Poésie : “Mes excuses à tous ceux qui vivent au Liban” (June Jordan)

Dans « Apologies to All the People in Lebanon » (Mes excuses à tous ceux qui vivent au Liban), June Jordan engage sa propre complicité, en tant que contribuable, au nom de tout le peuple.
Ce texte satirique des plus cinglants dénonce les fausses excuses, le refus d’avouer et de témoigner sa solidarité, l’inanité des excuses face à cette invasion menée de façon brutale.

June Jordan a été l’une des premières féministes afro-américaines à témoigner sa solidarité en voyageant au Liban, en produisant une poésie envoûtante qui accusait de façon tranchante le gouvernement américain et ses citoyens de la violence qui régnait là.
(Thérèse Salibi)

Beyrouth 1982

Beyrouth 1982

“Mes excuses à tous ceux qui vivent au Liban”

Ce poème est dédié aux 600 000 Palestiniens, hommes, femmes et enfants qui ont vécu au Liban de 1948 à 1983.

Je ne savais pas
personne ne m’a rien dit
et que pouvais-je faire ou dire
de toute façon ?

Ils ont dit
que vous aviez abattu l’ambassadeur de Londres
et quand on a su que ce n’était pas vrai
ils ont dit
oui et alors ?

Ils ont dit
que vous aviez bombardé leurs villages au nord
et quand les forces de l’ONU ont dit que ce n’était pas vrai
parce que vous respectiez votre part du cessez-le-feu depuis plus d’un an
ils ont dit
oui et alors ?

Ils ont dit
qu’ils voulaient simplement délimiter
une zone tampon de 40 kilomètres
puis ils ont détruit votre distribution d’eau votre électricité
vos hôpitaux vos écoles vos grands-routes et vos routes secondaires
partout au nord de Beyrouth
parce que – ont-ils dit – telle était leur quête de paix

Ils ont fait sauter vos maisons et démoli les épiceries
bloqué la Croix-Rouge et jeté les médecins en prison
et ils ont envoyé des bombes à fragmentation
contre des fillettes et des garçons
dont les corps se sont gonflés tout violets tout noirs
pour atteindre deux fois leur taille normale
et ils ont arraché les fesses d’un bébé de quatre mois
puis ils ont dit que c’était un brillant succès militaire
et qu’ils avaient agi en état de légitime défense
et ils ont dit : C’est le concept le plus noble de l’humanité
Cela ne saute-t-il pas aux yeux ?

Ils avaient dit quelque chose comme plus jamais ça
puis ils ont fait de près d’un million d’êtres humains des sans-abri
en moins de trois semaines et ils ont tué ou mutilé
40 000 de vos hommes de vos femmes de vos enfants

Mais je ne savais pas
personne ne m’a rien dit
et que pouvais-je dire ou faire
de toute façon ?

Ils ont dit qu’ils étaient des victimes
Ils ont dit que vous étiez des Arabes
Ils ont dit de vos appartements et jardins
que c’étaient des bastions de la guérilla

Ils ont dit de la dévastation effroyable qu’ils avaient provoquée
que c’étaient les décombres
Puis ils vous ont dit de vous en aller
n’est-ce pas ?

Vous avez lu les tracts qu’ils ont largués
de leurs super chasseurs à réaction ?
Ils vous disaient de vous en aller
Cent trente-cinq mille Palestiniens à Beyrouth
et pourquoi ne suivez-vous pas ce conseil ?
Allez-vous-en !
Il y avait la Méditerranée :
Vous pouviez marcher dans l’eau
et y rester
Quel était le problème ?

Je ne savais pas
personne ne m’a rien dit
et que pouvais-je faire ou dire
de toute façon ?

Si, je savais que c’était l’argent que je gagnais avec mes poèmes
qui payait les bombes et les avions et les chars
qu’ils ont utilisés pour massacrer vos familles

Mais je ne suis pas quelqu’un de mauvais
Les gens de mon pays ne sont pas si mauvais

Vous ne devez pas espérer trop de choses
de ceux d’entre nous qui doivent payer des taxes
et qui regardent la TV américaine  

Vous voyez ce que je veux dire

Je suis désolée
Vraiment je suis désolée

« Apologies to all the People in Lebanon » (Mes excuses à tous ceux qui vivent au Liban) est tiré du recueil Directed By Desire: The Collected Poems of June Jordan (Port Townsend, WA: Copper Canyon Press, 2005). Copyright © 2005 par The June M. Jordan Literary Trust. Reproduit avec l’autorisation de The June M. Jordan Literary Trust, www.junejordan.com.

Traduction : Jean-Marie Flémal

June Jordan (1936 – 2002) était poétesse, activiste, journaliste, essayiste et enseignante ; elle s’identifiait comme bisexuelle dans ses écrits. Elle est née à Harlem en 1936, de parents migrants jamaïquains, qui l’ont élevée dans la section de Bedford-Stuyvesant de Brooklyn. Jordan était active dans la lutte pour les droits civiques, féministe, pacifiste et dans les mouvements lesbiens et gays. Tôt dans sa carrière, elle a aussi étudié l’architecture et le design. Elle a été l’auteure de plus de vingt-cinq œuvres majeures de poésie, fiction et essais, ainsi que de nombreux livres pour enfants. Elle a écrit des paroles souvent pour d’autres musiciens, ainsi que des pièces de théâtre et des comédies musicales. Son travail de journalisme a été largement publié dans les magazines et les journaux du monde entier, et elle était chroniqueuse régulière pour The Progressive.

Lisez également :

June Jordan : Chants de Palestine et du Liban

« Aller vers chez soi » (écrit après les massacres de Sabra et Chatila)

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