffeur pour livrer sept lourdes valises de provisions à Nuseirat, et que l’homme a coltinées le long de quelques volées d’escaliers. Il m’a dit que porter ces bagages lui donnait l’impression d’être humain parce que c’était la première fois en quatre mois qu’il avait monté et descendu des escaliers.

Cela lui a rappelé qu’il vivait dans une maison au lieu de la tente dans laquelle il réside maintenant.

Il est difficile de respirer, ici, littéralement et métaphoriquement. Une brume stagnante faite de poussière, de pourriture et de désespoir enrobe l’air.

Les destructions sont si massives et persistantes que les fines particules de vie qu’on pulvérise n’ont pas le temps de retomber. La pénurie d’essence a forcé les gens à se rabattre sur du stéarate – de l’huile de cuisson usée à la combustion très polluante – pour remplir le réservoir de leur voiture.

Cela dégage une puanteur particulièrement nauséabonde et une espèce de film qui colle à l’air, aux cheveux, aux vêtements, à la gorge et aux poumons. Il m’a fallu un moment pour découvrir la source de cette odeur envahissante, mas il est facile d’en discerner d’autres.

La rareté de l’eau courante ou potable dégrade ce qu’il y a de meilleur en nous. Chacun fait de son mieux pour soi-même et ses enfants mais, au bout d’un moment, on laisse tomber.

Au bout d’un certain temps, l’indignité de la saleté est inévitable. Arrivé à certain moment, on attend tout simplement la mort, même si l’on attend également un cessez-le-feu.

Mais les gens ne savent pas ce qu’ils vont faire, après un cessez-le-feu.

Ils ont vu des photos de leurs quartiers. Quand de nouvelles images sont publiées de la région du nord, les gens se rassemblent pour tenter d’imaginer de quel quartier il s’agit, ou de qui était cette maison qui s’est muée en cet amas de décombres. Souvent ces vidéos proviennent de soldats israéliens qui occupent ou font sauter leurs maisons.

L’oblitération

J’ai parlé avec de nombreux survivants dégagés des ruines de leurs maisons. Ils racontent ce qui leur est arrivé, tout en restant impassibles, comme si ce n’était pas à eux que c’était arrivé ; comme si c’était la famille de quelqu’un d’autre qui avait été enterrée vive ; comme si leurs propres corps déchirés appartenaient à d’autres.

Les psychologues disent qu’il s’agit d’un mécanisme de défense, une sorte d’engourdissement de l’esprit par souci de survie. Les comptes viendront plus tard – s’ils survivent.

Mais comment faire ses comptes quand vous perdez votre famille tout entière, que vous voyez et sentez les corps se désintégrer autour de vous sous les décombres, alors que vous attendez les secours ou la mort ? Comment faire ses comptes avec l’oblitération totale de votre existence dans le monde – de votre maison, votre famille, vos amis, votre santé, tout votre quartier, votre pays ?

Aucune photo de votre famille, de votre mariage, de vos enfants ou de vos parents n’est restée ; même les tombes de vos êtres chers et de vos aïeux ont été nivelées au bulldozer. Tout cela alors que les forces et les voix les plus puissantes vous calomnient et vous reprochent votre triste sort.

Un génocide n’est pas qu’un assassinat massif. C’est une oblitération intentionnelle.

Des histoires. Des souvenirs, des livres et de la culture. ,

L’oblitération du potentiel d’un pays. L’oblitération de l’espoir en un lieu.

L’oblitération est l’élan qui pousse à la destruction des maisons, des écoles, des lieux de culte, des hôpitaux, des bibliothèques, des centres culturels, des centres de loisirs et des universités.

Le génocide est le démantèlement intentionnel de l’humanité d’autrui. C’est la réduction d’une société ancienne, fière, cultivée, au bon fonctionnement, en objets de charité sans le sou, forcés de manger l’indicible pour survivre ; de vivre dans la crasse et la maladie sans rien pouvoir espérer en dehors de la fin des bombes et des balles qui pleuvent sur leurs corps et les traversent en même temps que leurs vies, leurs histoires et leurs futurs.

Personne ne peut imaginer ou espérer ce qui pourrait venir après un cessez-le-feu. Le plafond de leur espoir, en ce moment, c’est de voir cesser les bombardements.

C’est une demande minimale. Une reconnaissance minimale de l’humanité palestinienne.

Malgré le fait qu’Israël coupe l’électricité et internet, les Palestiniens sont parvenus à faire voir en direct une image de leur propre génocide à un monde qui permet la poursuite de ce même génocide.

Mais l’histoire ne mentira pas. Elle rappellera qu’au 21e siècle, Israël a perpétré un holocauste.

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Publié le 6 mars 2024 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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Susan Abulhawa est née en 1967 en Palestine, de parents réfugiés de la guerre des Six-Jours.

Élevée en partie au Koweït, en Jordanie et dans la partie occupée de Jérusalem-Est, elle vit maintenant aux États-Unis.

Susan Abulhawa est l’auteur de « Les Matins de Jénine » (édité en français chez Buchet-Chastel en 2008), qui a remporté le Best Book Award 2007 dans la catégorie Fiction historique.

Elle est commentatrice politique, activiste pour les droits humains et fondatrice d’une organisation internationale pour la défense des enfants.

Son premier recueil de poésie « My voice sought the wind » est publié en 2013 chez Just World Books.

Sa deuxième publication en français, « Le Bleu entre le ciel et la mer » (« The Blue between Sky and Water »), est édité chez Denoël, en 2016.

Son dernier roman s’appelle Against the Loveless World. Bloomsbury et est édité chez Bloomsburry, Londres, en 2020

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