L’Espagne a-t-elle aidé Israël à interroger un journaliste palestinien ?

Un journaliste palestinien affirme qu’un agent du Mossad, le service israélien d’espionnage et d’assassinat international, l’a interrogé en   Espagne.  

Muath Hamed, journaliste palestinien, affirme avoir été interrogé par un individu qu’il croit être un agent israélien des renseignements en Espagne. (Photo : via Facebook)  

Muath Hamed, journaliste palestinien, affirme avoir été interrogé par un individu qu’il croit être un agent israélien des renseignements en Espagne. (Photo : via Facebook)  

Tamara Nassar, 28 avril 2021

Cet incident troublant soulève des questions quant à la complicité du gouvernement espagnol dans les violations par Israël des droits palestiniens.

En 2014, Muath Hamed, un journaliste d’Al Araby TV, dont le siège est à Londres, quittait Ramallah, en Cisjordanie occupée, pour s’installer en Turquie, où il allait passer cinq ans.

En mars 2019, il déménageait pour l’Espagne, où il est toujours demandeur d’asile.

En décembre 2019, il publiait un article sur le site internet al-Araby al-Jadeed, intitulé « Avec des documents à la clef (…) voici comment le Mossad cible les Palestiniens dans les pays européens ».

Il explique la façon dont Israël essaie de recruter des Palestiniens vivant en Europe pour en faire des collaborateurs. L’article fait ressortir de l’ombre un obscur réseau international de recrutement impliquant des organisations de façade et de fausses ONG islamiques.

Bien que l’article eût été rédigé un an plus tôt, Hamed avait décidé d’attendre d’être en Espagne pour le publier, et ce, pour des raisons de sécurité.  

Interrogé

Tout avait commencé quand Hamed avait été convoqué à un interrogatoire dans la ville de Bilbao, au Pays basque, par deux agents de la Guardia civil espagnole, Nicolas et Javier, en décembre 2020. Seuls ces deux prénoms lui avaient été communiqués.

Hamed a expliqué à The Electronic Intifada qu’on lui avait posé nombre de questions générales sur son travail, mais qu’il avait éprouvé des soupçons au moment où Javier lui avait posé une question bizarre.

Javier lui avait demandé quelle serait sa réaction s’il devait rencontrer l’ambassadeur d’Israël ou un agent des renseignements israéliens en Espagne, a rappelé Hamed. Il avait répondu qu’il ne ferait rien.

En février, Javier avait rappelé Hamed pour un nouvel interrogatoire.

Javier avait demandé à Hamed d’apporter un document de la Croix-Rouge confirmant qu’il avait été emprisonné par Israël d’avril 2004 à juillet 2005, comme l’avait rapporté le Comité de protection des journalistes (CPJ).

Hamed était arrivé au quartier général de la Guardia civil de la capitale espagnole le 11 février. Le guichet d’accueil à l’entrée du bâtiment avait refusé de contrôler sa carte d’identité ou d’enregistrer son nom dans le registre quotidien comme c’est l’usage habituellement, a expliqué Hamed à The Electronic Intifada.

Hamed a ajouté que le bâtiment était presque désert, puisqu’on était en dehors des heures de travail. Quelqu’un habillé en civil l’avait escorté jusque dans un local où il avait trouvé Javier et un autre homme vêtu en civil lui aussi.

Javier avait présenté Hamed à quelqu’un dont il avait dit qu’il était un agent belge des renseignements, d’origine palestinienne et appelé Omar.

Hamed avait été décontenancé et avait répondu qu’il n’avait jamais mis les pieds en Belgique et qu’il ne comprenait pas pourquoi un fonctionnaire belge devait être présent.

Quand Omar s’était mis à parler en arabe, Hamed avait immédiatement reconnu un accent bien distinct, commun au sein du personnel israélien des renseignements et de l’armée.

Du fait que Hamed avait été emprisonné à plusieurs reprises par les forces israéliennes d’occupation, cet accent lui était familier. Il lui était apparu clairement tout de suite qu’Omar était israélien.

Hamed avait répondu à Omar en hébreu, lui demandant s’il parlait cette langue.

Hamed se souvient que le visage de Javier avait tourné au rouge. Il lui avait dit que tout Palestinien entendant cet accent le reconnaîtrait aussitôt comme israélien, mais Javier avait insisté en disant que ce n’était pas le cas d’Omar.

Quand Hamed avait demandé aux deux hommes de lui montrer leurs papiers d’identité, ils avaient refusé de le faire.

Javier avait quitté la pièce après qu’Omar lui avait demandé de ramener du café et de l’eau. Il n’était pas revenu avant une bonne heure, estime Hamed.  

Puis, pendant toute cette heure, Omar avait interrogé Hamed. Celui-ci se rappelle qu’Omar avait admis qu’il était israélien.

Omar avait interrogé Hamed à propos de ses contacts en Turquie, dont certains étaient liés à des organisations politiques palestiniennes, à son travail journalistique, ainsi qu’à ses finances et à ses dettes.  

Omar avait également questionné Hamed à propos de l’article publié dans al-Araby al-Jadeed, en décembre 2019.

Hamed a expliqué à The Electronic Intifada qu’il s’était avéré qu’Omar connaissait l’identité de l’agent israélien qui avait été affublé du pseudonyme « Amir » dans l’article.

« Il connaissait les noms réels et cela me porte à croire qu’ils avaient piraté mon téléphone cellulaire »,

a déclaré Hamed au Comité de protection des journalistes.

Omar avait conclu la conversation en disant qu’il voulait revoir Hamed, peut-être à l’ambassade.

Hamed avait répondu en invoquant la mort du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, qui avait été assassiné, puis dépecé à l’ambassade d’Arabie saoudite à Istanbul, en octobre 2018.

Intimidation

Hamed pense que le but de l’affaire était de l’intimider.

« Le Mossad israélien est connu pour une chose : ses assassinats et ses enlèvements »,

a expliqué Hamed à The Electronic Intifada.

« Le but fondamental de tout cela était de me terroriser, de me faire comprendre que j’étais tenu à l’œil, qu’ils savaient tout de moi et que mes activités politiques et journalistiques se trouvaient sous leur microscope. »

Depuis lors, la famille de Hamed vit dans la crainte, sa femme a peur d’ouvrir sa porte à qui que ce soit.

Quand on lui demande si Omar a jamais exprimé des menaces ou des exigences, Hamed répond :

« Il m’a menacé de façon directe et indirecte. »

« Ne retourne pas en Palestine, reste-là, ne reviens pas »,

lui a dit Omar, rappelle Hamed.

Une activité téléphonique inhabituelle

En 2018, Hamed avait remarqué un comportement inhabituel sur son téléphone, dont un écho lorsqu’il faisait des appels.

Plus récemment, depuis janvier, Hamed a également remarqué des différences dans le fonctionnement de son téléphone après avoir reçu sur Skype un appel douteux d’une source qu’il n’avait pas reconnue, fait savoir le CPJ.  

Après cela, Hamed a déclaré que sa batterie se vidait rapidement, que son téléphone ralentissait et chauffait, et qu’on aurait dit que quelque chose était toujours en train de décharger.

Il a expliqué qu’il avait adressé un courriel à l’organisation canadienne de cybersécurité Citizen Lab en lui demandant qu’elle examine son téléphone, et en ajoutant qu’il attendait sa réponse.

Après que l’histoire de son interrogatoire avait été révélée, Citizen Lab avait pris contact avec Hamed et son téléphone est aujourd’hui en examen.

L’an dernier, Roger Torrent, le président du Parlement de Catalogne, a accusé le gouvernement espagnol d’utiliser un logiciel espion israélien pour pirater son téléphone.

L’an dernier également, ressort-il d’une enquête de The Guardian et d’El País, les téléphones d’un important homme politique catalan et de deux autres personnalités ont été infectés par des malwares israéliens.  

Le service de messagerie WhatsApp a averti Torrent de ce que son téléphone avait été piraté par Pegasus, qui avait tiré parti d’une très grande vulnérabilité pour installer des spywares dans des téléphones.  

Pegasus est une arme cybernétique sophistiquée produite par le fabricant israélien de logiciels espions NSO Group. Il permet à des opérateurs de pirater des smartphones à grande distance sans être détectés et d’extraire des quantités massives de données privées.

Étant donné l’insistance de NSO Group pour dire qu’il ne vend ses softwares qu’à des gouvernements, Torrent croit que le gouvernement espagnol est le principal suspect, dans ces piratages.

Appels à enquête

Hamed a rencontré les membres du Parlement national espagnol Lucía Muñoz Dalda et Antón Gómez-Reino le 14 avril afin de discuter de son interrogatoire par un possible agent israélien.  

 

Le CPJ a transmis les allégations de Hamed au ministère espagnol de l’Intérieur.

Selon l’organisation, le porte-parole du ministère a déclaré que

« le ministère n’avait aucune connaissance de la rencontre entre Hamed et quelqu’un soupçonné d’être un agent israélien, en dehors des allégations du journaliste publiées dans la presse ». 

Le ministère a également fait preuve de peu d’enthousiasme pour examiner l’affaire de plus près, prétendant – pour reprendre les termes du CPJ – qu’il

« était malaisé d’enquêter sur de telles allégations, parce qu’il n’existait pas de rapports officiels ».  

Le Syndicat des journalistes palestiniens invite le gouvernement espagnol à fournir une protection immédiate à Hamed et à sa famille et à garantir leur sécurité.

Le syndicat demande également que l’Espagne lance une enquête sérieuse sur l’interrogatoire de Hamed au quartier général de la Guardia civil.

Hamed a déclaré que son avocat avait introduit une plainte auprès de l’UNRWA, l’agence de l’ONU en charge des réfugiés palestiniens.


Publié le 28 avril 2021 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Lisez également : En Espagne, le Mossad agit comme en pays conquis

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